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08/01/2014

Paul Celan, Poèmes, traduction André du Bouchet

 

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En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan

 

          Parler, la grille

 

Œil-le-rond entre les ferrures.

 

Paupières, cillant,

qui rames amont,

élargis ce regard.

 

Iris, nageur, rogue et sans rêve :

le ciel, cœur gris, n'est pas loin.

 

Déclive, à ce bec du métal,

l'écharde charbonne.

Où la lumière tire,

tu devines l'âme.

 

(Si j'étais semblable à toi. Toi-même, à moi.

Ne sommes-nous pas debout

dans un même alizé ?

Nous sommes étrangers.)

 

Les dalles. Dessus,

entreserrées, l'une et l'autre

flaques gris-cœur :

deux fois

se taire plein la bouche.

 

              *

 

        Sprachgitter

 

Augenrund zwischen den Stäben

 

Flimmertier Lid

rudert nach oben,

gibt einen Blick frei.

 

Iris, Schwimmerin, traumlos und trüb :

der Himmel, herzgrau, muss nah sein.

 

Schräg, in der eisernen Tülle,

der blakende Span.

Am Lichtsinn

errätst du die Seele.

 

(Wär ich wie du. Wärst du wie ich.

Standen wir nicht

unter einem Passat ?

Wir sind Fremde.)

 

Die Fliesen. Darauf,

dicht beieinander, die beiden

herzgrauen Lachen

zwei

Mundwoll Schweigen.

 

Paul Celan, Poèmes, traduits par André du

Bouchet, Clivages, 1978, n. p.

 

 

07/01/2014

Paul Celan, Enclos du temps, traduit par Martine Broda

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En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan

 

Mon

âme inclinée vers toi

t'entend

orager,

 

dans le creux de ton cou mon étoile

apprend comme on sombre

et devient vraie,

 

des doigts, je la tire au dehors —

viens, entends-toi avec elle,

encore aujourd'hui.

 

 

Meine

dir zugewinkelte Seele

hört dich

gewittern,

 

in deiner Halsgrube lernt

mein Stern, wie man wegsackt

und wahr wird,

 

ich fingre ihn wieder heraus —

komm, besprich dich mit ihm,

noch heute.

 

Paul Celan, Enclos du temps, traduit par

 

Martine Broda, Clivages, 1985, n. p.

06/01/2014

Henri Thomas, Poésies, préface de Jacques Brenner

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                     Chauve-souris

 

La fadeur qui s’en va de la femme endormie

me poursuit vaguement, inquiétant ma vie.

 

Ce début de poème exprime une tristesse

si confuse qu’un rien la changerait en liesse.

 

Pourquoi liesse, pourquoi tristesse, pourquoi

ne pas rester tranquille et fort et sûr de soi ?

 

Un rameau monte de la plaine du sommeil,

c’est le jour, ébloui de renaître pareil.

 

M’envoler dans ce monde à l’énorme ramure,

aigle ou petit oiseau, quelle belle aventure !

 

Hélas, chauve-souris de cette voûte obscure,

je dors, alors que s’ensoleille la nature.

 

L’homme divers, comme un miroir qui bougerait

me fait peur, et la femme aux humides attraits

 

m’emmène au loin au pays des faibles cris,

des mensonges, et des fatigues de midi.

 

Le jour s’éteint, salut, crépuscule banal,

il est temps de glisser vers le monde infernal.

 

                 Henri Thomas, Poésies, préface de Jacques Brenner, Poésie /                                     Gallimard, 1970, p. 161.

05/01/2014

Samuel Beckett, Cap au pire

                                                           samuel beckett,cap au pire,edith fournier,worstward ho

 

 

 Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore.

 

Dire pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit.

 

Dire un corps. Où nul. Nul esprit. Ça au moins. Un lieu. Où nul. Pour le corps. Où être. Où bouger. D’où sortir. Où retourner. Non. Nulle sortie. Nul retour. Rien que là. Rester là. Là encore. Sans bouger.

 

 

Tout jadis. Jamais rien d’autre. D’essayé. De raté. N’importe. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux.

 

D’abord le corps. Non. D’abord le lieu. Non. D’abord les deux. Tantôt l’un ou l’autre. Tantôt l’autre ou l’un. Dégoûté de l’un essayer l’autre. Dégoûté de l’autre retour au dégoût de l’un. Encore et encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’au dégoût des deux. Vomir et partir. Là où ni l’un ni l’autre. Jusqu’au dégoût de là. Vomir et revenir. Le corps encore. Où nul. Le lieu encore. Où nul. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. Jusqu’à être dégoûté pour de bon. Vomir pour de bon. Partir pour de bon. Là où ni l’un ni l’autre pour de bon. Une bonne fois pour toutes pour de bon.

 

Samuel Beckett, Cap au pire, traduit de l’anglais par Édith Fournier, éditions de Minuit, 1991, p. 7-9.


                                                    *

 

On. Say on. Be said on. Somehow on. Till nohow on. Said nohow on.

 

Say for be said . Missaid. From now say for be missaid.

 

Say a body. Where none. No mind. Where none. That at least. A place. Where none. For the body. To be in. Move in. Out of. Back into. No. No out. No back. Only in. Stay in. On in. Still.

 

All of old. Nothing else ever. Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better.

 

First the body. No. First the place. No. First both. Now either. Now the other. Sick of the either try the other. Sick of it back sick of the either. So on. Somehow on. Till sick of both. Throw up and go. Where neither. Till sick of there. Throw up and back. The body again. Where none. The place again. Where none. Try again. Fail again. Better again. Or better worse. Fail worse again. Still worse again. Till sick for good. Throw up for good. Go for good. Where neither for good. Good and all. 

Samuel Beckett, Worstward Ho, London, John Calder, 1983, p. 7-8.

04/01/2014

Pierre Jean Jouve, Danse des morts

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Pour "commémorer" la boucherie de 1914-1918 (4)

                 

                   Cadavres

 

                     La Mort

 

Mes cadavres, mes cadavres !

 

Rampe, ta chair à demi morte,

Combattants d'hier,

Sur ce terrain-là.

Le reconnais-tu ?

Tu y courus, bête sauvage.

— Et regarde :

 

Cadavres, cadavres !

Des horizons et des marées !

Pacifiés, déchiquetés, les vieux, les jeunes,

Épaisseurs sur épaisseurs dans la terre cadavéreuse,

Brassés par la pluie,

Arrachés par celui qui passe,

Et labourés, et retournés,

Chaque jours par les obus tenaces,

Morts que la mort tue, fusille, crève et fait éclater

Encore !

Ceux de six mois, ceux de deux jours,

Et des terrains morts qui reviennent à l'air ;

Le compagnon qui rigolait la veille :

« T'en fais pas »,

Le voilà,

Torse planté en terre, et la tête penchée,

Avec le ver de ses lèvres entre ses joues,

Te regardant, d'un regard clair !

Restes séchés

Sur les plateaux, pendus aux réseaux de fer.

Par un seul jet de mitrailleuse, hachés ;

Des têtes noires, grouillant de vers,

Fémurs, dents pointues et képis,

Dans un bitume de terre paisible

Qui dévore...

Et les moins anciens, avec leurs rats sous eux,

Et les neufs, figures vertes, puanteur...

 

Pierre Jean Jouve, Danse des morts [1917], dans Œuvre I,

édition établie par Jean Starobinski, Mercure de

 

France, 1987, p. 1591-1592.

03/01/2014

Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir

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             Ode

 

Un Corbeau devant moi croasse,

Une ombre offusque mes regards,

Deux belettes et deux renards

Traversent l’endroit où je passe :

Les pieds faillent à mon cheval,

Mon laquais tombe du haut mal,

J’entends craqueter le tonnerre,

Un esprit se présente à moi,

J’ois Charon qui m’appelle à soi,

Je vois le centre de la terre.

 

Ce ruisseau remonte en sa source,

Un bœuf gravit sur un clocher,

Le sang coule de ce rocher,

Un aspic s’accouple d’une ourse,

Sur le haut d’une vieille tour

Un serpent déchire un vautour,

Le feu brûle dedans la glace,

Le Soleil est devenu noir,

Je vois la Lune qui va choir,

Cet arbre est sorti de sa place.

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                                                           Le monde renversé 

 

                        Sonnet

  

L’autre jour inspiré d’une divine flamme,

J’entrai dedans un temple, où tout religieux

Examinant de près mes actes vicieux,

Un repentir profond fit soupirer mon âme.

 

Tandis qu’à mon secours tous les Dieux je réclame,

Je vois venir Phyllis : quand j’aperçus ses yeux

Je m’écriai tout haut :  ce sont ici mes Dieux,

Ce temple, et cet Autel appartient à ma Dame.

 

Le Dieux injuriés de ce crime d’amour

Conspirent par vengeance à me ravir le jour ;

Mais que sans plus tarder leur flamme me confonde.

 

Ô mort, quand tu voudras je suis prêt à partir ;

Car je suis assuré que je mourrai martyr,

Pour avoir adoré le plus bel œil du monde.

 

Théophile de Viau, Après m’avoir fait tant mourir, Œuvres choisies, édition présentée et établie par Jean-Pierre Chauveau, Poésie / Gallimard, 2002, p. 88 et 90.


02/01/2014

Maurice Genevoix, La ferveur du souvenir

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               Pour "commémorer" la boucherie de 1914 (3)


  J'ai parlé de quelques souvenirs [...]. Souvenirs du front d'abord, et plus précisément d'un secteur, l'un de ces secteurs circonscrits que l'on se voyait attribué comme par un tirage au sort. J'en sais un où mon régiment,  après un hiver dans la boue, a connu deux mois de carnages à peu près ininterrompus1, où le "tour" des relevés, impitoyablement, à des intervalles fatidiques, a ramené les mêmes hommes dans les mêmes tranchées bouleversées, refaites, redémolies encore, de relève en relève, regorgeant de morts plus nombreux, tous connus, tous fraternels, peu à peu pourrissants sous nos yeux, à nos côtés, mais toujours reconnaissables. Et je retrouverais, sans contraindre beaucoup ma mémoire, le mouvement, l'accent, les termes mêmes des lettres que j'écrivais alors, m'indignant de cette "méconnaissance" de l'homme aux prises avec les réalités du combat, qui conduisait le haut commandement à de pareilles aberrations.

   C'était comme s'il eût retiré à chaque vivant sa dernière chance, prononcé un verdict de condamnation sans appel. À quoi bon ce sursaut d'espoir, cette ivresse de respirer encore qui saisissait chaque survivant au sortir de chaque bataille, si c'était pour se voir ramené à date fixe, inexorablement, vers la même boue, les mêmes cadavres, les mêmes batteries exactement pointées, réglées, le même massacre en quelque sorte familier, qui resserrait, précisait, multipliait et renouvelait ses coups de manière à n'épargner personne ? À la longue, qui eût pu y tenir, réprimer jusqu'au bout en soi-même les sursauts de la bête vivante, et qui savait ?

 

 

Maurice Genevoix, La ferveur du souvenir, La Table ronde, 2013, p. 112-113.

1.Les Éparges, entre janvier et avril 1915.

01/01/2014

Jacques Prévert, La pluie et le beau temps

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             Étranges étrangers

 

Étranges étrangers

 

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel

hommes des pays loin

cobayes des colonies

doux petits musiciens

soleils adolescents de la porte d'Italie

Boumians de la porte Saint-Ouen

Apatrides d'Aubervilliers

brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris

ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied

au beau milieu des rues

embauchés débauchés

manœuvres désœuvrés

Polacks du Marais, du Temple des Rosiers

Cordonniers de Cordoue, soutiers de Barcelone

pêcheurs des Baléares ou du cap Finisterre

rescapés de Franco

et déportés de France et de Navarre

pour avoir défendu en souvenir d ela vôtre

la liberté des autres

 

Esclaves noirs de Fréjus

tiraillés et parqués

au bord d'une petite mer

où peu vous vous baignez

Esclaves noirs de Fréjus

qui évoquez chaque soir

dans les locaux disciplinaires

avec une vieille boîte à cigares

et quelques bouts de fil de fer

tous les échos de vos villages

tous les oiseaux de vos forêts

et ne venez dans la capitale

que pour fêter au pas cadencé

la prise de la Bastille le quatorze juillet

 

Enfants du Sénégal

dépatriés expatriés et naturalisés

 

Enfants indochinois

jongleurs aux innocents couteaux

qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés

de jolis dragons d'or faits de papier plié

Enfants trop tôt grandis et si vite en allés

qui dormez aujourd'hui de retour au pays

le visage dans la terre

et des bombes incendiaires labourant vos rizières

On vous a renvoyé

la monnaie de vos papiers dorés

on vous a retourné

vos petits couteaux dans le dos

 

Étranges étrangers

 

Vous êtes de la ville

vous êtes de sa vie

même si mal en vivez

même si vous en mourez

 

Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, Gallimard,

 

1955, p. 29-31.

31/12/2013

Maurice Genevoix, Paul Dupuy, Correspondance

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           Maurice Genevoix en 1914

  Pour "commémorer" la boucherie de 14-18...(2)


Maurice Genevoix à Paul Dupuy, 17 avril [1915]

 

[...] Nous avons souffert autant que les autres. Ce qui fut le plus dur de l'épreuve, ce qui a fait que nos soldats sont vraiment héroïques, c'est la boue. La boue dans laquelle nous avons vécu pendant les mois d'hiver, la boue que les premiers soleils avaient séchée, la boue qui avait réapparu la veille de notre attaque, plus épaisse et collante que jamais, on eût dit que nous nous retrouvions nous-mêmes, fangeux des pieds à la tête, à l'heure où nous devions nous battre, les cartouches terreuses, des fusils dont le mécanisme englué ne fonctionnait plus, les hommes pissaient dessus pour les rendre utilisables. Nous avons perdu deux fois des tranchées prises, parce qu'il nous était impossible d'arrêter les Boches par le feu. Ils arrivaient à vingt mètres sans être inquiétés, lançaient des grenades et tiraient sur tout homme qui se montrait, jusqu'à ce que la position devînt intenable. Quand ils s'y étaient réinstallés, les nôtres contre-attaquaient.

   Le 3, le 4 avril nous étions déjà dans les tranchées, tous les hommes en ligne de nuit ; ils se sont reposés un peu dans la journée du 4 : c'est tout. Le 4 au soir, ils étaient tous là-haut. Ils y sont tous restés de la boue jusqu'aux cuisses, jusqu'au milieu de la nuit du 10 au 11.

   Et continuellement des obus pleuvaient ; et le canon revolver de Combes démolissait les parapets de la tranchée, qu'inlassablement nous refaisions avec des sacs à terre. Par crises, les gros arrivaient, éclatant avec un fracas énorme et projetant des masses de terre, jusqu'à trente mètres de haut. Il en tombait cent, deux cents, qui ne faisaient rien qu'ensevelir quelques hommes sous la boue des parapets ; et puis tout d'un coup il y en avait un qui trouvait la tranchée, et qui éclatait en plein dedans : alors c'était des plaintes et des hurlements, quelques hommes qui se sauvaient , la face rouge de sang clair et jaune de boue liquide, ou du rouge encore dégoulinant au bout des doigts, éclatant en taches vermeilles en plein dans la croûte terrestre des capotes. Et tout autour de l'entonnoir calciné, empli encore de fumée noire et puante, il y avait des cadavres déchiquetés, un tronc sans membre et sans tête qui palpitait, un homme accroupi qui râlait en vomissant des glaires rouges par la bouche et par le nez, le crâne fendu bavant de la cervelle rose, un autre assis au fond du trou qu'il s'était creusé, face sans souffrance, incroyablement pâle et la pipe aux dents encore. Et tout les autres attendaient, tous les autres restaient là, les deux jambes prises dans ce ruisseau lourd, profond et glacé, sentant leurs pieds peu à peu s'engourdir et mourir.

 

 

Maurice Genevoix, Paul Dupuy, Correspondance, 28 août 1914-30 avril 1915, La Table ronde, 2013, p. 259-261.

30/12/2013

Patrick Beurard-Valdoye, La fugue inachevée

 

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   Pour "commémorer" la boucherie de 14-18...

 

Menoncourt samedi 1er août 1814 Marcel à ses parents (Morvillars (Terr. de Belfort)

 

C'est avec une grande peine que je vous écris peut-être ces derniers mots nous sommes en troisième ligne en cantonnement d'alerte à Menoncourt nous sommes partis le vendredi 31 juillet à 8 heures du soir en tenue de guerre pour Menoncourt à 5 kilomètres de la frontière nous avons avec nous 120 cartouches ici le pays est tout sens dessus dessous nous avons fauché blé pommes de terre etc. pour faire des tranchées pour nous retrancher ici les femmes pleurent car elles ont reçu l'ordre de quitter le village j'espère qu'Albert et Amédée sont partis aussi pour faire leur devoir aujourd'hui samedi nous avons entendu l'ordre de mobilisation générale peut-être demain nous partirons au feu un aéroplane est venu ce soir atterrir à Menoncourt faire une reconnaissance je ne pensais guerre que dimanche la situation en viendrait à ce point-ci je termine ma lettre en vous embrassant bien tous

votre fils qui fera son devoir Marcel

 

Menoncourt lundi 3 août 1814  - Marcel à ses parents

Je crois que nous sommes encore à Menoncourt pour deux jours nous pousserons peut-être plus avant c'est un pays à peu près ruiné les vergers arbres fruitiers sont en grande partie coupés ainsi que les blés pommes de terre etc. nous avons fait des fosses pour nous abriter pour tirer nous coupons aussi les lisières de bois dans le pays on ne peut plus rien trouver aucune boisson tout a été nettoyé en deux jours Je voudrais bien que vous me disiez si Albert et Amédée sont partis et où ils sont dans le village on a tambouriné hier que tout homme valide de 16 à 60 ans devait se rendre à Belfort pour faire des travaux de défense dites-moi si le Papa est parti ainsi que nos chevaux [...]

Un commandant du 35' s'est suicidé il s'était trop rapproché de la frontière avec son bataillon le Général lui a ordonné de reculer il a refusé et s'est suicidé.

Bonjour à tous.

 

Patrick Beurard-Valdoye, La fugue inachevée, éditions Al Dante/Niok, éditions Léo Scheer, 2004, p. 176 et 179.

 

 



29/12/2013

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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I  Sonnet avec la manière de s’en servir

 

Vers filés à la main et d’un pied uniforme,

Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton,

Qu’en marquant la césure, un des quatre s’endorme…

Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.

 

Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;

Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;

À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,

— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.

 

— Télégramme sacré — 20 mots. — Vite à mon aide…

(Sonnet — c’est un sonnet —) ô Muse d’Archimède !

— La preuve d’un sonnet est par l’addition :

 

— Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède

En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :

« Ô lyre ! Ô délire ! Ô… » — Sonnet — Attention !

 

Pic de la Maladetta — Août.

 

 

Le crapaud

 

Un chant dans une nuit sans air…

La lune plaque en métal clair

Les découpures du vert sombre.

 

… Un chant ; comme un écho, tout vif

Enterré, là, sous le massif…

— Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…

 

— Un crapaud ! Pourquoi cette peur,

Près de moi, ton soldat fidèle !

Vois-le, poète tondu, sans aile,

Rossignol de la boue… — Horreur !

 

… Il chante. — Horreur !! — Horreur pourquoi ?

Vois-tu pas son œil de lumière…

Non : il s’en va, froid, sous sa pierre…

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  . . . . . . . . . . . .

 

Bonsoir — ce crapaud-là c’est moi.

 

Ce soir, 20 juillet.

 

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie (pour Tristan Corbière) par Pierre-Olivier Walzer, avec la collaboration de Francis F. Burch pour la correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 718 et 735.

 

28/12/2013

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

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             Les femmes de ménage

 

Le ciel c'est moi Je sais que mes pauvres étoiles

par le chagrin du temps longuement attendries

vieillissent par degré Ce sont elles que je vois

silencieuses anonymes les genoux pleins de poussière

tôt le matin laver l'escalier quand je viens

accrocher aux murs gris de l'éternel Bureau

mon avare sommeil mes réserves de songe

à l'arbre qui vieillit aussi dans le jardin

'ai dit cent fois j'ai dit mille fois : je connais

j'ai dit : je sais je me souviens c'était hier

tout l'espace ! Ma vie est là dans vos ramures

ma vie est là dans les dossiers ma vie est là

qui s'en va par le téléphone et qui me parle

ma vie est là dans les portes ouvertes

sur le crépitement des lampes le soir

 

                                                          Ah oui

vieilles vieilles étoiles, blancs cheveux poussière

femmes de pauvre ménage de l'aube

puisque c'est moi qui vous le dis je vous protège

nous vieillissons ensemble J'ai compris je sais tout

d'avance car le ciel c'est moi Il faut attendre

et se taire comme tout se tait, je vous le dis.

 

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 15-16.

27/12/2013

Jean Tardieu, Jours pétrifiés

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                Dialogues pathétiques

 

                               I

                (Non ce n'est pas ici)

 

J'aperçois d'effrayants objets

mais ce ne sont pas ceux d'ici ?

Je vois la nuit courir en bataillons serrés

Je vois les arbres nus qui se couvrent de sang

un radeau de forçats qui rament sur la tour ?

 

J'entends mourir dans l'eau les chevaux effarés

j'entends au fond des caves

le tonnerre se plaindre

et les astres tomber ?...

 

— Non ce n'est pas ici, non non que tout est calme

ici ! c'est le jardin voyons c'est la rumeur

des saison bien connues

où les mains et les yeux volent de jour en jour !...

 

                                IV

                        (Responsable)

                                                      À Guillevic

 

Et pendant ce temps-là que faisait le soleil ?

— Il dépensait les biens que je lui ai donnés.

 

Et que faisait le mer ? — Imbécile, têtue

elle ouvrait et fermait des portes pour personne.

 

Et les arbres ? — Ils n'avaient plus assez de feuilles

pour les oiseaux sans voix qui attendaient le jour.

 

Et les fleuves ? Et les montagnes ? Et les villes ?

— Je ne sais plus, je ne sais plus, je ne sais plus.

 

 

Jean Tardieu, Jours pétrifiés, Gallimard, 1948, p. 59 et 62.

26/12/2013

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela

 

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                             Aventure

 

Était-ce hier ou dans un temps lointain ?

 

La vibration de l'air à peine on l'entendait

(C'était le cri de l'alouette invisible)

 

J'étais seul, habité par une multitude muette

où grondait la colère des mauvais jours.

 

Dans cette large plaine coulait sans doute un fleuve

et au-delà pâlissaient les montagnes mais on ne les

                                               [voyait pas

 

Le reflet de ma peine, identique à ma joie

plongeait dans les ténèbres

vides.

 

Quelqu'un passa, ou quelque chose

« Qui est là ? » — demandai-je

 

Nul ne répondit

Mais une feuille tomba

 

et le rideau s'entrouvrit

sur le paisible abîme de mes jours.

 

Jean Tardieu,  Comme ceci comme cela, Gallimard,

 

1979, p. 27-28.

25/12/2013

Jean Tardieu, Formeries

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          Comme bientôt

      (Grains de sable les étoiles)

 

Comme

j'entends déjà

mourir ma raison ma mémoire

dans les chantiers déments de l'avenir

soit que j'ouvre la porte

ou que je  la referme sur

l'obscurité qui m'enfante et qui m'efface

et qui livre au néant radieux le réel

toujours promis aussitôt dérobé

bientôt

ne seront plus les signes de tous noms

que grains de sable au fond des arches creuses

où fut le tendre globe de nos yeux et où

circule et se dérobe nu

le solitaire espace

et sonneront les sons des mots

toujours repris et déformés de bouche en bouche

et déjà dans ma voix

depuis longtemps

ils se sont sans rien

dire entrechoqués jusqu'à

l'éclatement

et redisant et redisant rabâchent

un seul époumoné murmure

car c'était toi oui c'était moi

l'un qui profère l'autre se tait

l'un qui parle et l'autre entend

si c'est lui c'est aussi moi

c'est vous aussi mais nul ne vient nul n'apparaît

pour interrompre ou désigner

l'origine et la fin sinon

cet astre obtus porté vers l'astre

et cent mille qui viennent

vers cent mille autres qui s'en vont

en s'enfonçant dans cette nuit

inconcevable

où le miracle me fascine m'éblouit

me fait vivre me tue

mais sans remède

 

Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976,

 

p. 35-36.