Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11/10/2013

Pierre Reverdy, La Lucarne ovale

images.jpg

                  Les vides du printemps

 

En passant une seule fois devant ce trou j'ai penché mon front

Qui est là

Quel chemin est venu finir à cet endroit

Quelle vie arrêtée

Que je ne connais pas

 

Au coin les arbres tremblent

Le vent timide passe

L'eau se ride sans bruit

Et quelqu'un vient le long du mur

On le poursuit

 

J'ai couru comme un fou et je me suis perdu

Les rues désertes tournent

Les maisons sont fermées

Je ne peux plus sortir

Et personne pourtant ne m'avait enfermé

 

J'ai passé des ponts et des couloirs

Sur les quais la poussière m'aveugle

Plus loin le silence trop grand me fit peur

Et bientôt je cherchais à qui je pourrais demander mon chemin

 

On riait

Mais personne ne voulait comprendre mon malheur

Peu à peu je m'habituais ainsi à marcher seul

Sans savoir où j'allais

 

Ne voulant pas savoir

Et quand je me trompais

Un chemin plus nouveau devant moi s'éclairait

 

Puis le trou s'est rouvert

Toujours le même

Toujours aussi transparent Et toujours aussi clair

 

Autrefois j'avais regardé ce miroir vide et n'y avais rien vu

Du visage oublié à présent reconnu

 

Pierre Reverdy, La Lucarne ovale, dans Œuvres complètes, tome I,

édition préparée, présentée et annotée par Pierre-Alain Hubert,

 

"Mille et une pages", Flammarion, 2010, p. 80-81.

10/10/2013

Blaise Cendrars, Sous le signe de François Villon

images.jpg

(...) les mauvaises fréquentations que je recherchais ne m'en imposaient pas, et si je m'y complaisais au point de me laisser aller à me tromper sur ma véritable nature, je n'étais dupe ni des gens ni de leur milieu, ni de leur vie car plus on fraye avec ce monde inquiétant qui grouille dans les bas fonds d'une grande ville, plus on s'aperçoit que comme partout ailleurs, chez les bourgeois, chez les ouvriers, chez les paysans, chez les riches et chez les pauvres, les vices, les bobards, les vantardises, les pires excentricités et les insubordinations des révoltés, des anarchistes, des bohèmes, des apaches, des voleurs et des assassins, bref des soi-disant affranchis sont encore mœurs et coutumes de conformistes, c'est-à-dire que tous ces individus déracinés forment une classe, une classe qui a ses traditions et ses privilèges, sa morale, son travail, sa loi et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, tous les préjugés d'honneur et d'argent les plus étroits qui ont également cours forcé dans les autres classes de la société.

   En vérité, moi qui voulais être libre (indépendant, je l'étais depuis l'âge de quatorze ans), je ne me sentais, cet hiver-là, nulle part à ma place. C'est pourquoi je revenais toujours à mes livres et passais des nuits à lire.

 

 

Blaise Cendrars, Sous le signe de François Villon, dans Œuvres autobiographiques complètes, I, édition publiée sous la direction de Claude Leroy, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2013, p. 84.

09/10/2013

Jacques Moulin, À vol d'oiseaux

 

Une nouvelle maison d'édition est née cet automne, L'Atelier contemporain, fondée à Strasbourg par François-Marie Deyrolle ; premier titre : Jacques Moulin, À vol d'oiseaux. En même temps reparaît la revue L'Atelier contemporain, au sommaire du 1er numéro : une enquête, "Pourquoi écrivez-vous sur l'art ?" (texte de J. Bastard, P. Bergounioux, C. Dourguin, J. Frémon, C. Garcin, P-A Tâche, F. Venaille, etc.), un dossier sur Monique Tello, un autre sur Ann Loubert, etc.

                                                        *

AVT_Jacques-Moulin_4412.jpeg

Les oiseaux de passage espacent l'habitude

on dit d'eux qu'ils font cycle

ça nous rassure

nous qui demeurons sur la margelle de pierre

à guetter l'entrée des petits matins

 

Si d'aventure on voit passer de ces oiseaux

sautons le pas dit de saison

sous le temps de leurs plumes

un vent qui nous espace

 

                    *

 

On n'a pas idée combien la mésange

est mobile

 

Tête en bas

furète la fente

du prunier

rompre le bourgeon

 

Vois

l'obscur de sa calotte

comme un songe

de cavités perdues

 

                      *

 

Bec dans la brème

Comme un harpon

Héron glouton

Prend ce qu'il aime

 

Dès le jour blême

Est sur le pont

Bec dans la brème

Comme un harpon

 

Sans requiem

Pour le poisson

Stabat héron

Fait mi-carême

Bec dans la brème

 

Jacques Moulin, À vol d'oiseaux, dessins d'Ann Loubert, 2013, p. 15, 40, 72.

 

 

08/10/2013

Edoardo Sanguineti, Corollaire : recension

 

edoardo sanguineti,corollaire,patrizia atzei,benoît casas,jacques roubaud

 

   Corollaire réunit la traduction de 53 poèmes, suivie du texte original, dans un format carré (20x20) qui permet de publier les vers d'un seul tenant. Spécialiste de Dante, lié au compositeur Luciano Berio, au peintre Enrico Baj, fondateur du "gruppo 63" avec Nanni Balestrini, Giorgio Manganelli, Umberto Eco, etc., Sanguineti est encore peu connu en France(1). On lira avant d'entrer dans le livre la courte préface de Jacques Roubaud situant précisément l'activité d'écriture du poète et Corollaire dans un ensemble dont on espère maintenant la traduction.

   Stendhal écrivait dans son Journal qu'il faut « tirer les corollaires [d'un] fait », et c'est bien un des aspects du livre. Chaque poème rapporte un souvenir de voyage, relate une soirée ou part d'une anecdote, toujours introduits avec précisons sur le moment (« le dimanche 28 au soir ») et le lieu (« dans une salle du Café Diglas »)[à Vienne] ; un récit est construit, qui se déroule grâce à une succession de détails et de commentaires entre parenthèses. Cette succession est articulée par une ponctuation particulière, deux points, pour introduire une explication, presque toujours une relation de conséquence (un corollaire) entre deux énoncés. On remarque que ces deux points terminent chaque poème qui, donc, pourrait être continué ou est lié au suivant, d'autant plus aisément qu'aucune majuscule n'est présente. On s'attardera sur deux exceptions. La première concerne un poème écrit à la suite d'un voyage à Jérusalem ; après avoir constaté le « puzzle si fou » de la ville et les oppositions religieuses, Sanguineti conclut « je peux comprendre même Moïse et Mahomet : (je peux même leur pardonner, tu vois) : mais de là à nous dire chrétiens, quelle honte ! » — impossible de poursuivre ensuite, pas de corollaire possible...

   On repère la seconde exception dans un court récit où le narrateur descend une rue comme « un revenant vivant », ce qui conduit à la conclusion « quelle étrange extravagance, une survivance ! » Le fait lui-même ne peut susciter de suite, le temps vécu pleinement occupant la plus grande place dans la poésie de Sanguineti. Une partie des poèmes se termine par un vers détaché, corollaire à propos de la vie ; ainsi, ce qui peut rester, puisque tout est infiniment petit et sans mystère vis-à-vis du néant, c'est une leçon épicurienne : « c'est vraiment vrai, que j'ai aimé ma vie : (la vie) », « j'en ai joui, moi, de ma vie ». Et il s'agit de la jouissance amoureuse. Le poème d'ouverture part d'une définition de l'acrobate, développée pour explorer toutes ses manières de faire, plus ou moins périlleuses, et se conclut par l'analogie entre l'artiste du cirque et le poète : « (ainsi je me tourne et saute, moi, dans ton cœur) » ; on peut bien lire dans ce vers un art poétique — la phrase de Sanguineti sans cesse bifurque, se reprend, se repent — mais autant un hommage à l'aimée.

   Il y a, jusqu'au poème final, un défilé vertigineux de femmes à séduire, et ce qui semble faire vivre le narrateur tient en quelques mots, notés par son père sur un petit morceau de papier conservé précieusement, « copulo ergo sum », formule reprise dans un autre poème. Mais à côté d'anecdotes de drague, l'aimée — « toi », sans nécessité du prénom tant elle est présence — est celle à qui le narrateur écrit, l'unique dont l'absence est inimaginable, celle avec qui on rêve de fusionner : « m'engloutir tout entier, dans ton doux enfer vaginal ». Le thème de l'amante élue opposé aux amours non accomplies, de passage, pour être un lieu commun permet néanmoins à Sanguineti de s'en prendre à une morale hypocrite, en multipliant les esquisses de séduction de toutes les jolies femmes qu'il rencontre et, à l'opposé, en écrivant ce qui est réputé intime, ainsi : « que tu as de longs doigts, chérie, toi, housse poilue de ma pine, si ferme, [...] », puis « nous sommes sur le point de nous accoupler (de nous assassiner, peut-on même / soupçonner), [...]».

   Refuser un lyrisme éculé et fonder un tout autre lien amoureux est un parti-pris politique, autant que la critique du commerce capitaliste qui annule, par exemple, ce que pourrait être la découverte de l'autre par le voyage : le narrateur croise à Paris « une armée de japonaises saoules, répugnantes indécentes ». Quant à ceux qui gouvernent l'Italie, Sanguineti appelle à se protéger     « contre les noirs recours des seconds barbares de retour, de salon et de Salò », rageant contre      « notre pays bordelisé berlusconisé, cette serve Italie forzitaliénée »(2). Il constate aussi la perte de la conscience de classe des prolétaires et ne désespère pas de relever « les vieux drapeaux ».

   Dans Corollaire, Sanguineti mêle d'autres langues à l'italien, mais cette introduction n'est pas faite au hasard. Si les mots anglais appartiennent le plus souvent au globish, le latin est présent souvent pour évoquer la tradition classique (y compris dans son usage pour masquer le vocabulaire considéré socialement interdit), le français dans un contexte parisien et les formes colombiennes et mexicaines de l'espagnol lors de voyages en Amérique. Comme le jeu complexe des allitérations, l'emploi de mots valises et de rébus(3), d'allusions à déchiffrerou d'une ponctuation inhabituelle, cette jubilatoire exhibition de la mosaïque des langues, freine la lecture : il s'agit bien de tenir éveillé le « cher lecteur coélecteur », manière de poser aussi, dans notre société, la question de la lecture. Un autre motif parfois s'ajoute : ainsi, l'emploi de l'espagnol permet de mettre en retrait (ou en évidence ?) la question du temps qui passe : après avoir évoqué l'enfance (« muchacho, no partas ahora »), le narrateur ajoute : « entonces [cependant] c'est vrai que je ne peux pas le rêver, vieillard, el regreso [le retour] ». C'est revenir au problème du temps et à la manière dont le "je" se situe dans le livre : un composé incernable, sans cesse occupé par l'odor di femina et se définissant à la fois comme « œnomane érotomane » et « vieux sot et fatigué ». Sanguineti, encore une fois, propose une poésie qui défait l'ordre du vers pour donner aussi à voir le désordre du monde, ce qui se dit : « tout avan[ce] dans le sens dont tourn[e] mon discours, au hasard, en boucle, au point mort, à vide ».

Edoardo Sanguineti, Corollaire, traduit de l'italien par Patrizia Atzei et Benoît Casas, préface de Jacques Roubaud, éditions NOUS, 2013.

 



1 Ont été traduits pour les romans : Capriccio italiano (collection "Tel Quel", Seuil,1964 ; Le noble jeu de l'oye (id., 1969) ; et pour la poésie : Renga, avec Octavio Paz, Jacques Roubaud et Charles Tomlison (Gallimard, 1971), Postkarten (L'Âge d'Homme, 1985), dont on peut écouter un extrait lu par Sanguineti sur le site Centre international de poésie / Marseille : (http://www.cipmarseille.com/auteur_fiche.php?id=337).

Sur le gruppo 63, voir Nanni Balestrini : www.nannibalestrini.it/gruppo63/prefazione.htm            

2 tiré de forza italia, parti de Berlusconi fondé en 1994.

3 On pense aux rébus sans solution en français, comme le signalent les traducteurs, mais aussi aux nombreux noms géographiques ou aux noms de personnes, comme celui du docteur Spensley à qui l'Italie doit le développement du football.

 

07/10/2013

Philippe Raymond-Thimonga, Brusquement, sans prudence

imgres-1.jpg

    Gueux. Vagabonds. Chemineaux. S.D.F.

   Voici longtemps que le sans-abri de longue durée ne peut plus se voir, qu'il ne peut plus nous voir, et d'ailleurs qu'il ne peut plus voir avant de ne plus être vu.

   Il est exilé.

Il s'est déporté : hors de la vue.

   Ni voyant ni vu, dispensé de visage mais transportant un faciès au cœur de la ville voici longtemps que le sans-abri te regarde sans existence.

 

                                  *

 

                       Rouge livide et crocheté

 

   Souvent devant les toiles de Francis Bacon nous sommes saisis par un écart entre la permanence de la peinture (grand art de la composition, la lumière, les couleurs) et la disparition de ce qu'hier encore on appelait un visage.

   Quand sur la toile ne reste pas même les traces d'un visage mais du faciès : ce qui en toi depuis toujours est tourné vers l'animal (mufle... groin... gueule...) et qui demeure là

   devant toi suspendu, crocheté dans la chair impassible des couleurs ... aveugle dans le vide

   tête décapitée de son âme

 

                                   *

 

   La réalité est un lieu commun.

    La réalité est ce lieu commun qu'une moyenne d'hommes tient pour la région naturelle du vrai.

 

 

 Philippe Raymond-Thimonga, Brusquement, sans prudence, L'Harmattan, 2013, p. 41 et 70-71.

06/10/2013

Philippe Jaccottet, Taches de soleil ou d'ombre,

imgres.jpeg

1976

 

   À Paris, visite à Francis Ponge. J'arrive rue Lhomond à midi, un peu en avance. On refait la façade ; l'escalier est très délabré. Odette m'ouvre ; elle a les cheveux gris, mais son visage est toujours aussi beau, sa taille aussi fine et droite. Francis sort de sa chambre en maillot de corps ; il me semble un peu plus petit qu'autrefois, un peu plus frêle surtout (il a soixante-dix-sept ans) ; mais le visage peu changé. Il passe ses bretelles et une chemise devant moi, tandis qu'Odette tient absolument à faire son lit contre son gré.

   Comme tant d'autres fois, il y a plus de vingt ans, je passe l'après-midi dans le bureau. Après qu'il m'a parlé de ma mère et de la mort de son père, assez vite, tous ses propos vont revenir à lui, en particulier à  ses difficultés avec Gallimard. La tête bientôt me fait mal et je ne suis pas sans effort ce long monologue, que conclura la lecture de quelques pages sur le vent, qui ne me convainquent pas complètement. C'est un homme blessé. (Sa riposte aux attaques de ses anciens admirateurs, Pleynet hier, Prigent aujourd'hui, a retrouvé la violence des batailles entre surréalistes.) Il réaffirme son gaullisme, se proclame même plus ultra que Michel Debré. Ce qui se passe dans le monde l'écœure : il m'avoue même qu'il sera heureux de quitter un monde aussi atroce. Quand il évoque de récents rapts d'enfants, je le surprends au bord des larmes.

   Il se montre très dur à l'égard de Perse, à peine moins pour Char. Grand éloge, en revanche, de Maldiney (qui, évidemment, ne saurait lui faire de l'ombre).

                                                                                 (11 février)

 

 

Philippe Jaccottet, Taches de soleil ou d'ombre, Le Bruit du temps, 2013, p. 110-111.

05/10/2013

Jean Bollack, Au jour le jour

 

                           

1744157056.jpg

Mallarmé

 

X 631

    Pour Mallarmé, tout écrit est vers, et fournit la matière du beau ; il est « partout dans la langue où il y a rythme », même si le plus souvent le rythme que porte l'énoncé est entravé. Il n'existe donc pas de frontière — de la prose peut-être, mais guère de la poésie.

   En ce temps de révolution, la souveraineté de l'alexandrin subsistait et tout le reste venait en second, contestait son autorité et l'ébranlait — on a une matière et sa décomposition. Mallarmé, dans un entretien, forcément plus public, qu'il accorde, retraduit la situation, moins pour se trouver lui-même que pour la faire comprendre à d'autres et expliciter sa pensée. Il embrasse la littérature dans sa totalité, retient tout ce qui peut y prétendre. Il se fait le critique expert des œuvres les plus lues, et prend pour critère le pouvoir créateur d'une poésie, redéfinie, et jamais soumise à la réalité immédiate. La création même, le pouvoir démiurgique nouveau sont revendiqués ; ils forment le domaine réservé du lettré, et suscitent les objections d'un interlocuteur profane.

 

Jean Bollack, Au jour le jour, P.U.F, 2013, p. 532.

©Photo Tristan Hordé

 



1 Mallarmé, Œuvres complètes, édition Henri Mondor, Paris, 1945, p. 867.

04/10/2013

Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004

images.jpeg

                             La Beune

 

   Un grand verger bosselé au fond d'un vallon, bordé de sombres noyers, avec un néflier tortueux, deux mirabelliers, des quetschiers, quelques pommiers penchants. Et la fosse d'un étang à sec. Oui, le ruisseau a été détourné. Il circule entre des roches qu'il lave ou bien il les enjambe avec une sorte de chuchotement, de quoi inquiéter les arbres. Ils ont l'air de se retourner à demi comme les vaches quand on traverse leur pâture.

 

   Surplombé de pentes raides où les forêts s'accrochent, ce vallon ne s'ouvre qu'au nord. Il est livré aux brefs jours d'hiver, aux longs vents d'hiver, aux brusques gels, à des neiges stagnantes. Mais le soleil d'été le regarde par dessus les bois. Le soleil sait voir, à travers l'eau courante, es galets de grès rose qui somnolent au fond du ruisseau. Et il y a les cris des enfants qui jouent à la guerre avec des chutes d'étoffes pour drapeaux. Ah les prunes par terre.

 

   Il serait temps de secouer les arbres, mais on aime mieux remuer les pierres, faire des barrages, des biefs, des méandres. Soif, peut-être, à tant pétrir l'eau ? Le plus brave court à Jauloin, l'autre source, tellement meilleure à boire, mais le sentier à travers les buissons est un coupe-gorge avec ses tournants et la corde qu'une chèvre tend pour brouter avec ce froissement des fourrés que font les bandits dans les livres.

 

 

Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004, édition de Jacques Réda, préface de J. M. G. Le Clézio, 2012, p. 189-190.

03/10/2013

Nicole Caligaris, Pierre Le Pillouër, L'expérience D

Nicole Caligaris, Pierre Le Pillouër, L'expérience D, marcher, béquillesNicole Caligaris, Pierre Le Pillouër, L'expérience D, marcher, béquilles

[...]

   Les lèvres fermées, rien n'y tremble, même pas les traits qui les troublent. Et que le type ou, peu importe, cette nature qui tente de se déplacer en pendule, une jambe soudée à l'autre, par bonds, plus lourde qu'aucun marcheur jamais, passant, balancée, sac, les poumons sans ressource et les biceps à bloc, le bassin entre les parallèles inflexibles de deux béquilles, la même, la même, raides comme la justice, ennemies de l'élan à elles deux, sous le regard en coin des gosses du quartier qui se poussent du coude, en soulevant le gémissement réflexe des passants, les bras ouverts, qui déjà regardent par terre, que cette nature ait une idée précise de la défaire, que cette idée se confirme chaque fois qu'elle pose le pied, que le pied lui tremble, et à chaque pas davantage, je veux bien le croire : rien n'égalera la liberté du marcheur, délié de soi, relié au loin, immense au sol quelle que soit sa hauteur, fin d'une finesse de trait, d'une finesse pleine et déliée d'idéogramme, de ligne lancée dans le blanc, muet en aucun point, jamais laissé, à peine posé, relevé de lui-même, léger avec la terre à force de répéter la séparation de ses cuisses, de rappeler pas après pas le triangle dessiné dans le vide par ses guiboles qui ont désarmé la parallèle, qui ont désarmé la raideur pout marcher.

 

 

Nicole Caligaris, Pierre Le Pillouër, L'expérience D, L'Arbre à paroles, 2013, p. 37.

02/10/2013

Jean-Luc Parant, Le fou parle

 

            Arrivé de nulle part, venu d'ailleurs

 

imgres.jpeg

Quand j'ai commencé à faire des boules et à écrire des textes sur les yeux, je me suis séparé de tout, comme si j'étais arrivé de nulle part et que je venais d'ailleurs. J'ai quitté ma maison, je me suis séparé de mes parents, je me suis éloigné de leur peau, de leur chair et de leur sang. Mes boules et mes textes sur les yeux ont tout recouvert, ils ont recouvert le monde et son histoire. J'ai enterré ma mère et mon père, je me suis retrouvé seul, nu, sans origine, méconnaissable, comme si j'avais alors débarqué sur une terre inconnue où tout restait à découvrir.

 

Mes boules sont devenues les empreintes de mon corps par où l'on me reconnaît dans l'obscurité, mes textes le regard de mes yeux où l'on me reconnaît dans le jour. Quand je ne suis pas là, mes boules et mes textes sur les yeux me remplacent comme si je vivais en eux. Mes boules sont mon corps, mes textes sur les yeux ma tête.

 

J'ai fait des boules parce que j'ai fait de la peinture et que je n'arrivais pas à me donner de limites et que, ne sachant pas m'arrêter à la face de la toile devant moi, j'ai commencé à peindre sur les côtés et dans le dos de mes tableaux, je me suis échappé à droite et à gauche, en haut et en bas, loin derrière dans la nuit. Je n'ai plus peint avec mon œil, je n'ai plus regardé la face de mes peintures, j'ai peint avec mes mains, j'ai caressé le dos de mes tableaux, j'ai touché leurs côtés, j'ai tellement mis et remis de couches de peinture que le tableau est devenu un volume, que le tableau a finalement pris la forme d'une boule.

 

J'ai écrit des textes sur les yeux parce que j'écrivais et que je n'arrivais pas à m'arrêter aux bords de la page et que je continuais à écrire sur la table et que, ne sachant pas m'arrêter, j'ai commencé à écrire dans les marges de mes pages, je me suis échappé à gauche et à droite, en bas et en haut, près devant dans le jour. Je n'ai plus écrit avec ma main, je n'ai plus caressé le dos de mes pages, j'ai écrit avec mes yeux, j'ai regardé la face de mes pages, j'ai vu leurs marges, j'ai tellement mis et remis de couches de mots que le livre est devenu une image que le livre a finalement pris la forme d'yeux intouchables.

 

 

Jean-Luc Parant, Le fou parle, d'après un entretien à la clinique de La Borde, préface de Olivier Apprill, éditions Marcel ke Poney, 2008, p. 13.

01/10/2013

Karl Krolow, Gravé dans le cuivre, Observations

imgres.jpeg

                                Fleur d'artichaut

 

   Une forte odeur de miel s'éleva et se maintint au plus près de la fleur coralliforme bleue, bleu saturé. Les fleurons étaient longs, ils ressemblaient certes à ceux des chardons, mais s'élançaient un peu plus fins de  l'intérieur de la fleur, moins denses, moins piquants. Le réceptacle de cette fleur d'artichaut fort développée n'était pas mangeable. Il regarda le vase où elle semblait continuer à grandir sur sa longue tige aux feuilles dentelées. Le dessous des feuilles était blanchâtre et feutré. Son attention se portait sur la beauté de la couleur, le galbe aplati de la forme florale, une inflorescence de très larges capitules aux fonds charnus. Le côté charnel était, à ce qu'il examinait de l'extérieur et au bout de la haute tige, à moitié dissimulé. On portait plutôt son regard sur le sommet, où le galbe s'achevait dans une stricte verticalité et se dressait comme un casque pointu. Le tout était couronné par le bleu de la fleur, qui commença quelques jours plus tard à se piquer et dès lors à changer de couleur, comme il l'avait toujours observé.

 

 

Karl Krolow, Gravé dans le cuivre, Observations, traduction de l'allemand par Anne Gauzé, Atelier La Feugraie, 2013, p. 75.

30/09/2013

Lorine Niedecker, dans K.O.S.H.K.O.N.O.N.G

 

Une nouvelle revue : K.O.S.H.K.O.N.O.N.G

          dirigée par Jean Daive, Éric Pesty éditeur — n° 1, hiver 2012, n° 2,                 été 2013.

 

« Koshkonong est un mot indien Winnebago qui donne son nom à un lac important du Wisconcin. Il signifie au-delà de toutes les olémiques d'hier et d'aujourd'hui  :" The Lake we Live on" — Le Lac qui est la Vie. C'est là que Lorine Niedecker est née et a vécu. »

 

Lorine Niedecker, dans  K.O.S.H.K.O.N.O.N.G, marais, enfance, mariage

J'ai grandi dans la vase des marais,

algues, presles, saules,

vert tendre, vacarme

d'oiseaux et grenouilles

 

pour la voir mariée dans le si

riche silence de l'église

la petite esclave blanche

avec sa parure de diamants.

 

Dans la nef et sous la voûte

le secret satin capte.

Unie, à vie, en charge de

l'argenterie. Possédée.

 

                   *

 

Mariée

 

dans la nuit noire du monde

pour me blottir

                         dos à la vie

                         à l'abri

quelqu'un

 

Terrée avec cet homme

et ses fusils à longue portée

                         Nous gisons jambe

                         dans buffet, tête

dans placard.

 

Rai de lumière

dans le jour sans oiseaux —

                         Illettré

                          Je croyais

qu'il buvait

 

trop.

Je dis

                         mariée

                         et non enterrée

 

Je croyais —

 

 

Lorine Niedecker, traduction Jean Daive,

dans "Koshkonong", n°1, 2012, p. 3 et 4.

29/09/2013

Constantin Cavafy, Jours de 1908

imgres.jpeg

                         Jours de 1908

 

 

Il s'est retrouvé cette année-là sans travail ;

il vivait donc des cartes,

du trictrac et des prêts.

 

Une place, à trois livres par mois, dans une petite

papeterie lui avait été proposée.

Mais il la refusa sans hésiter.

Ça n'allait pas. Ce n'était pas un salaire pour lui,

jeune homme assez instruit, âgé de vingt-cinq ans.

 

À peine s'il gagnait par jour deux shillings, ou trois.

Que tirer de plus, pauvre garçon, des cartes et du trictrac

dans les cafés populaires de son rang,

même s'il jouait habilement, même s'il choisissait pour partenaires

       des sots.

Quant aux prêts, n'en parlons pas.

Il obtenait rarement un thaler, c'était un demi-thaler le plus souvent,

il devait même parfois se contenter du shilling.

 

Pour une semaine quelquefois, ou davantage,

délivré des effrayantes veillées,

il allait se rafraîchir aux bains, nager le matin.

 

Ses vêtements étaient dans un état minable.

Il portait un costume, toujours e même, un costume

couleur cannelle, très fané.

 

Ah, jours de l'été mille neuf cent huit,

votre vision idéale, esthétisée,

fait abstraction du costume couleur cannelle, très fané.

 

Votre vision l'a gardé

tel qu'au moment de s'en défaire, d'enlever

les vêtements indignes, les sous-vêtements reprisés.

Tout nu ; parfaitement beau ; une merveille.

Les cheveux négligés, un peu ébouriffés ;

les membres légèrement hâlés

d'aoir été nus sur la plage, aux bains.

 

Constantin Cavafy, traduit du grec par Maria Tsoutsoura, dans

Europe, "Constantin Cavafy", n° 1010-1011, juin-juillet

 

2013, p. 66-67.

28/09/2013

Matthieu Gosztola, Rencontre avec Lucian Freud

 

                 Matthieu Gosztola,  Rencontre avec Lucian Freud, peinture, couple, désir    

la peinture nous dit

que les pages de la vie

 

à deux que module

une rencontre

 

comme c'est le cas

dans son précédent visage

à elle la lumière

 

comme c'est

le cas dans n'importe quelle

chose respirée par le soleil

 

une pierre

galet ou autre

un tilleul

         *

 je ne parle pas du désir

 

il s'agit

pris dans la toile d'araignée

 

du désir

et de sa mécanique secrète

 

de chercher ce qui demeure

loin de soi

 

afin d'apporter ce surcroît d'univers

de réalité

 

de sens

à son univers

 

que l'on troue soudain

du fait de cette rencontre fascinante

 

qui fait naître le désir

au plus profond de soi

 

dépeuplé

car l'autre désiré est

 

un « plein d'être »

que l'on cherche à s'arrimer à soi

 

Matthieu Gosztola,  Rencontre avec Lucian Freud,

éditions des Vanneaux, 2013, ). 54 et 143.

 

27/09/2013

Édith Azam, Louis Lafabrié, du savon dans la bouche

imgres.jpeg

Les cimetières

ont la clarté

des lunes ouvertes.

Le temps s'invite au temps d'avant

mais on ne revient pas

jamais

vers

les images.

L'âge nous pousse chaque jour.

 

Le chien dehors,

le chien pressent la fin.

Le chat

veille en silence.

 

Le passé s'effiloche

la maison se lézarde

les meubles craquent

de tous leurs os.

Dehors les herbes sauvagent :

le jardin...

 

*images.jpeg

Il n'y a plus de sens :

que silence.

Nous prenons langue avec

nous prenons langue :

en silence.

Nous sommes des silencieux :

contrariés.

 

Nos corps sont faits d'illisible,

de vie en pointillés

de silence trop proche.

 

C'est d'abord :

d'abord c'est le silence qui nous habite.

Nous sommes frères d'illisibles et le silence :

le seul geste.

 

Édith Azam, Louis Lafabrié, du savon dans la bouche,

Atelier de l'Agneau, 203, p. 38 et 56.