17/03/2025
Marc Cholodenko, De très brefs rêve : recension
Si les récits de rêves sont relativement abondants depuis le XIXe siècle — de Nerval (Aurélia et son incipit, « Le rêve est une seconde vie ») à Hugo, d’André Breton à Ionesco et Perec — les recueils sont plus rares. À côté de Michel Butor (Matière de rêves) et Michel Leiris (Nuits sans nuit), certains auteurs ont publié des rêves inventés, comme Queneau (Des récits de rêves à foison) notamment dans un roman (Les Fleurs bleues) où, à quelques siècles de distance, un duc d’Auge rêve d’un Cidrolin qui rêve de ce duc d’Auge. De très brefs rêves se présente en quatrième de couverture comme un ensemble de rêves « brefs » — de quelques lignes à une quinzaine ; après une série de cent rêves, un second ensemble de trente-huit titré "d’une autre sorte", précède un rêve isolé, d’une page, "L’ultime, plus long". Inutile de se demander si ces récits de rêves sont bien la notation de vrais rêves, mieux vaut les aborder comme des récits littéraires en évitant de s’encombrer d’une grille de lecture : chacun appliquera la sienne, s’il le souhaite.
Le narrateur, évidemment, est toujours présent et un "portrait" de lui semble se construire à partir des récits mais, sauf encore à confondre narrateur et auteur, on peut reconnaître dans le "je" sans trop de peine n’importe quel quidam. Le rêveur affirme d’ailleurs d’emblée ne pas avoir d’intégrité assurée, incapable de se reconnaître devant un miroir, incapable justement de coïncider avec un "je". Il n’est de surcroît pas du tout reçu comme individu par ceux qu’il côtoie, se voit « seul et malheureux », « oublié ». Il semble hors de ce monde qui ne le voit pas, s’apercevant un jour qu’il a un voisin dans son immeuble ; il sait, dit-il, « l’indifférence du monde à moi qui y suis indifférent, juste retour des choses ». Mais s’il se refuse à ce qu’on s’adresse à lui avec « Monsieur », (« C’est moi ce Monsieur ? Dieu me préserve de l’être jamais »), il souffre en même temps d’être retranché du monde ; imaginant une présence derrière lui, il se retourne, « ilnyapersonne », ne pouvant plus lacer ses souliers et, alors dans « le royaume des impossibilités », il « appelle à l’aide. » Mais constat : « Il semble bien que personne ne m’y a suivi ». Peut-on sortir de cette balance entre le fait de se sentir seul et le besoin d’exister pour autrui ? L’équilibre est sans doute possible dans un monde qui n’existe pas ; quand le narrateur rapporte avoir raté son train, il comprend que « tout, à commencer par les arbres, se suffit d’être », et il en tire une leçon, « S’il y avait un autre temps, c’est vers là qu’il serait possible de se retourner ».
Les récits du livre ne visent pas cependant dans l’ensemble à énumérer les difficultés à se vivre comme individu, mal à l’aise dans un monde où l’on peine à trouver une place. La recherche d’une apparence qui distingue chacun d’autrui est tournée en dérision avec humour ; le narrateur s’aperçoit qu’un de ses doigts a disparu et cherche la bague qu’il portait ; il se voit avec un pansement sur la tête, à la manière de l’"Autoportrait " de Dürer, et se baptise « Autoportrait au pansement » ; son visage n’est pas simplement visible sur son mouchoir, comme celui du Christ dans la légende du suaire de Turin, mais y est transposé : personne ne s’en aperçoit, ce qui appelle le commentaire « Ça aussi est déjà arrivé ». L’humour repose aussi sur les mots : quand on rêve d’avoir les oreilles décollées, on les a sans doute mises dans sa poche.
Le sommeil favorise-t-il le jeu avec le sens des mots ? On en lira plusieurs dans ces très brefs rêves, par exemple une distinction entre « gravir des degrés » et « monter des escaliers », ou à propos de "claudication" : le narrateur s’imagine être remarqué à cause de sa claudication, mais personne ne peut lui expliquer le sens du mot, donc il faut conclure, « Soit c’est un mot que j’ai inventé. Soit ce ne doit pas être la claudication. » Une partie importante des rêves repose sur une situation absurde relatée sans distance, d’où un humour décapant et, en même temps, une "leçon" sur la manière de vivre, comme dans ce rêve :
Ce coiffeur me rase le crâne. Je ne lui ai pas demandé. Il doit savoir ce qu’il fait. Il faut parfois pouvoir s’abandonner aux trop rares imprévus que nous offre la vie. Mais non il me rase la boîte crânienne. Voilà mon cerveau qui apparaît. C’est rafraîchissant. Avec cette physionomie simplifiée je ressemble plus à n’importe quel homme. Ce qui correspond tout à fait à mon caractère effacé.
Le lecteur relèvera d’autres récits qui aboutissent, discrètement, à une leçon comme dans une fable, leçon qui n’a rien à voir avec une morale. Nombreux aussi dans leur construction sont les rêves qui, construits comme une nouvelle minuscule, s’achèvent avec une chute. Ainsi, le narrateur s’étonne que la statuette tout juste acquise lui sourie : sourire moqueur, le prix sur l’étiquette est plus bas que la somme versée au marchand. La manche du manteau n’essuie pas les larmes du narrateur, il a déjà enfilé le vêtement qui, donc, n’est pas son ami, « C’est moi qui suis mon ami. Mon seul ami. Je n’ai même pas un manteau pour ami. » Etc. D’autres récits sont clairement proches du fantastique ; la femme inconnue devant la porte assure au narrateur qu’il la connaîtra le jour suivant, les fleurs lui disent leur nom, etc., et, comme nous sommes dans la littérature, on entrerait volontiers avec lui dans ce café où le propriétaire donne au consommateur un billet pour visiter le cimetière marin.
Entrer dans ces brefs récits c’est aussi être sollicité par le narrateur, directement (« Si ma réaction ne vous surprend pas… ») et par la variété de l’écriture : phrase très courte, phrase proustienne, vocabulaire familier un peu vieilli (troquet), restitution de formes orales (J’ai qu’à dire, c’est quoi comme marque, etc.), références littéraires. C’est aussi oublier les diverses interprétations que l’on attribue à nos histoires nocturnes ; Proust, dans Le côté de Guermantes, rapportait comme le voulait une certaine psychologie au XIXe siècle une analogie entre les rêves et la prise de drogues et l’aliénation mentale, d’autres théories se sont développées, toutes gêneraient le plaisir de lire ces très brefs rêves.
Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, 96 p., 17 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 31 janvier 2025.
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16/03/2025
Henri Droguet, Petits arrangements avec les mots
Première esquisse
La mer se tait
le ciel congestionné montre ses muscles de passe
sur la lande vaste et vague
où traverse la douleur et l’effroi
la lumière confuse dispersée
du petit jour est toujours la même
l’homme piètre quelconque boit
soigneusement son vin âpre et bleu
il ouvre la fenêtre un nuage
apatride et cucurbitacé s’avance il y a
des tilleuls au parfum d’énigme
une jument met bas dans une prairie rouge
le silence enfin commence
25 juin 2023
Henri Droguet, Petits arrangements avec les mots,
Gallimard, 2025, p. 107.
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15/03/2025
age
Mirage
Ce jour-là la lumière ajuste ses malices
au ciel équarri rempaillé remue-ménage
d’impondérables inachevés nuages
bouquets de tarlatane et de papier crépon
la pluie auberge échauffourée rêverie
très lointaine et donc détresse
repasse à la va-vite
la luzerne est froide
les pampres verts
la beauté toute la beauté
crie
dans son nid tissé d’azur
l’enfant la mer aux poches s’émerveille
poursuit ses romances
« Dis veilleur
Où en est la nuit ?
Où la tempête
et la douleur ?
Où la vie ? »
10 avril 2023
Henri Droguet, Petits arrangements avec les mots,
Gallimard, 2025, p. 92.
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14/03/2025
Henri Droguet, Petits arrangements avec les mots
Chimère
Quelque part vers d’instables confins
dans l’énormité taciturne
l’aridité minérale des collines chauves
et le ciel à la fin lavé
qui ne fait plus son âge
un nuage petit miroir à cendres
miroir à nuit
inconsistant furtif galvanisé
toujours presque le même
tout simplement s’exténue
l’air s’allège
un monstre inexistant mugit partout
parmi d’autres murmures
et la forêt à quelques pas grondante
n’est plus qu’un songe arraché au silence
le voyant pesé jeté
soufflé l’enfant provisoire
qui passait ici passait
là
toujours à pas d’heure
ne marche plus
26 novembre 2023
Henri Droguet, Petits arrangements avec les mots,
Gallimard, 2025, p. 70.
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13/03/2025
Henri Droguet, Petits arrangements avec les mots
Intempestif
Insaisissable incolore le vent
longuement passe déborde
aux écheveaux plus noirs
que le noir édredons aveugles guenilles
une menue rivière va s’écoule
dans une lisière
et l’épais temps simplement perdu
l’enfant l’autre sans trace ni visage
étranger rebelle qui rêvasse encore
dans l’accès partagé
sous le grand ciel berceau caréné
il déchiffre et défriche
caresse son épave
son compte est rond
son compte est bon
20 septembre 2023
Henri Droguet, Petits arrangement avec les mots,
Gallimard, 2025, p. 62.
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12/03/2025
Henri Droguet, Petits arrangements avec les mots
Contremarche
Gisement buissonnier fouillis feuilleté
les nuages les impalpables courent
ke vent se produit il se précipite
dévore le mitoufle et la pontaine
c’est droit devant le noir à pluie passée
cœur à nus le figurant contrefait
ébloui s’engouffre bricole
et salue la beauté toute la beauté
un ange passe. On écoute
les eaux dans la nuit légères et fuyantes
l’automne sonore et le déferlement rentamé
de la mer bossue plus ou moins qui s’affuble
la route sera longue et rouge
7 mars 2022
Henri Droguet, Petits arrangements avec les mots,
Gallimard, 2025, p. 47.
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11/03/2025
Gérard Macé, Silhouette parlante
Les portraits retouchés en rêve
dont les couleurs pâlissent au lever du jour.
Les dignitaires disparus, effacés
des photos où l’on refait l’histoire.
Les acteurs vampirisés par leur rôle
dont on a oublié le vrai visage.
Nous vivons entourés de trous noirs
où s’engouffre le réel,
mais nous avons les illusions des chercheurs d’or
attirés par ce qui brille au fond d’une bassine.
Gérard Macé, Silhouette parlante, Gallimard, 2025, p. 60.
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10/03/2025
Près des bords du Cher
Photos Chantal Tanet
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09/03/2025
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse
Dis-moi, petite, la réalité ne serait-elle
qu’un peu d’eau que l’on prend dans sa main
et qui s’évapore ? L’enfance était-elle ce paradis
où la mort n’existait pas, où tout était réel ?
Où retrouverions-nous un peu de cette innocence
sinon dans l’amour ? L’amour est comme le sol
qui écorchait, lorsqu’on le rencontrait, en tombant.
Jacques Lèbre, L’amour est comme le sol, dans
Sonnets de la tristesse, Le temps qu’il fait, 2025, p. 73.
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08/03/2025
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse
À plat ventre sur un banc de pierre,
une petite fille émiette du pain.
Elle parle aux moineaux sous les branches
et les arbres acquiescent à cette source.
Le monde règne ans une fraîche unité.
Sauf que dans l’allée les passants s’en vont,
les arbres font de vastes gestes d’adieu
et je ne sais pas ce qui là se brise.
Jacques Lèbre, L’amour est comme le sol, dans
Sonnets de la tristesse,Le temps qu’il fait, 2025, p. 69.
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07/03/2025
Julia Peker, Marelle : recension
« démêler les ombres »
Jusqu’à une époque récente les enfants blessés dans leur vie et éprouvant les plus grandes difficultés à se construire, finissaient le plus souvent, devenus adultes, à la dérive ; l’aide extérieure nécessaire pour les aider, relativement récente, en sauve une partie du désespoir de vivre. Julia Peker, psychologue clinicienne, reçoit ces enfants et adolescents, garçons et filles, que la vie a commencé très tôt à détruire. Ses poèmes ne sont pas des comptes rendus de séances, ils ont été écrits à partir de soins faits d’écoute et d’échange, aussi l’expression « poèmes cliniques » de l’auteure pour les définir paraît-elle inadéquate : ils n’ont pas vocation à être lus par ceux et celles qu’elle a accompagnés dans leur détresse, mais par des lecteurs de poésie. Ces poèmes, en strophes de quelques vers brefs, rarement plus de vingt, restituent, en belle page, le "portrait" d’une rencontre qu’un titre, page de gauche, tente de présenter.
Marelle est aussi le titre d’un poème qui met crûment en lumière, la quasi-impossibilité d’un enfant cabossé de s’adapter à certaines pratiques sociales, ici à un jeu qui, en principe, n’est pas solitaire, courant dans les cours de récréation autrefois. Après avoir tracé sur le sol le dessin d’une marelle, l’enfant ne parvient pas à sauter, sans doute par crainte d’échouer ; preuve d’un rapport au monde, difficile ou peut-être impossible, qui apparaît avec force au lecteur. Souvent, les titres des poèmes sont éloquents : le saut, SOS, Noir, le cri, mutique, survivre à la nuit, la langue de personne, etc.
On devine que des drames familiaux, des violences, le décès d’un proche ou (et) l’absence des plus simples sentiments d’affection ont été à l’origine des troubles profonds que la psychologue tente de comprendre pour chercher avec l’enfant à les réduire. Mais il est rare que quoi que ce soit s’exprime à ce sujet. Souvent l’enfant reste muet, se ferme, parle d’autre chose, parfois quitte la pièce en refusant la main tendue, ce que traduit, parmi d’autres, une strophe :
tes mots ont pris le pli
s’avancent sur des lignes parallèles
pour ne jamais croiser
ce qui pourrait remonter du dedans
ne rien déterrer de tes nuits
ne rien voir de ce qui s’écroule
quand tu cherches à tenir
Quelle que soit la qualité de son écoute, l’adulte se retrouve régulièrement devant un enfant qui garde « un secret/défendu par la peur ». "Peur" est un des mots récurrents, marque du malaise d’exister, d’être là : c’est « la peur d’être vu », c’est « la peur [qui] secoue sans bruit [l]es épaules », c’est la peur de dire ce qui provoque la peur. Alors la voix « trébuche » de ne pouvoir dire, de ne pouvoir sortir d’un « labyrinthe à sens unique », et si l’on s’extrait du dédale c’est pour rester devant des « portes closes » : personne n’attend personne à la sortie.
La rencontre avec l’enfant ou l’adolescente(e) s’organise pour l’essentiel à partir de ses gestes, de ce qu’il peut dire et non de questions ; parfois, des mots mal acceptés parce qu’ils viennent de l’adulte — de l’autre —, provoquent le refus, interrompent toute possibilité d’échange, l’enfant s’absente ou se retire de la pièce, « le moindre mot/le moindre geste/et tout explose ». À l’inverse, le refus de la proximité peut se manifester par un flot de mots qui, d’une autre manière que le silence, éloigne la parole amie en face de soi, alors « les mots s’empilent/sans vraiment s’enchaîner ». Ce n’est pas dire que toute tentative d’approche échoue, que la psychologue ne peut rien faire ; même quand l’enfant se vit « seul contre tous », il essaie toujours de ne pas rompre avec ce "tous" et c’est par le regard qu’il accepte une aide, ce que relève l’auteure, « pour ne pas sombrer/ dans un gouffre sans fond/tu te contentes/ de croiser mon regard ». Le regard est, souvent, la voie d’où part une sorte de dialogue et, aussi, celle qui le bloque — on lit , parmi d’autres exemples, « ton regard se retire », « tes yeux sans regard s’enroulent en dedans ».
Même quand les mots s’échangent, ils ne font pas disparaître une tristesse, une douleur, des manques, la hantise de la perte, le sentiment que « les couleurs de la vie / [sont] introuvables ». Comment évacuer « les gravats de l’enfance » ? comment restituer sa plénitude à des « corps en morceaux », à une « unité morcelée » ? comment cette « plage secrète / délivrée des cris et du temps » à laquelle tous ces êtres blessés aspirent ? On sait que toute cette misère, depuis toujours, naît et se développe parce que la société ne se soucie pas, ou très peu, de la difficulté à se vivre, parce que les uns et les autres ignorent cette souffrance. Pourtant, elle est souvent proche et Julia Peker dit justement « mais que verrions-nous/sans tes questions qui font tourner le monde ? »
Le commentaire de sitaudis.fr
Julia Peker, Marelle. Dessins d’Edna Lindenbaur. Préface de Jean-Louis Giovannoni. L’Atelier contemporain. 176 p.. 25 €. Cetterecension a été publiée par Sitaudis le 18 janvier, 2025.
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06/03/2025
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse
Toutes les relations familiales, amicales,
nous tiennent par des fils plus ou moins tendus ,
cela dessine une sorte de toile, semblable
à celle que tissent les araignées silencieuses.
Mais si jamais il n’y a plus aucun de ces fils
l’âme tombe peu à peu en déshérence .
Quand elle n’est plus tenue par aucun lien,
alors, alors la tête tombe sur la poitrine.
C’est aussi qu’il n’y a plus d’horizon
où résiderait encore quelque espérance ténue
en route vers cet ici si désolant.
Je veux dire celui de la maison de retraite
où l’on parque tous ces vieillards, les uns
après les autres, mis là comme au rebut.
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, Le Temps
qu’il fait, 2025, p. 33.
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05/03/2025
Jacques Lèbre , Sonnets de la tristesse
Et si tout était complètement faux ? Que sais-je au fond,
de la vie intérieure de ma mère ? Ce que j’imagine
n’est peut-être d’aucune vérité dans la réalité.
Alors on dira que c’est de la poésie, dans un sens péjoratif.
Soit je suis dans la justesse, soit je suis dans l’erreur,
mais une maison de retraite n’est pas un endroit très gai.
Je me souviens de l’une d’elles et de l’ami qui s’y trouvait,
elle était dans un cadre bucolique, c’était un mouroir.
L’ami laissé lui-même (il avait perdu la mémoire)
serait vite devenu grabataire s’il y était resté,
pour qu’il se lève de son lit, il fallait le soutenir.
Je ne sais s’il y a une parte de vérité dans ce que j’écris,
mais si j’écris, sans doute est-ce pour répondre à un choc,
faire ressentit peut-être, ce qui ressemble à une violence.
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, Le Temps
qu’il fait, 2025, p. 40..
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04/03/2025
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse
3
Quelle tristesse… Tous ces vieillards assis
sur des fauteuils ou des fauteuils roulants, immobiles,
en rangs d’oignons ou en cercle dans la salle commune,
menton qui tombe sur la poitrine et qui semblent
ne plus rien attendre — sinon la mort.
Et quand vous passez, quelques têtes, mais pas toutes,
se relèvent, se tournent lentement, à mesure,
vous suivent des yeux — telles des vaches dans un pré.
Une fin de vie peut durer très longtemps,
et si l’on a toujours la conscience du temps…
Quelle tristesse … Tous ces regards éteints,
ce silence des vies qui viennent ici finir
et dont on ne soupçonne même pas ce qu’elles furent
ailleurs en leurs lieux et en leur temps.
Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, Le Temps qu’il fait,
2025, p. 27.
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03/03/2025
Kafka, Journal
Le voisin fait pendant des heures la conversation à la logeuse. Tous les deux parlent bas, la logeuse est presque inaudible, ce n’en est que plus énervant. J’ai interrompu l’écriture qui était repartie depuis deux jours, qui sait pour combien de temps. Désespoir pur. En est-il ainsi dans chaque logement ? Une telle détresse ridicule et nécessairement mortelle m’attend-elle chez chaque logeuse, dans chaque ville ? (…) Mais cela n’a pas de sens de désespérer immédiatement, plutôt chercher des moyens d’action, si fortement que — non cela ne va pas contre mon caractère, il y a encore un reste de judaïsme coriace en moi mais voilà, le plus souvent il aide la partie adverse.
Kafka, Journal, traduction Robert Kahn, 2020, NOUS, p. 745.
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