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14/01/2024

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé

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Le rêve, on le sait, donne des équivalences ; assez avilissantes le plus souvent, et terre à terre.

On n’y reconnaît très mal ce qui, de jour, est considéré avec enthousiasme ou idéalisme. L’amour n’y échappe pas. Le sentiment qui en faisait l’unité, qui en donnait le sens et l’atmosphère disparaît, comme s'il ne comptait pas. La matérialité est mise au premier plan. Non pas que le rêve salisse nécessairement l’amour. Mais plutôt il ne le voit pas, ni du reste la haine, ou l’aversion. Les sentiments le font songer à des objets, les objets ordinaires de notre vie quotidienne, de notre ordinaire le plus ordinaire. Il faut qu’il dénature, qu’il passe à des choses, et les choses mêmes, qu’il les fasse passer dans une autre catégorie.

 

Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, dans Œuvres complètes, III, Pléiade/Galimard, 2004, p. 495.

25/07/2022

Les poèmes d’Edgar Poe traduits par Stéphane Mallarmé,

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Un rêve dans un rêve

 

Tiens ! ce baiser sur ton front ! et, à l’heure où je te quitte, oui, bien haut, que je te l’avoue : tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été un rêve ; et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou en un jour — dans une vision ou aucune, n’en est-il pas pour cela pas moins PASSÉ ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est qu’un rêve dans un rêve.

 

Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or ! bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes doigts à l’abîme, pendant que je pleure ! pendant que je pleure ! Ô Dieu ! ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? Ô Dieu ! ne puis-je pas en sauver un de la vague impitoyable ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve.

 

Les poèmes d’Edgar Poe traduits par Stéphane Mallarmé, Gallimard, 1928, p. 55-56.

15/03/2022

Marie de Quatrebarbes, Aby

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Le rêveur, lorsqu’il se réveille, transporte avec lui un peu de son rêve, et les mots que le rêve lui donne pour le dire disent ce que le rêve donne par devers soi comme petit peu contenant le rêve à transporter. Un trouble léger survient alors, qui déborde le sens qu’il prête au rêve et le dévie. Le mot, la phrase se brouillent comme l’eau se trouble, la mare se strie de rondes sous le jet du caillou et s’obscurcit, car les mots du rêve sont ceux du trouble, ils sont vivants comme les grives, les petits pains en miettes qui flottent à la surface. Le caillou a des arêtes tranchantes qui coupent tout ce qu’elles trouvent. Elles coupent le rêve à l’endroit où se reflète le visage du rêveur.

 

Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 169.

23/01/2021

Unica Zürn, L'Homme-Jasmin

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                           L’Homme-Jasmin

 

Une nuit, au cours de sa sixième année, un rêve l’emmène derrière un haut miroir, pendu dans un cadre d’acajou au mur de sa chambre. Ce miroir devient une porte ouverte qu’elle franchit pour parvenir à une longue allée de peupliers menant tout droit à une petite maison. La porte en est ouverte. Elle entre et se trouve devant un escalier qu’elle monte. Elle ne rencontre personne ; La voilà devant une table sur laquelle il y a une petite carte blanche. Quand elle la prend pour y lire le nom, elle s’éveille. Ce rêve lui fait une si forte impression qu’elle se lève pour pousser le miroir sur le côté Elle trouve bien le mur mais pas de porte.

Prise d’un inexplicable sentiment de solitude elle se rend, le matin même, dans la chambre de sa mère — comme s’il était possible de retourner dans ce lit, là d’où elle est venue — pour ne plus rien voir.

Une montagne de chair tiède où l’esprit impur de cette femme est enfermé s’abat sur l’enfant épouvantée. Elle s’enfuit, abandonnant à tout jamais la mère, la femme, l’araignée !

 

Unica Zürn, L’Homme-Jasmin, traduction Ruth Henry et Robert Valançay, préface André Pieyre de Mandiargues, Gallimard, 1971, p. 13.

07/05/2020

Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood

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Quel sens donner au mauvais rêve de la mère putain,

Du père centenaire et du frère déserteur

Comme retranchés chacun dans une solitude amère,

Lequel aux fermages touchés, aux lettres sans réponse,

Sinon qu’on est trois fois coupable de survivre,

Volant aux morts leur dû, et pour justifier l’héritage

Profanant en songe celle qui fut la plus chère.

Mais une barque bleue enlisée dans la neige,

Le chahut de cinq cloches déréglée et fêlées,

Un train roulant à toute vapeur sur un pont de fer,

La façade en feu d’une forteresse qui s’effondre,

De ces obsessions nocturnes aux formes si précises

Rien ne laisse deviner la provenance et la clé.

 

Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood, Fata

Morgana, 1988, p. 9.

28/04/2020

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn

Robert Kahn, traducteur de Kafka, avec À Milena (2015), les Derniers cahiers (2017) et, cette année, les Journaux, tous livres publiés aux éditions NOUS, est mort le 6 avril 2020.

Quatrième extrait des Journaux pour lui rendre hommage.

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  Troisième cahier

 

J’ai rêvé aujourd’hui d’un âne ressemblant à un lévrier qui était très réservé dans ses mouvements. Je l’observai avec précision parce que j’étais conscient de la rareté de l’apparition, mais je ne conservai que le souvenir que de ce que sess pieds étroits, ceux d’un humain, ne purent me plaire à cause de leur longueur et de leur symétrie. Je lui offris des bottes de cyprès frais, vert foncé, que je venais juste de recevoir d’une vieille dame de Zürich (toute la scène se passait à Zürich), il n’en voulait pas, es reniflant à peine ; mais dès que je les eus posées sur la table il les dévora si complètement qu’il n’en resta qu’un noyau semblable à une châtaigne et à peine reconnaissable. On raconta plus tard que cet âne n’était jamais allé sur ses quatre pattes, mais qu’il se tenait toujours debout comme un homme et qu’il montrait sa poitrine brillante et argentée, ainsi que son petit bedon. Mais en fait cela n’était pas exact .

 

Franz Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 178.

16/03/2020

Julien Bosc, Neige d'avril

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ce matin sept heures trente

la mésange bleue est la première dans le cerisier

de peu suivie par la nonnette

 

— ça ne vole pas bien haut

— peut-être bien      mais c’est fort réjouissant

ces découvertes de petit jour après

le froid du lit la nuit

des rêves mi-figue mi-raisin

les poussières du réveil

le poêle en bas ici hésitant à reprendre

ça ne vole pas bien haut     moquiez-vous supérieur

mais tout de quoi

sachez

délier le dehors du dedans

 

Julien Bosc, Neige d’avril, dans Des Pays habitables,

N° 1, printemps 2020.

Photo T. H., juillet 3017.

30/12/2019

Yanette Delétang-Tardif, Vol des oiseaux

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                        Désir

 

De ces chants, de ces danses, de ces jeux

Liés à la terre en notre pesanteur

Nul chant ne monte, assez voluptueux,

Nulle forme perdue en elle-même

Ne rejoindra sa naissance de sève

 

Dont un esprit veut trouver la fraîcheur

Mais vous, oiseaux, image d’un désir,

Partez, glissez, plus légers que ce rêve

Où notre corps veut sentir qu’il s’élève,

Où notre cœur chante pour s’accomplir !

 

Yanette Delétang-Tardif, Vol des oiseaux,

Aristide Quillet, 1931, p. 20-21.

24/09/2019

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils

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En hommage à Julien Bosc, décédé le 24 septembre 2018

 

(...)

— Puis-je vous faire le récit d’un rêve ?

— D’un rêve ?

— Disons cela comme ça

— Oui

 

— J’étais assis, au bas de ce mur, mais un autre lui faisait pendant de telle sorte que j’étais dans un couloir... Je ne sais où le rêve avait commencé, je n’ai que la mémoire parcellaire de ce qui m’en reste, aussi ne puis-je pas vous dire qui ou quoi m’avait projeté dans ce couloir, si même on m’y avait projeté... J’y étais, seul, ni bien ni mal — il s’agissait d’autre chose... —, je ne pensais à rien de particulier mais confusément à tout lorsque soudain des chiens, je crois deux, oui deux chiens m’ont sauté à la figure, je veux dire au visage... Faible comme je l’étais après le trajet qu’on m’avait fait souffrir, je ne pus me défendre, vous vous en doutez. Et, en aurais-je eu la force, qu’aurais-je pu faire contre ces chiens dressés pour la haine ?... Je vous épargne les détails — à vous de même qu’à moi... je ne veux plus m’en souvenir... je dois m’en souvenir... je ne sais pas — mais j’eus le visage dévoré. Mon corps, non ! mes mains, non ! ma tête, non ! Ils n’avaient dévoré que mon visage. Mon visage et mon nom. Et je n’étais pas mort, pas même blessé.

 

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, éditons la tête à l’envers, 2015, p. 22-23. © Photo Tristan Hordé

04/04/2019

Arp, L'Ange et la Rose

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Comme l’étoile se réjouit

de l’ange d’argent.

L’ange est-il une rose d’argent ?

La rose est-elle une étoile ?

L’étoile est-elle un rêve ?

Le rêve rêve-t-il

de l’ange ou de la rose ?

Comme l’étoile se réjouit

de l’argent du rêve.

La rose d’argent est-elle un ange ?

Comme la rose se réjouit

de la lumière de l’ange.

Les roses d’argent entourent-elles les anges d’argent ?

Comme les étoiles sont parfumées.

Comme la rose se réjouit

du rêve de l’étoile.

Est-ce un rêve ?

Est-ce une lumière ?

Est-ce un ange ?

 

Arp, L’Ange et la Rose, traduction Maxime Alexandre,

Robert Morel, 1965, p. 18-19.

07/02/2019

Fernando Pessoa, le violon enchanté

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Sonnets

I.

 

Jamais nous n’avons d’apparence, que nous parlions

Ou que nous écrivions ; sauf quand nous regardons. Ce

                que nous sommes

Ne peut passer dans un livre ou un mot.

Infiniment notre âme est loin de nous.

Et quelque forte soit la volonté que nos pensées

Soient notre âme, en imitent le geste,

Nous ne pouvons jamais communiquer nos cœurs ;

Nous sommes méconus dans ce que nous montrons.

Aucune habileté de la pensée, aucune ruse des semblants

Ne peut franchir l’abîme entre deux âmes.

Nous sommes de nous-mêmes un abrégé, quand nous voudrons

Clamer notre être à notre pensée.

   Nous sommes les rêves des lueurs de nos âmes,

   Et l’un l’autre des rêves les rêves des autres.

 

Fernando Pessoa, le violon enchanté, traduction Olivier Amiel pour

les sonnets, Christian Bourgois, 1992, p. 295.

03/12/2018

Suzanne Doppelt, Rien à cette magie

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la terre est ronde comme un œuf de poule ou d’autruche, un cercle imprécis dix-neuf fois plus grand que la lune d’où un jeune homme est tombé avec son double effronté, la jolie boule du monde, c’est son modèle réduit, de toutes les figures la plus semblable à elle-même, il doit se courber pour la reproduire puis la traverser. Une circumnavigation destinée à lui seul plus à quelques marins appointés, il faut du souffle et le sens de l’orientation car le commencement et la fin se confondent, un troisième œil électrique aussi afin de maintenir le fantôme en image, le ballon d’essai si bien gonflé et suspendu au bout d’un fil, une idée fixe toujours sur le point d’être emportée. Par le milieu un trop plein d’air ou un mauvais courant, un microclimat et plus rien ne tourne rond, il lui faudra des lunettes spéciales le laissant voir sans lui montrer grand-chose, le vide d’un rêve qui se déplie et se replie, neuf sphères qui composent le système du monde, moins une , peinte et cadrée avec grand art. 

Suzanne Doppelt, Rien à cette magie, P. O. L, 2018, np.

02/12/2018

Laurent Cennamo, L'herbe rase, l'herbe haute

   

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Le mot  "épinette" me revient, en lien d’abord avec cette minuscule église — une sorte de châsse géante, illuminée, au bord de l’Arno, à Pise : Chiesa della Spina. Ensuite avec un rêve de la nuit passée où, peut-être à Pise justement, je voyais, en gros plan, jaillissant de la terre, la partie centrale (une sorte de longue épine) en or (en tout cas dorée) d’une sorte de balance dont les deux plateaux étaient absents ou avaient disparu. Chose précieuse, antique, brillant de mille deux (un peu menaçante également), que je suis très fier de pouvoir nommer, presque doctement, à quelqu’un qui est là dans la nuit : « antene » (qui s’écrit peut-être avec un accent circonflexe — antêne— comme s’il s’agissait d’un mot grec). Mot très ancien, oublié, écrit sur le sable ou sur fond d’or, de feuillage de fin d’octobre bruissant, éblouissant.

                                                                                       (le mot "épinette")

 

Laurent Cennamo, L’herbe rase, l’herbe haute, Bruno Doucey, 2018, p. 73.

 

20/10/2018

Cécile A. Holdban, Toucher terre

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                    Autour d’elle

Des images se retournent dans l’ombre

Si simple la nuit assise au fond du corps

d’être pur langage, vérité d’une origine

inscrite.

 

Sortilège du son

on achève l’orage dans le creux d’une oreille

des chevaux mortellement blessés se brisent

entraînent dans les tranchées l’infini galop des mots

 

la lumière creuse plus profond dans ce rêve

en perles sur la peau d’une rosée nocturne

le temps chaviré du poème parmi

les interstices de la foudre.

 

Mais balbutiant il faudra tout reprendre

de la gorge au souffle, resserrer le jour et sa robe trop courte

comme un vêtement d’amour

sur les restes en pièces de la nuit.

 Quelque chose tombait dans le silence. Un son de mon corps. Mon dernier mot fut  je mais je parlais de l’aube lumineuse.(Alejandra Pizarnik)

 

                                                    Cécile A. Holdban, Toucher terre, Arfuyen, 2018, p. 44.

04/06/2018

Édith Azam, Oiseau-moi

 

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Il y a des centaines de bancs,

et là encore je me grave

écris des mots d’amour

et des envols d’oiseaux.

Je sais

je sais

elle ne sait pas :

je résiste

et vais me dire

qu’Hannah est là

parce que tout simplement :

elle y est.

Ça ne tient pas debout ?

Peu importe

je rêve à m’y méprendre

au-delà de

toute expression.

No sens no sens

j’ai peur Hannah.

J’avale un peu de nuit

pour me calmer

cailloux noirs ronds glacés

et cest si triste alors.

Ce serait bien parfois

que la fatigue

se repose.

Ce serait bien :

diminuer…

No sens no sens…

 

Édith Azam, Oiseau-moi, Lanskine, 2018, p. 18.