08/01/2014
Paul Celan, Poèmes, traduction André du Bouchet
En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan
Parler, la grille
Œil-le-rond entre les ferrures.
Paupières, cillant,
qui rames amont,
élargis ce regard.
Iris, nageur, rogue et sans rêve :
le ciel, cœur gris, n'est pas loin.
Déclive, à ce bec du métal,
l'écharde charbonne.
Où la lumière tire,
tu devines l'âme.
(Si j'étais semblable à toi. Toi-même, à moi.
Ne sommes-nous pas debout
dans un même alizé ?
Nous sommes étrangers.)
Les dalles. Dessus,
entreserrées, l'une et l'autre
flaques gris-cœur :
deux fois
se taire plein la bouche.
*
Sprachgitter
Augenrund zwischen den Stäben
Flimmertier Lid
rudert nach oben,
gibt einen Blick frei.
Iris, Schwimmerin, traumlos und trüb :
der Himmel, herzgrau, muss nah sein.
Schräg, in der eisernen Tülle,
der blakende Span.
Am Lichtsinn
errätst du die Seele.
(Wär ich wie du. Wärst du wie ich.
Standen wir nicht
unter einem Passat ?
Wir sind Fremde.)
Die Fliesen. Darauf,
dicht beieinander, die beiden
herzgrauen Lachen
zwei
Mundwoll Schweigen.
Paul Celan, Poèmes, traduits par André du
Bouchet, Clivages, 1978, n. p.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Celan Paul | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul celan, parler, la grille, andré du bouchet, toi, regard | Facebook |
07/01/2014
Paul Celan, Enclos du temps, traduit par Martine Broda
En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan
Mon
âme inclinée vers toi
t'entend
orager,
dans le creux de ton cou mon étoile
apprend comme on sombre
et devient vraie,
des doigts, je la tire au dehors —
viens, entends-toi avec elle,
encore aujourd'hui.
Meine
dir zugewinkelte Seele
hört dich
gewittern,
in deiner Halsgrube lernt
mein Stern, wie man wegsackt
und wahr wird,
ich fingre ihn wieder heraus —
komm, besprich dich mit ihm,
noch heute.
Paul Celan, Enclos du temps, traduit par
Martine Broda, Clivages, 1985, n. p.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Celan Paul | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul celan, enclos du temps, traduit par martine broda, amour, étoile | Facebook |
06/01/2014
Henri Thomas, Poésies, préface de Jacques Brenner
Chauve-souris
La fadeur qui s’en va de la femme endormie
me poursuit vaguement, inquiétant ma vie.
Ce début de poème exprime une tristesse
si confuse qu’un rien la changerait en liesse.
Pourquoi liesse, pourquoi tristesse, pourquoi
ne pas rester tranquille et fort et sûr de soi ?
Un rameau monte de la plaine du sommeil,
c’est le jour, ébloui de renaître pareil.
M’envoler dans ce monde à l’énorme ramure,
aigle ou petit oiseau, quelle belle aventure !
Hélas, chauve-souris de cette voûte obscure,
je dors, alors que s’ensoleille la nature.
L’homme divers, comme un miroir qui bougerait
me fait peur, et la femme aux humides attraits
m’emmène au loin au pays des faibles cris,
des mensonges, et des fatigues de midi.
Le jour s’éteint, salut, crépuscule banal,
il est temps de glisser vers le monde infernal.
Henri Thomas, Poésies, préface de Jacques Brenner, Poésie / Gallimard, 1970, p. 161.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : henri thomas, poésies, préface de jacques brenner, chauve-souris, femme, mensonge, tristesse | Facebook |
05/01/2014
Samuel Beckett, Cap au pire
Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore.
Dire pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit.
Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins. Un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être. Où bouger. D’où sortir. Où retourner. Non. Nulle sortie. Nul retour. Rien que là. Rester là. Là encore. Sans bouger.
Tout jadis. Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.
D’abord le corps. Non. D’abord le lieu. Non. D’abord les deux. Tantôt l’un ou l’autre. Tantôt l’autre ou l’un. Dégoûté de l’un essayer l’autre. Dégoûté de l’autre retour au dégoût de l’un. Encore et encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’au dégoût des deux. Vomir et partir. Là où ni l’un ni l’autre. Jusqu’au dégoût de là. Vomir et revenir. Le corps encore. Où nul. Le lieu encore. Où nul. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. Jusqu’à être dégoûté pour de bon. Vomir pour de bon. Partir pour de bon. Là où ni l’un ni l’autre pour de bon. Une bonne fois pour toutes pour de bon.
Samuel Beckett, Cap au pire, traduit de l’anglais par Édith Fournier, éditions de Minuit, 1991, p. 7-9.
*
On. Say on. Be said on. Somehow on. Till nohow on. Said nohow on.
Say for be said . Missaid. From now say for be missaid.
Say a body. Where none. No mind. Where none. That at least. A place. Where none. For the body. To be in. Move in. Out of. Back into. No. No out. No back. Only in. Stay in. On in. Still.
All of old. Nothing else ever. Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better.
First the body. No. First the place. No. First both. Now either. Now the other. Sick of the either try the other. Sick of it back sick of the either. So on. Somehow on. Till sick of both. Throw up and go. Where neither. Till sick of there. Throw up and back. The body again. Where none. The place again. Where none. Try again. Fail again. Better again. Or better worse. Fail worse again. Still worse again. Till sick for good. Throw up for good. Go for good. Where neither for good. Good and all.
Samuel Beckett, Worstward Ho, London, John Calder, 1983, p. 7-8.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Beckett Samuel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : samuel beckett, cap au pire, corps, dire, dégoût | Facebook |
04/01/2014
Pierre Jean Jouve, Danse des morts
Pour "commémorer" la boucherie de 1914-1918 (4)
Cadavres
La Mort
Mes cadavres, mes cadavres !
Rampe, ta chair à demi morte,
Combattants d'hier,
Sur ce terrain-là.
Le reconnais-tu ?
Tu y courus, bête sauvage.
— Et regarde :
Cadavres, cadavres !
Des horizons et des marées !
Pacifiés, déchiquetés, les vieux, les jeunes,
Épaisseurs sur épaisseurs dans la terre cadavéreuse,
Brassés par la pluie,
Arrachés par celui qui passe,
Et labourés, et retournés,
Chaque jours par les obus tenaces,
Morts que la mort tue, fusille, crève et fait éclater
Encore !
Ceux de six mois, ceux de deux jours,
Et des terrains morts qui reviennent à l'air ;
Le compagnon qui rigolait la veille :
« T'en fais pas »,
Le voilà,
Torse planté en terre, et la tête penchée,
Avec le ver de ses lèvres entre ses joues,
Te regardant, d'un regard clair !
Restes séchés
Sur les plateaux, pendus aux réseaux de fer.
Par un seul jet de mitrailleuse, hachés ;
Des têtes noires, grouillant de vers,
Fémurs, dents pointues et képis,
Dans un bitume de terre paisible
Qui dévore...
Et les moins anciens, avec leurs rats sous eux,
Et les neufs, figures vertes, puanteur...
Pierre Jean Jouve, Danse des morts [1917], dans Œuvre I,
édition établie par Jean Starobinski, Mercure de
France, 1987, p. 1591-1592.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre jean jouve, danse des morts, cadavres, boue, puanteur | Facebook |
03/01/2014
Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir
Ode
Un Corbeau devant moi croasse,
Une ombre offusque mes regards,
Deux belettes et deux renards
Traversent l’endroit où je passe :
Les pieds faillent à mon cheval,
Mon laquais tombe du haut mal,
J’entends craqueter le tonnerre,
Un esprit se présente à moi,
J’ois Charon qui m’appelle à soi,
Je vois le centre de la terre.
Ce ruisseau remonte en sa source,
Un bœuf gravit sur un clocher,
Le sang coule de ce rocher,
Un aspic s’accouple d’une ourse,
Sur le haut d’une vieille tour
Un serpent déchire un vautour,
Le feu brûle dedans la glace,
Le Soleil est devenu noir,
Je vois la Lune qui va choir,
Cet arbre est sorti de sa place.
Le monde renversé
Sonnet
L’autre jour inspiré d’une divine flamme,
J’entrai dedans un temple, où tout religieux
Examinant de près mes actes vicieux,
Un repentir profond fit soupirer mon âme.
Tandis qu’à mon secours tous les Dieux je réclame,
Je vois venir Phyllis : quand j’aperçus ses yeux
Je m’écriai tout haut : ce sont ici mes Dieux,
Ce temple, et cet Autel appartient à ma Dame.
Le Dieux injuriés de ce crime d’amour
Conspirent par vengeance à me ravir le jour ;
Mais que sans plus tarder leur flamme me confonde.
Ô mort, quand tu voudras je suis prêt à partir ;
Car je suis assuré que je mourrai martyr,
Pour avoir adoré le plus bel œil du monde.
Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir, Œuvres choisies, édition présentée et établie par Jean-Pierre Chauveau, Poésie / Gallimard, 2002, p. 88 et 90.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : théophile de viau, après m’avoir fait tant mourir, sonnet, le monde renversé, amour, désir | Facebook |
02/01/2014
Maurice Genevoix, La ferveur du souvenir
Pour "commémorer" la boucherie de 1914 (3)
J'ai parlé de quelques souvenirs [...]. Souvenirs du front d'abord, et plus précisément d'un secteur, l'un de ces secteurs circonscrits que l'on se voyait attribué comme par un tirage au sort. J'en sais un où mon régiment, après un hiver dans la boue, a connu deux mois de carnages à peu près ininterrompus1, où le "tour" des relevés, impitoyablement, à des intervalles fatidiques, a ramené les mêmes hommes dans les mêmes tranchées bouleversées, refaites, redémolies encore, de relève en relève, regorgeant de morts plus nombreux, tous connus, tous fraternels, peu à peu pourrissants sous nos yeux, à nos côtés, mais toujours reconnaissables. Et je retrouverais, sans contraindre beaucoup ma mémoire, le mouvement, l'accent, les termes mêmes des lettres que j'écrivais alors, m'indignant de cette "méconnaissance" de l'homme aux prises avec les réalités du combat, qui conduisait le haut commandement à de pareilles aberrations.
C'était comme s'il eût retiré à chaque vivant sa dernière chance, prononcé un verdict de condamnation sans appel. À quoi bon ce sursaut d'espoir, cette ivresse de respirer encore qui saisissait chaque survivant au sortir de chaque bataille, si c'était pour se voir ramené à date fixe, inexorablement, vers la même boue, les mêmes cadavres, les mêmes batteries exactement pointées, réglées, le même massacre en quelque sorte familier, qui resserrait, précisait, multipliait et renouvelait ses coups de manière à n'épargner personne ? À la longue, qui eût pu y tenir, réprimer jusqu'au bout en soi-même les sursauts de la bête vivante, et qui savait ?
Maurice Genevoix, La ferveur du souvenir, La Table ronde, 2013, p. 112-113.
1.Les Éparges, entre janvier et avril 1915.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : maurice genevoix, la ferveur du souvenir, guerre de1914, les éparges, tranchée, massacre | Facebook |
01/01/2014
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps
Étranges étrangers
Étranges étrangers
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes des pays loin
cobayes des colonies
doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d'Italie
Boumians de la porte Saint-Ouen
Apatrides d'Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais, du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue, soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou du cap Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir d ela vôtre
la liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d'une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet
Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d'or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd'hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, Gallimard,
1955, p. 29-31.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques prévert, la pluie et le beau temps, étranges étrangers, colonies, rejet | Facebook |
31/12/2013
Maurice Genevoix, Paul Dupuy, Correspondance
Maurice Genevoix en 1914
Pour "commémorer" la boucherie de 14-18...(2)
Maurice Genevoix à Paul Dupuy, 17 avril [1915]
[...] Nous avons souffert autant que les autres. Ce qui fut le plus dur de l'épreuve, ce qui a fait que nos soldats sont vraiment héroïques, c'est la boue. La boue dans laquelle nous avons vécu pendant les mois d'hiver, la boue que les premiers soleils avaient séchée, la boue qui avait réapparu la veille de notre attaque, plus épaisse et collante que jamais, on eût dit que nous nous retrouvions nous-mêmes, fangeux des pieds à la tête, à l'heure où nous devions nous battre, les cartouches terreuses, des fusils dont le mécanisme englué ne fonctionnait plus, les hommes pissaient dessus pour les rendre utilisables. Nous avons perdu deux fois des tranchées prises, parce qu'il nous était impossible d'arrêter les Boches par le feu. Ils arrivaient à vingt mètres sans être inquiétés, lançaient des grenades et tiraient sur tout homme qui se montrait, jusqu'à ce que la position devînt intenable. Quand ils s'y étaient réinstallés, les nôtres contre-attaquaient.
Le 3, le 4 avril nous étions déjà dans les tranchées, tous les hommes en ligne de nuit ; ils se sont reposés un peu dans la journée du 4 : c'est tout. Le 4 au soir, ils étaient tous là-haut. Ils y sont tous restés de la boue jusqu'aux cuisses, jusqu'au milieu de la nuit du 10 au 11.
Et continuellement des obus pleuvaient ; et le canon revolver de Combes démolissait les parapets de la tranchée, qu'inlassablement nous refaisions avec des sacs à terre. Par crises, les gros arrivaient, éclatant avec un fracas énorme et projetant des masses de terre, jusqu'à trente mètres de haut. Il en tombait cent, deux cents, qui ne faisaient rien qu'ensevelir quelques hommes sous la boue des parapets ; et puis tout d'un coup il y en avait un qui trouvait la tranchée, et qui éclatait en plein dedans : alors c'était des plaintes et des hurlements, quelques hommes qui se sauvaient , la face rouge de sang clair et jaune de boue liquide, ou du rouge encore dégoulinant au bout des doigts, éclatant en taches vermeilles en plein dans la croûte terrestre des capotes. Et tout autour de l'entonnoir calciné, empli encore de fumée noire et puante, il y avait des cadavres déchiquetés, un tronc sans membre et sans tête qui palpitait, un homme accroupi qui râlait en vomissant des glaires rouges par la bouche et par le nez, le crâne fendu bavant de la cervelle rose, un autre assis au fond du trou qu'il s'était creusé, face sans souffrance, incroyablement pâle et la pipe aux dents encore. Et tout les autres attendaient, tous les autres restaient là, les deux jambes prises dans ce ruisseau lourd, profond et glacé, sentant leurs pieds peu à peu s'engourdir et mourir.
Maurice Genevoix, Paul Dupuy, Correspondance, 28 août 1914-30 avril 1915, La Table ronde, 2013, p. 259-261.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : maurice genevoix, paul dupuy, correspondance, guerre de 1914, tranchée, boucherie, boue | Facebook |
30/12/2013
Patrick Beurard-Valdoye, La fugue inachevée
Pour "commémorer" la boucherie de 14-18...
Menoncourt samedi 1er août 1814 — Marcel à ses parents (Morvillars (Terr. de Belfort)
C'est avec une grande peine que je vous écris peut-être ces derniers mots nous sommes en troisième ligne en cantonnement d'alerte à Menoncourt nous sommes partis le vendredi 31 juillet à 8 heures du soir en tenue de guerre pour Menoncourt à 5 kilomètres de la frontière nous avons avec nous 120 cartouches ici le pays est tout sens dessus dessous nous avons fauché blé pommes de terre etc. pour faire des tranchées pour nous retrancher ici les femmes pleurent car elles ont reçu l'ordre de quitter le village j'espère qu'Albert et Amédée sont partis aussi pour faire leur devoir aujourd'hui samedi nous avons entendu l'ordre de mobilisation générale peut-être demain nous partirons au feu un aéroplane est venu ce soir atterrir à Menoncourt faire une reconnaissance je ne pensais guerre que dimanche la situation en viendrait à ce point-ci je termine ma lettre en vous embrassant bien tous
votre fils qui fera son devoir Marcel
Menoncourt lundi 3 août 1814 - Marcel à ses parents
Je crois que nous sommes encore à Menoncourt pour deux jours nous pousserons peut-être plus avant c'est un pays à peu près ruiné les vergers arbres fruitiers sont en grande partie coupés ainsi que les blés pommes de terre etc. nous avons fait des fosses pour nous abriter pour tirer nous coupons aussi les lisières de bois dans le pays on ne peut plus rien trouver aucune boisson tout a été nettoyé en deux jours Je voudrais bien que vous me disiez si Albert et Amédée sont partis et où ils sont dans le village on a tambouriné hier que tout homme valide de 16 à 60 ans devait se rendre à Belfort pour faire des travaux de défense dites-moi si le Papa est parti ainsi que nos chevaux [...]
Un commandant du 35' s'est suicidé il s'était trop rapproché de la frontière avec son bataillon le Général lui a ordonné de reculer il a refusé et s'est suicidé.
Bonjour à tous.
Patrick Beurard-Valdoye, La fugue inachevée, éditions Al Dante/Niok, éditions Léo Scheer, 2004, p. 176 et 179.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : patrick beurard-valdoye, la fugue inachevée, lettre, tranchée, camp, guerre 1914 | Facebook |
29/12/2013
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
I Sonnet avec la manière de s’en servir
Vers filés à la main et d’un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton,
Qu’en marquant la césure, un des quatre s’endorme…
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.
Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;
Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;
À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,
— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.
— Télégramme sacré — 20 mots. — Vite à mon aide…
(Sonnet — c’est un sonnet —) ô Muse d’Archimède !
— La preuve d’un sonnet est par l’addition :
— Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède
En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :
« Ô lyre ! Ô délire ! Ô… » — Sonnet — Attention !
Pic de la Maladetta — Août.
Le crapaud
Un chant dans une nuit sans air…
La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.
… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
— Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…
— Un crapaud ! Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… — Horreur !
… Il chante. — Horreur !! — Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bonsoir — ce crapaud-là c’est moi.
Ce soir, 20 juillet.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie (pour Tristan Corbière) par Pierre-Olivier Walzer, avec la collaboration de Francis F. Burch pour la correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 718 et 735.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Corbière Tristan | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tristan corbière, les amours jaunes, sonnet, humour, crapaud, chant | Facebook |
28/12/2013
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Les femmes de ménage
Le ciel c'est moi Je sais que mes pauvres étoiles
par le chagrin du temps longuement attendries
vieillissent par degré Ce sont elles que je vois
silencieuses anonymes les genoux pleins de poussière
tôt le matin laver l'escalier quand je viens
accrocher aux murs gris de l'éternel Bureau
mon avare sommeil mes réserves de songe
à l'arbre qui vieillit aussi dans le jardin
'ai dit cent fois j'ai dit mille fois : je connais
j'ai dit : je sais je me souviens c'était hier
tout l'espace ! Ma vie est là dans vos ramures
ma vie est là dans les dossiers ma vie est là
qui s'en va par le téléphone et qui me parle
ma vie est là dans les portes ouvertes
sur le crépitement des lampes le soir
Ah oui
vieilles vieilles étoiles, blancs cheveux poussière
femmes de pauvre ménage de l'aube
puisque c'est moi qui vous le dis je vous protège
nous vieillissons ensemble J'ai compris je sais tout
d'avance car le ciel c'est moi Il faut attendre
et se taire comme tout se tait, je vous le dis.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 15-16.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Tardieu Jean | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean tardieu, une voix sans personne, les femmes de ménage, étoile, travail | Facebook |
27/12/2013
Jean Tardieu, Jours pétrifiés
Dialogues pathétiques
I
(Non ce n'est pas ici)
J'aperçois d'effrayants objets
mais ce ne sont pas ceux d'ici ?
Je vois la nuit courir en bataillons serrés
Je vois les arbres nus qui se couvrent de sang
un radeau de forçats qui rament sur la tour ?
J'entends mourir dans l'eau les chevaux effarés
j'entends au fond des caves
le tonnerre se plaindre
et les astres tomber ?...
— Non ce n'est pas ici, non non que tout est calme
ici ! c'est le jardin voyons c'est la rumeur
des saison bien connues
où les mains et les yeux volent de jour en jour !...
IV
(Responsable)
À Guillevic
Et pendant ce temps-là que faisait le soleil ?
— Il dépensait les biens que je lui ai donnés.
Et que faisait le mer ? — Imbécile, têtue
elle ouvrait et fermait des portes pour personne.
Et les arbres ? — Ils n'avaient plus assez de feuilles
pour les oiseaux sans voix qui attendaient le jour.
Et les fleuves ? Et les montagnes ? Et les villes ?
— Je ne sais plus, je ne sais plus, je ne sais plus.
Jean Tardieu, Jours pétrifiés, Gallimard, 1948, p. 59 et 62.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Tardieu Jean | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean tardieu, jours pétrifiés, nature, imaginaire | Facebook |
26/12/2013
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Aventure
Était-ce hier ou dans un temps lointain ?
La vibration de l'air à peine on l'entendait
(C'était le cri de l'alouette invisible)
J'étais seul, habité par une multitude muette
où grondait la colère des mauvais jours.
Dans cette large plaine coulait sans doute un fleuve
et au-delà pâlissaient les montagnes mais on ne les
[voyait pas
Le reflet de ma peine, identique à ma joie
plongeait dans les ténèbres
vides.
Quelqu'un passa, ou quelque chose
« Qui est là ? » — demandai-je
Nul ne répondit
Mais une feuille tomba
et le rideau s'entrouvrit
sur le paisible abîme de mes jours.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard,
1979, p. 27-28.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Tardieu Jean | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean tardieu, comme ceci comme cela, aventure, solitude, abîme, personne | Facebook |
25/12/2013
Jean Tardieu, Formeries
Comme bientôt
(Grains de sable les étoiles)
Comme
j'entends déjà
mourir ma raison ma mémoire
dans les chantiers déments de l'avenir
soit que j'ouvre la porte
ou que je la referme sur
l'obscurité qui m'enfante et qui m'efface
et qui livre au néant radieux le réel
toujours promis aussitôt dérobé
bientôt
ne seront plus les signes de tous noms
que grains de sable au fond des arches creuses
où fut le tendre globe de nos yeux et où
circule et se dérobe nu
le solitaire espace
et sonneront les sons des mots
toujours repris et déformés de bouche en bouche
et déjà dans ma voix
depuis longtemps
ils se sont sans rien
dire entrechoqués jusqu'à
l'éclatement
et redisant et redisant rabâchent
un seul époumoné murmure
car c'était toi oui c'était moi
l'un qui profère l'autre se tait
l'un qui parle et l'autre entend
si c'est lui c'est aussi moi
c'est vous aussi mais nul ne vient nul n'apparaît
pour interrompre ou désigner
l'origine et la fin sinon
cet astre obtus porté vers l'astre
et cent mille qui viennent
vers cent mille autres qui s'en vont
en s'enfonçant dans cette nuit
inconcevable
où le miracle me fascine m'éblouit
me fait vivre me tue
mais sans remède
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976,
p. 35-36.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Tardieu Jean | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean tardieu, formeries, néant, réel, mots, obscurité, miracle | Facebook |