10/11/2013
Paul Éluard, La rose publique
Passer le temps
Un enfant grimpe à l'homme
Qui dit jeune dit seul
Comme une page blanche
Puisque tout a la forme de la nouveauté
Un enfant retentit du cri commun aux solitaires
Engagés douloureusement
Sur de longues artères d'ombre
Il prend soin de crier
Mais son œil est pareil à cette bouche de froid
[qu'on n'entend pas exploser
Pareil à cette bombe de larmes qu'on ne voit
[pas couler
Pluie espérée pluie en puissance
Grande pluie meurtrière
Des blés cassants comme des cruches
Sur mes colères
J'ignore toujours mon destin
Fillette aux seins de soie
Ai-je vieilli
Midi minuit
je m'endors je m'éveille
En caressant tout doucement
Une bonne loutre vertueuse
Qui résiste à tous les poisons.
Paul Éluard, La rose publique, dans Œuvres I, édition
établie et annotée par Marcelle Dumas et Lucien
Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968,
p. 434-435.
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09/11/2013
Robert Desnos, Sirène Anémone, dans Domaine public
Sirène Anémone
Qui donc pourrait me voir
Moi la flamme étrangère
L'anémone du soir
Fleurit sous mes fougères
Ô fougères mes mains
Hors l'armure brisée
Sur le bord des chemins
En ordre sont dressées
Et la nuit s'exagère
Au brasier de la rouille
Tandis que les fougères
Vont aux écrins de houille
L'anémone des cieux
Fleurit sur mes parterres
Fleurit encore aux yeux
À l'ombre des paupières
Anémone des nuits
Qui plonge ses racines
Dans l'eau creuse des puits
Aux ténèbres des mines
Poseraient-ils leurs pieds
Sur le chemin sonore
Où se niche l'acier
Aux ailes de phosphore
Verraient-ils les mineurs
Constellés d'anthracite
Paraître l'astre en fleur
Dans un ciel en faillite
En cet astre qui luit
S'incarne la sirène
L'anémone des nuits
Fleurit sur son domaine
Alors que s'ébranlaient avec des cris d'orage
Les puissances Vertige au verger des éclairs
La sirène dardée à la proue d'un sillage
Vers la lune chanta la romance de fer
[...]
Robert Desnos, Sirène Anémone, dans Domaine public,
"Le Point du jour", Gallimard, 1953, p. 155-156.
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08/11/2013
Albert Camus, Carnets I, mars 1935-février 1942
mars 1936
Si le temps coule si vite, c'est qu'on n'y répand pas de points de repères. Ainsi de la lune au zénith et à l'horizon. C'est pourquoi ces années de jeunesse sont si longues parce que si pleines, années de vieillesse si courtes parce que déjà constituées. Remarquer par exemple qu'il est presque impossible de regarder une aiguille tourner cinq minutes sur un cadran tant la chose est longue et exaspérante.
mai 1936
Et les voilà qui meuglent : je suis immoraliste.
Traduction : j'ai besoin de me donner une morale. Avoue-le donc, imbécile. Moi aussi.
Intellectuel ? Oui. Et ne jamais renier. Intellectuel = celui qui se dédouble. Ça me plaît. Je suis content d'être les deux. "Si ça peut s'unir ?" Question pratique. Il faut s'y mettre. "Je méprise l'intelligence" signifie en réalité : je ne peux supporter mes doutes".
avril 1937
Le besoin d'avoir raison, marque d'esprit vulgaire.
juin 1937
Combat tragique du monde souffrant. Futilité du problème de l'immortalité. Ce qui nous intéresse, c'est notre destinée, oui. Mais non pas "après, "avant".
Albert Camus, Carnets I, mai 1935-février 1942, Folio / Gallimard, 2013 [1962], p. 24, 33, 33, 39, 43.
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07/11/2013
Thomas Bernhard, "Retrouvailles", dans Goethe se mheurt [sic]
(...) Tant que nous avons vécu chez nos parents, nous étions en réalité enfermés dans deux cachots, et lorsque l'un de nous croyait être enfermé dans le cachot le plus terrible des deux, l'autre avait tôt fait de le détromper en rapportant que le sien était bien plus terrible. Les maisons familiales sont toujours des cachots, rares sont ceux qui parviennent à s'en évader, lui dis-je, la majorité, c'est-à-dire quelque chose comme quatre-vingt-dix-huit pour cent, je pense, reste enfermée à vie dans ce cachot, où elle est minée jusqu'à l'anéantissement, jusqu'à mourir entre ses murs. Mais moi, je me suis évadé, lui dis-je, à l'âge de seize ans je me suis évadé de ce cachot, et depuis je suis en fuite. Ses parents m'avaient toujours prouvé à quel point les parents peuvent être cruels, tandis que, réciproquement, les miens lui avaient toujours prouvé à quel point les parents peuvent être atroces. Lorsque nous nous retrouvions à mi-chemin entre nos maisons parentales, lui dis-je, sur le banc à l'ombre de l'if, je ne sais plus si tu t'en souviens, nous parlions chaque fois de nos cachots familiaux et de l'impossibilité d'y échapper, nous échafaudions des plans, uniquement pour les rejeter aussitôt comme totalement chimériques, sans cesse nous évoquions le renforcement continu du mécanisme répressif de nos parents, contre lequel il n'y avait aucun remède.
[...]
Thomas Bernhard, "Retrouvailles", dans Goethe se meurt, récits, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Gallimard, p. 11-13.
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06/11/2013
Emmanuel Laugier, ltmw
XX
La douceur du voir est allongement
aux bras que tu passes
rien ne s'ajoute
le ça le calme de la citerne
le velours des feuilles du plaqueminier
n'y sont que subalterne idée de repos
*
XXI
letters to my wife virevoltent
sur un torse nu
de quelques branches basses consolées
*
XXII
émi en contre-plongée fait son cinéma
en plans rapprochés
doucement sa tête tourne
léger est l'ovale qui perce ses lèvres
dans le presque abandon
et si je me laisse voir
autant que elle me serre
entre ses jambes hautes
ne cesse de jouer satie pour nous qui passons
*
XXIII
je reviens aux lèvres d'émi
descriptif pas imaginable de l'enchanteur
elle regarde bras ouverts en v
mais que me dit-elle vraiment : de ses deux lèvres
ouvertes l'à peine sourire
ne parle pas
ainsi le ravin d'herbe verte se couche
il faut courir avant tout et rouler dans le revoir
d'un « verbe à cheval »
Emmanuel Laugier, ltmw, NOUS, 2013, p. 28-31.
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05/11/2013
Christine Caillon, Kikie Crêvecœur, Autobiographie en arbres
Bernini, Apollon et Daphné
il y a la taille mince du cyprès
les glands du chêne
noirs
gommeux
la peau de Daphné avant le laurier
me paradis perdu — paraît-il —
un jardin
il y a la fleur de grenadier
la gouge rouge
qui éclate et défigure comme
un vœu —
on peut toujours rêver
il y a le grenadier — toujours lui
comme un champ de coquelicots
en plein ciel
mais la pointe assassine
par-delà le bois de promesse
j'entends les bancs les charpentes,
les feuilles, ma feuille — les forêts d'allées de bois
il y a la pierre pour soulever le sol — voir
sentir — griffer —
entailler l'arbre
pour faire du temps autre chose que du vent
l'idée d'arbre commence par la forme
pour la comprendre
il faut la couvrir d'empreintes, la sentir,
le nez à la place des mains
il faut humer son regard
c'est la seule façon
jusqu'où sommes nous capables de ne pas
voir
Christine Caillon, Kikie Crêvecœur, Autobiographie
en arbres, préface de Jean-Louis Giovannoni, La
Pierre d'Alun, 2013, p. 13-14.
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04/11/2013
Henri Michaux, Connaissance par les gouffres
I. Comment agissent les drogues
Les drogues nous ennuient avec leur paradis.
Qu'elles nous donnent plutôt un peu de savoir.
Nous ne sommes pas un siècle à paradis.
Toute drogue modifie vos appuis. L'appui que vous preniez sur vos sens, l'appui que vos sens prenaient sur le monde, l'appui que vous preniez sur votre impression générale. Ils cèdent. Une vaste redistribution de la sensibilité se fait, qui rend tut bizarre, une complexe, continuelle redistribution de la sensibilité. Vous sentez moins ici et davantage là. Où « ici» ? Où « là » ? Dans des dizaines d'« ici», dans des dizaines de « là », que vous ne vous connaissiez pas, que vous ne reconnaissez pas. Zones obscures qui étaient claires. Zones légères qui étaient lourdes. Ce n'est plus à vous que vous aboutissez, et la réalité, les objets mêmes, perdent leur asse et leur raideur, cessent d'opposer une résistance sérieuse à l'omniprésente mobilité transformatrice.
Des abandons paraissent, de petits (la drogue vous chatouille d'abandons), de grands aussi. Certains s'y plaisent. Paradis, c'est-à-dire abandon. Vous subissez de multiples, de différentes invitations à lâcher... Voilà ce que les drogues fortes ont en commun et aussi que c'est toujours le cerveau qui prend les coups, qui observe ses coulisses, ses ficelles, qui joue petit et grand jeu, et qui, ensuite, prend du recul, un singulier recul.
Henri Michaux, Connaissance par les gouffres (1967), dans Œvvres poétiques, III, édition établie par Raymond Bellour et Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 3.
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03/11/2013
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé
Lions en cage
Nous sommes plusieurs lions ensemble, la peau rase, plutôt lourd et marchant de long en large comme nous faisons lorsque nous sommes enfermés. Pourtant pas d'enceinte qui soit visible.
Chacun sur ses gardes. C'est vite reçu un coup de patte. Il faut montrer qu'on est prêt à la riposte. Sinon, on ne les tient pas en respect. Car le lieu renfermé énerve.
Lion avec trois lions (ou quatre) et avec eux à l'aise. À un moment, j'avais eu, sans m'en rendre compte sur le champ, une réflexion d'étranger, c'est que marchant avec des lions, il ne faut jamais mettre une jambe trop en avant, tentation alors excessive pour le lion le plus proche de détacher davantage ce morceau appétissant qu'il voit déjà si détaché.
Restait-il de l'homme en moi si je devais faire attention à pareille chose ?
Fait remarqué déjà plusieurs fois : il peut y avoir fluctuation, lion par moments, et homme à d'autres et dans le même rêve.
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé (1969), dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 489.
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02/11/2013
Henri Michaux, L'étang
L'étang
Donne-lui un homme et du temps, il en fait un cadavre, puis il le rejette sur ses bords.
Il le gonfle puis il le rejette.
Lui demeure.
On avait établi des bancs aux alentours où l'on peut s'asseoir.
Ceux qui étaient fatigués venaient auprès de lui fumer de longues pipes.
Un château fut bâti en face.
Ceux qui désormais sont seuls aussi et orphelins et les oisifs volontiers s'approchent de lui qui ne fait rien et les mécontents l'entretiennent des causes de leur spleen, certains disaient, si j'étais noyé, si j'étais cadavre, je serais peut-être plus heureux, et ils réfléchissaient.
D'autres lui jetaient des mottes, des mottes de terre pour colorer sa face.
Il pourrissait les feuilles tombées petit à petit, mais ne sollicitait pas les feuilles encore à l'arbre.
De peu d'utilité à cause de son éloignement, on eût voulu l'approcher plus du village.
Mais voilà, quel charretier s'en serait chargé ?
Et il demeurait.
Il était là et ne venait à personne, ne cherchait point à courir, à souffler, psy, bschu, bschu...
comme l'eau de la rivière qui progresse sur les cailloux, ne recherche pas d'autres poissons que les siens.
Il demeurait.
[...]
Henri Michaux, Textes restés inédits du vivant de Michaux, dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 1417.
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01/11/2013
Étienne Faure, Ciné plage
Ciné plage
À rouler vite un soir vers l'ouest
à la clameur de sang, la nuit ne parvint pas à tomber
comme on atteignait la jetée rouge encore,
puis réveillé au matin par la rade
sans même ouvrit l'œil on voyait le livre
entrebâillé des mouettes qui se profilent
au-dessus du poisson mort fraîchement débarqué,
tous les transports, cliquetis du port
on voyait cela, c'était le monde,
et plus tard après avoir réglé sa nuit,
ouï doléances — le climat des affaires —
on s'attachait, l'oreille à l'air libre,
aux vies qu'on entend sur la plage,
la tête renversée comme un sablier
à écouter dans un coquillage avec les souffrances
du vent engouffré, tout ce qui fuit, par bonheur les mots
qui s'écoulent, périssables
un w.e. à la mer
*
Poli, dépoli sauf en son cœur,
le tesson après plusieurs marées
e renvoie plus sur la plage aucun vif,
mat à l'extérieur mais lucide à travers
son état de fragment revenu, silice,
à même le sable à l'origine
de sa présence ici avant fusion,
s'expose au risque du ressac
et à s'amenuiser encore jusqu'au grain
pour l'heure offrant l'humide éclat
sitôt sec terni
d'une bouteille à la mer jetée
après ébriété, vide,
hormis en son dedans les mots
qu'il fallut écrire en des temps d'extrême
isolement.
débris sur l'île
Étienne Faure, "Ciné plage", dans Rehauts,
n° 31, avril 2013, p. 63 et 67.
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31/10/2013
Rachel Blau Duplessis, Brouillons, traduction Auxeméry
Brouillon 42 : Épître, Studios
Quelque part entre jouer et jouir se trouve le plaisir
forer la langue, former les lettres
écriture en parallèle
d'embardées, lexiques qui se rencontrent, ou non.
Nous nous écrivons — l'un à l'autre ?
mais ruban courbe, c'est une drôle de lumière qui réfléchit.
Nappe de brouillard, tu me racontes des bribes de vie passée et [ m'annonces
un socked in sky, tu dis « ciel bouché », liège à bouchon,
c'est le temps gris de La Rochelle, et le voilà qui arrive,
brume de mer sur l'Italie — rosée tremblante.
Nous nous connaissons à peine.
En fait.
Et quand tu m'écris ce que tu
penses que je vois en ce moment
depuis le fenêtre de mon studio de pierre
« me préparant un futur souvenir »
c'est là ton mémoire non écrit d'Italie
afin de conjurer ce qui n'est
pas encore advenu en un jour en un lieu —
et tu as en partie raison !
[...]
Rachel Blau Duplessis, Brouillons, traduction de l'anglais (États-Unis) et présentation par Auxeméry, avec la collaboration de Chris Tysh, Corti, 2013, p. 106.
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30/10/2013
Georges Didi-Huberman, Soulèvements poétiques (poésie, savoir, imagination)
Le poème comme don de mots-voyances
Séparément, sans doute, les mots sont aveugles. Mais certaines façons de les agencer, certaines tournures pour leur faire prendre position, certaines phrases en somme, sont capables de devenir voyances. Ce n'est pas le seul mot pan qui nous fait voir quelque chose dans la peinture de Vermeer depuis le texte de Marcel Proust, ce n'est pas le seul mot rigole qui nous fait voir quelque chose dans la peinture de Rembrandt depuis le texte de Jean Genet : mais la façon de montage rythmique de la langue que ces mots, aux bons moments, viennent scander. Ayant compris assez vite que regarder n'était pas simplement une affaire optique puisqu'on regarde aussi avec des phrases, j'ai construit toutes mes tentatives, toutes mes approches — historiques ou philosophiques — de l'image, à travers une heuristique de la langue descriptive et théorique, un jeu constant pour sortir des conventions littéraires où les discours sur l'art, depuis l'ekphrasis antique, se sont trop souvent enfermés.
J'ai donc lu et relu les lettres fameuses où Arthur Rimbaud, en 1871, dit et répète à l'envi qu'il s'agit en poésie de « trouver une langue [pour] être voyant. [...] se faire voyant. [...] se rendre voyant » et parvenir — « un jour, j'espère » — à ce qu'il nomme carrément une « poésie objective ». Pendant des années je n'ai pas commencé un seul de mes textes sans avoir relu préalablement quelque texte de Charles Baudelaire. Il ne s'agissait pas de citer des poèmes en exergue comme on met une cerise sur le gâteau de la pensée philosophique : il s'agissait de regarder une image avec les mots d'un poète que cette image me semblait particulièrement appeler. Ce que, vis-à-vis des usages différents qui ont cours dans l'histoire ou la critique d'art je n'ai pu que modestement nommer des "fables". Ainsi pour phraser mon regard des empreintes de cendre inventées par Claudio Parmiggiani, il m'a fallu "suivre de la langue" — comme on dit "suivre du regard" — des phrases trouvées dans Lucrèce (cet homme qui a eu l'audace unique en Occident d'exposer un système philosophique complet sous la forme d'un seul, fût-il gigantesque, poème).
Georges Didi-Huberman, "Soulèvements poétiques (poésie, savoir, imagination)", dans PO&SIE, n° 143, juin 2013, p. 154-155.
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29/10/2013
Mary Oliver, "Wild Geese", dans Dream Work
Les oies sauvages
Vous n’avez pas à être sages.
Vous n’avez pas à traverser à genoux
des centaines de kilomètres de désert, en repentance.
Vous avez juste à laisser le doux animal de votre corps
aimer ce qu’il aime.
Parlez-moi du désespoir, le vôtre, je vous parlerai du mien.
Pendant ce temps le monde avance.
Pendant ce temps le soleil et les limpides galets de pluie
traversent les paysages,
survolent les plaines et les forêts profondes,
les montagnes et les rivières.
Pendant ce temps les oies sauvages, là-haut dans le pur air bleu,
sont sur le chemin du retour.
Qui que vous soyez, en quelque solitude,
le monde s’offre à votre imagination,
vous appelle comme les oies sauvages, rude et passionnant —
et indéfiniment signale votre place
dans la famille des choses.
*
Wild Geese
You do not have to be good.
You do not have to walk on your knees
for a hundred miles through the desert, repenting.
You only have to let the soft animal of your body
love what it loves.
Tell me about despair, yours, and I will tell you mine.
Meanwhile the world goes on.
Meanwhile the sun and the clear pebbles of the rain
are moving across the landscapes,
over the prairies and the deep trees,
the mountains and the rivers.
Meanwhile the wild geese, high in the clean blue air,
are heading home again.
Whoever you are, no matter how lonely,
the world offers itself to your imagination,
calls to you like the wild geese, harsh and exciting —
over and over announcing your place
in the family of things.
Mary Oliver, "Wild Geese", extrait de Dream Work, The Atlantic Monthly Press, 1986, p. 14. Traduction inédite de Chantal Tanet et Melissa Nickerson.
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28/10/2013
Franck André Jamme, au secret
l'odeur d'Éros
bien sûr
l'esprit
capable
de revêtir dans l'eau
un corps si singulier
et cet attrait
pourtant
pour un étrange sentiment
d'indifférence
ou bien d'absence
absolument phosphorescent
*
les mille reflets encore
dans la pupille
des presque morts
le constat
qu'au premier plan
de notre vison
déambulent les phénomènes
d'extrême violence
l'envie pourtant
de vous embrasser
constamment
Franck André Jamme, au secret, dessins de jan voss,
éditions isabelle sauvage, 2010, p. 44 et 92.
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27/10/2013
Paul Claudel, Connaissance de l'Est
Octobre
C'est en vain que je vois les arbres toujours verts.
Qu'une funèbre brume l'ensevelisse, ou que la longue sérénité du ciel l'efface, l'an n'est pas d'un jour moins près du fatal solstice. Ni ce soleil ne me déçoit, ni l'opulence au loin de la contrée ; voici je ne sais quoi de trop calme, un repos tel que le réveil est exclu. Le grillon à peine a commencé son cri qu'il s'arrête ; de peur d'excéder parmi la plénitude qui est seul manque du droit de parler, et l'on dirait que seulement dans la solennelle sécurité de ces campagnes d'or il soit licite de pénétrer d'un pied nu. Non, ceci qui est derrière moi sur l'immense moisson ne jette plus la même lumière, et selon que le chemin m'emmène par la paille, soit qu'ici je tourne le coin d'une mare, soit que je découvre un village, m'éloignant du soleil, je tourne mon visage vers cette lune large et pâle qu'on voit pendant le jour.
Ce fut au moment de sortir des graves oliviers, où je vis s'ouvrir devant moi la plaine radieuse jusqu'aux barrières de la montagne, que le mot d'introduction me fut communiqué. Ô derniers fruits d'une saison condamnée ! dans cet achèvement du jour, maturité suprême de l'année irrévocable. C'en est fait.
Les mains impatientes de l'hiver ne viendront point dépouiller la terre avec barbarie. Point de vents qui arrachent, point de coupantes gelées, point d'eaux qui noient. Mais plus tendrement qu'en mai, ou lorsque l'insatiable juin adhère à la source de la vie dans la possession de la douzième heure, le Ciel sourit à la Terre avec un ineffable amour. Voici, comme le cœur qui cède à un conseil continuel, le consentement ; le grain se sépare de l'épi, le fruit quitte l'arbre, la Terre fait petit à petit délaissement à l'invisible solliciteur de tout, la mort desserre une main trop pleine ! Cette parole qu'elle entend maintenant est plus sainte que celle du jour de ses noces, plus profonde, plus tendre, plus riche : C'en est fait ! l'oiseau dort, l'arbre s'endort dans l'ombre qui l'atteint, le soleil au niveau du sol le couvre d'un rayon égal, le jour est fini, l'année est consommée? À la céleste interrogation cette réponse amoureusement C'en est fait est répondue.
[octobre 1896]
Paul Claudel, Connaissance de l'Est [1900], suivi de L'oiseau noir dans le soleil levant [1929], préface de Jacques Petit, Poésie / Gallimard, 1974, p. 66-67.
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