15/07/2020
Norge, La langue verte
La porte
Non, n’ouvre pas cette porte,
Ça donne sur l’océan...
Ça donne sur des cloportes...
Pas compris ? Sur le néant !
Après ça, c’est difficile
D’aller vivoter, Cécile,
C’est difficile, Zaza,
De vivoter après ça.
Disons qu’on a des raisons
De froid, de vent, de tonnerre.
N’ouvre pas, disons, disons
Que c’est pour les courants d’air.
Au bonheur des maisonnées
Il faut des portes fermées,
— Tralalire et troundelaire —
D’ailleurs l’usine a sifflé,
Il est grand temps d’y aller,
Prends bien la porte ordinaire !
Norge, La langue verte, Gallimard,
1964, p. 73-74.
08:02 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : norge, la langue verte, la porte, néant | Facebook |
04/06/2019
John Clare, Poèmes et proses de la folie
Je suis
Je suis ce que je suis pourtant personne ne le sait ni n’en a cure
Mes amis m’ont abandonné comme on perd un souvenir
Je vais me repaissant moi-même de mes peines —
Elles surgissent pour s’évanouir —armée en marche vers l’oubli
Ombres parmi les convulsives les muettes transes d’amour —
Et pourtant je suis et je vis — ainsi que vapeurs ballotées
Dans le néant du mépris et du bruit
Dans la vivante mer des rêves éveillés
Où nul sentiment de la vie ne subsiste ni du bonheur
Rien qu’un grand naufrage en ma vie de tout ce qui me tient à cœur
Oui même mes plus chers soucis — les mieux aimés
Sont étrangers — plus étrangers que tout le reste
Je languis après un séjour que nul homme n’a foulé
Un endroit où jamais encore femme n’a souri ni pleuré —
Pour demeurer avec mon Dieu mon Créateur
Et dormir de ce doux sommeil dont j’ai dormi dans mon enfance
Sans troubler — moi-même introublé où je repose
L’herbe sous moi — couvert par la voûte du ciel
John Clare, Poèmes et proses de la folie, traduction Pierre Leyris, 1969, p. 77 et 79.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : john clare, poèmes et proses de la folie, pierre leyris, oubli, abandon, néant | Facebook |
19/10/2017
Pierre Reverdy, Sable mouvant
Tard dans la vie
Je suis dur
Je suis tendre
Et j’ai perdu mon temps
À rêver sans dormir
À dormir en marchant
Partout où j’ai passé
J’ai trouvé mon absence
Je ne suis nulle part
Excepté le néant
Mais je porte accroché au plus haut des entrailles
À la place où la foudre a frappé trop souvent
Un cœur où chaque mot a laissé son entaille
Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement
Pierre Reverdy, Sable mouvant, Poésie / Gallimard,
2003, p. 87.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Reverdy Pierre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sable mouvant, tard dans la vie, absence, néant, tard dans la vie je suis dur je suis tendre et j’ai perdu mon | Facebook |
27/12/2016
Eugène Savitzkaya, À la cyprine
Crosse de la fougère née de la décomposition du monde, volubilis issu des boues, âpre arum urticant, ortie comme bouclier, boucle du liseron se propageant selon le métré précis qu’indique l’amas des racines, et coiffant les buissons de cassis, enroulement et déroulement, vie après mort, mort après vie, semant, perdant, poussant contre les murs du vide et du néant et rompant la pierre comme pain sec
Eugène Savitzkaya, À la cyprine, les éditions de Minuit, 2015, p. 60.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Savitzkaya Eugène | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : eugène savitzkaya, à la cyprine, nature, mort, vie, vide, néant | Facebook |
06/12/2016
Georges Bataille, Poèmes
ma folie et ma peur
ont de grands yeux morts
la fixité de la fièvre
ce qui regarde dans ces yeux
est le néant de l’univers
nos yeux sont d’aveugles ciels
dans mon impénétrable nuit
est l’impossible criant
tout s’effondre
Georges Bataille, Poèmes, dans
Œuvres complètes, IV, Gallimard,
1971, p. 16.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Bataille Georges | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : georges bataille, folie, fièvre, peur, néant, nuit | Facebook |
02/06/2016
Albert Camus, Carnets III, mars 1953-décembre 1959
Cahier VII, 1953
Nécessité d’une aristocratie. Dans le présent, on ne peut en imaginer que deux : celle de l’intelligence et celle du travail. Mais l’intelligence à elle seule n’est pas une aristocratie. Ni le travail (les exemples, dans les deux cas, sont évidents). L’aristocratie n’est pas d’abord la jouissance de certains droits, mais d’abord l’acceptation de certains devoirs qui, seuls, légitiment les droits. L’aristocratie c’est à la fois s’affirmer et s’effacer. Pour sortir de soi (définition du devoir) l’intelligence ne peut aller vers les privilèges. Les uns font partie d’elle-même, les autres sont le contraire de l’intelligence. Et le devoir ne consiste ni à s’affirmer ni à se supprimer mais à faire servir ce qu’on affirme. Elle ne peut donc aller que vers le travail qui est son devoir et sa limite. Le travail de son côté ne peut aller vers l’abêtissement, inconscient ou conscient (humiliation généralisée de l’intelligence) qui est ou lui-même, ou son contraire (voir plus haut). Il ne peut donc aller que vers l’intelligence… Finalement l’aristocratie du travail et celle de l’intelligence ne sont possibles, dans le présent, que si elles se reconnaissent l’une l’autre, et commencent à marcher l’une vers l’autre pour consacrer un jour une seule image supérieure de l’homme.
La seule source de l’aristocratie c’est le peuple. Entre les deux, il n’y a rien. Ce rien qui est la bourgeoise, depuis 150 ans, essaie de donner une forme au monde et n’obtient qu’un néant, un chaos qui ne se survit encore qu’à cause de ses anciennes racines.
Albert Camus, Carnet III, mars 1953-décembre 1959, Folio / Gallimard, 2013 (1989), p. 122-123, 123.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : albert camus, carnets iii, aristocratie, intelligence, travail, bourgeoisie, néant | Facebook |
10/05/2016
Georges Perros, Poèmes bleus
Je te propose ce fugitif compagnonnage
Entre le chien et le loup
De l’aboiement crépusculaire
Je te demande de m’aider
À extraire de nos solitudes jumelles
Un peu de cette magie
Grâce à laquelle se renouvelle le bail
Se rafraîchissent nos tristes idées
Qui sont comme pierres dans un désert sans oasis
Stupidement debout contre le mur du néant
Comme lorsqu’on attend quelqu’un
Qui ne viendra pas
Qui ne viendra plus
Le rendez-vous n’aura pas lieu
Les pierres de Carnac sont comme ces idées
Muettes comme l’éternité
Justes bonnes à attirer ceux qui veulent savoir tout
Par le biais de qui ne sait rien
Ô l’Histoire belle paresse,
Mais vivre en est une autre, histoire,
Rempli d’épines, le chemin,
Et n’ignore-t-on pas encore
L’étrange énigme d’ici-bas ?
Georges Perros, Poèmes bleus, Gallimard,
‘’Le Chemin’’, 1962, p. 53-54.
05:01 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : georges perros, poèmes bleus, solitude, néant, attente, carnac, histoire | Facebook |
26/11/2015
Raymond Queneau, Une trouille verte, dans Contes et propos
Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours redouté ce qui pourrait me causer quelque ennui, aussi ai-je eu peur successivement de Croquemitaine, des figures de cire des Musées Dupuytren, des places trop fréquentées par les véhicules, des voyous, des pots de fleurs qui tombent sur la tête, des échelles, de la chaude-pisse, de la vérole, de la Gestapo, des V2. La paix n’a bien sûr, en aucune façon, calmé ces alarmes : ainsi, l’autre soir, je mange de la purée de marrons et je me mets à rêver que je suis dans une djip et que le conducteur ne parvient pas à éviter une épaisse colonne, je la vois venir, je me dis qu’on rentre dedans, ça y est, on est rentré dedans, tout noircit ; dans le noir, je me dis : je suis mort, je me dis : c’est comme ça quand on est mort, et puis je me réveille, l’estomac gros et le cœur battant. J’allume, je regarde la montre, il est deux heures, deux heures du matin, bien tôt encore, et je me lève pour aller pisser. Comme je ne pratique pas le pot de chambre, il faut que je me rende aux vécés. Il y a un long couloir. Je le traverse en disant : si ceci, si cela. J’arrive à me faire peur et je pénètre dans les chiottes bien heureux de pouvoir fermer la porte derrière moi, pour couper court, et se sentir chez soi, et non seulement fermer la porte, mais aussi tourner le verrou.
Je pisse.
Je tire sur la chasse d’eau.
Quand l’hygiénique glouglou se fut tu, je perçus dans le couloir la présence de néants, sans ambiance d’existence, ce qui me fit chaud dans les dents, froid sous les ongles, horripilation générale. Une frousse abjecte s’empara de mon âme et, prenant ma tête à deux mains, je m’assis sur le siège des vatères en gémissant sur mon sort immonde.
[...]
Raymond Queneau, Une trouille verte, dans Contes et propos, Gallimard, 1981, p. 157-158.
05:04 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, une trouille verte, contes et propos, peur, rêve, insomnie, néant | Facebook |
03/09/2015
Pascal Quignard, Petits traités, V
Photo E. de Sabbia
Le livre est un petit parallélépipède où nous serrons des mots que nous emplissons de désir. Ces mots sont agencés en sorte qu’ils évoquent des choses nées de rien et qui ne portent aucune ombre. C’est sur fond de néant une énigme autour de laquelle nous tournons immobiles.
Toute lecture est une chimère, un mixte de soi et d’autre, une activité de scènes à demi souvenues et de vieux sons guettés. Il joue avec les chaînes d’or du langage.
Il romance sa vie avec ce qu’il lit. Il emploie son corps à ce qui n’est pas. Il argument avec ce qui argumente. Il rêve dans l’abandon. Il aime et, plus simplement qu’il aime, il hait.
Pascal Quignard, Petits traités, V, Maeght, 1980, p. 51 et 135.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Quignard Pascal | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pascal quignard, petits traités, v, livre, mot, énigm, néant, lecture, chimère, haine | Facebook |
30/09/2014
Édith Azam, Jean-Christophe Bellevaux, Bel échec, images d'Elice Meng
L'écriture à quatre mains est possible sans une grande complicité de la part des auteurs : ils peuvent choisir de suivre une contrainte forte et c'est ce qui a été retenu pour l'écriture des vingt poèmes de Bel échec. L'un propose un texte, l'autre s'y introduit et ajoute des vers ; le premier intervient et transforme, ou non, son texte de départ, et ainsi de suite jusqu'à accord sur l'ensemble. L'attribution à chacun est aisée, l'un a barré ses vers et l'on reconnaîtra, par son usage personnel des deux points, qu'il s'agit d'Édith Azam. Jean-Christophe Bellevaux, de son côté, introduit dans ses vers des allusions diverses, littéraires (« l'éternité retrouvée », « ah que le temps vienne », « mon enfant ma sœur », « Poèmes bleus »), picturales (« l'Origine du monde »), à des chansons (« the show must go », chanson de Queen), etc., et use d'un vocabulaire propre à l'oral (par exemple, « un max », « on est cool »), deux pratiques étrangères, sauf erreur, à Édith Azam.
Les interventions touchent toujours d'abord le début des poèmes, puis n'importe quel endroit ; dans un seul cas, l'ajout d'Édith Azam ouvre un poème (le onzième) et prolonge ainsi le précédent :
Et puis qu'avons-nous fait ?
le vin la fatigue les cigarettes
sont des données objectives
qu'aurions-nous dû mieux faire ?
Le plus souvent, l'insertion dans le poème se fait après les premiers vers, puis dans le corps du poème, un mot ou un fragment étant repris ou glosé ; dans le premier poèmes, « feu » et « as-tu vu s'envoler [...] » entraînent « as-tu vu dans la nuit [...] », puis « brûlait » ; dans le poème 9, le vers « tout va, la pluie, l'absence, tout va bien » est prolongé par :
« tout va bien
tout s'en va
tout est perdu ;
très bien...
mais que l'échec au moins
on le tente au plus juste
oui
que l'échec humain soit :
notre plus bel échec. »
On peut se demander si, dans l'esprit d'Édith Azam, le fait de barrer ses vers n'était pas seulement une façon de les distinguer de ceux de Jean-Christophe Bellevaux, mais aussi une volonté de marquer une distance, un trouble vis-à-vis de son écriture. Ce qui est certain, c'est que le motif de l'échec parcourt l'ensemble du recueil.
Il y a d'abord l'idée d'ignorance des choses, le fait que l'on ne parvient pas à donner un sens à la vie que l'on mène, que la vie n'est que défaite puisque conduisant à la mort sans même qu'on puisse s'arrêter quelques instants et revivre par le souvenir des moments heureux : on perd tout, la mémoire s'enfuit et l'on ne peut qu'à peine revoir des « débris d'enfance / le vieux singe en peluche », toute continuité impossible. Abondent dans le texte les rêves de faire autre chose, d'être un autre, à travers des formulations comme "j'aurais voulu", "j'aimerais", "ce serait si beau", ou dans le vœu rimbaldien du nouveau, en partant « loin », dans un ailleurs qu'il n'est pas nécessaire de définir, en inventant aussi des langages neufs pour dire les jours autrement. Mais rien ne semble permettre de sortir de l'enlisement qu'est la vie, et quelles que soient les solutions imaginées, les évasions tentées par l'alcool ou le cannabis, s'impose le vide dans une vie jugée « sans importance » — "vide" est un mot récurrent dans Bel échec. Rien ne peut combler le vide, pas même les questions que l'on se pose : elles ne peuvent être que répétées sans trouver de réponse, ainsi « Qui suis-je ? ». La tentation serait d'apprécier « le néant de la béatitude », la « douceur délicieuse du vide », mais comment sortir de ces oxymores ?
La langue n'est pas épargnée qui, elle aussi, « sombre [...] dans le vide », les mots seraient « indigents » et, dans un mouvement de rejet, l'un est prêt à tout abandonner : « foutez-moi le bagage des mots à la mer ». Mais cependant, seules les « singeries » qu'ils représentent donnent le moyen de surmonter la peur de vivre, la peur de la mort, et ce n'est pas un hasard si Jean-Christophe Bellevaux cite dans ses vers, sans guillemets, des fragments de littérature, si parallèlement Édith Azam continue d'écrire « afin de s'écarter / au mieux / de la vie trop étroite ».
On comprend ainsi le sens du titre Bel échec. S'il y a perte, si l'oubli dévore tout, si le quotidien n'est d'abord que heurts et larmes — « c'est gris je dois dire / pas même pastel ou aquarelle / juste gris ça fait pas envie » — il n'empêche qu'il faut toujours rester debout, durer, et se servir pour cela de « la ragouillasse de mots », et écrire puisque « nous ne pouvons pas mieux ».
Édith Azam, Jean-Christophe Bellevaux, Bel échec, images d'Elice Meng, Dernier Télégramme, 2014, 48 p., 10 €.
05:00 Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Édith azam, jean-christophe bellevaux, bel échec, images d'elice meng, vide, néant, écriture | Facebook |
16/05/2014
Anise Koltz, Galaxies intérieures
Le poème
est le regard posé
sur un présent illisible
Des espace se forment
et s'écroulent
devant toi
Le poème
voit sans yeux extérieurs
suspendu
par-dessus le vide des siècles
Il constate :
Tout est dans rien
*
À René
Je te revois en rêve
sombre demeure des morts
où tu vis et travaille
Parfois tu me fais signe
de ta terrasse planétaire
Ton ombre m'approche
jetant à mes pieds
notre monde partagé
*
J'ignore pour qui
pourquoi je vis
J'ignore pour qui
pourquoi je meurs
Anise Koltz, Galaxies intérieures, Arfuyen,
2013, p. 69, 91, 52.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : anise koltz, galaxies intérieures, poème, néant, souvenir, rêve, mort, signe | Facebook |
26/04/2014
Anise Koltz, Galaxies intérieures
Quel destin se cache
sous mes paupières closes ?
Invente-t-il
une autre réalité du monde ?
Les séquences se suivent
d'après un ordre nouveau
Alertant le sans
orchestrant des apparences trompeuses
Des constellations défilent
devant mon écran intérieur
Des personnages apparaissent
formés de la matière de l'ombre
Jusqu'à ce que la nuit émigre
devant l'apparition du jour
*
Les chemins parcourus
étant sans mémoire
mes pas
ne se sont pas fixés
Je pars
je reviens
Je quitte la terre
pour me blottir sous elle
Je réapparais
éclairée
par quelques moments
de lumière
entre le néant et le néant
Anise Koltz, Galaxies intérieures, Arfuyen,
2013, p. 54, 56.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : anise koltz, galaxies intérieures, destin, nuit, lumière, néant | Facebook |
23/02/2014
Raymond Queneau, L'instant fatal, dans Œuvres complètes,I
Je crains pas ça tellment
Je crains pas ça tellment la mort de mes entrailles
et la mort de mon nez et celle de mes os
Je crains pas ça tellment moi cette moustiquaille
qu'on baptise Raymond d'un père dit Queneau
Je crains pas ça tellment où va la bouquinaille
la quais les cabinets la poussière et l'ennui
Je crains pas ça tellment moi qui tant écrivaille
et distille la mort en quelques poésies
Je crains pas ça tellment La nuit se coule douce
entre les bords teigneux des paupières des morts
Elle est douce la nuit caresse d'une rousse
le miel des méridiens des pôles sud et nord
Je crains pas cette nuit Je crains pas le sommeil
absolu Ça doit être aussi lourd que le plomb
aussi sec que la lave aussi noir que le ciel
aussi sourd qu'un mendiant bêlant au coin d'un pont
Je crains bien le malheur le deuil et la souffrance
et l'angoisse et la guigne et l'excès de l'absence
Je crains l'abîme obèse où gît la maladie
et le temps et l'espace et les torts de l'esprit
Mais je crains pas tellment ce lugubre imbécile
qui viendra me cueillir au bout de son curdent
lorsque vaincu j'aurai d'un œil vague et placide
cédé tout mon courage aux rongeurs du présent
Un jour je chanterai Ulysse ou bien Achille
Énée ou bien Didon Quichotte ou bien Pansa
Un jour je chanterai le bonheur des tranquilles
les plaisirs de la pêche ou la paix des villas
Aujourd'hui bien lassé par l'heure qui s'enroule
tournant comme un bourrin tout autour du cadran
permettez mille excuz à ce crâne — une boule —
de susurrer plaintif la chanson du néant
Raymond Queneau, L'instant fatal, dans Œuvres complètes,
I, édition établie par Claude Debon, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 123.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, l'instant fatal, mort, nuit, sommeil, deuil, néant | Facebook |
25/12/2013
Jean Tardieu, Formeries
Comme bientôt
(Grains de sable les étoiles)
Comme
j'entends déjà
mourir ma raison ma mémoire
dans les chantiers déments de l'avenir
soit que j'ouvre la porte
ou que je la referme sur
l'obscurité qui m'enfante et qui m'efface
et qui livre au néant radieux le réel
toujours promis aussitôt dérobé
bientôt
ne seront plus les signes de tous noms
que grains de sable au fond des arches creuses
où fut le tendre globe de nos yeux et où
circule et se dérobe nu
le solitaire espace
et sonneront les sons des mots
toujours repris et déformés de bouche en bouche
et déjà dans ma voix
depuis longtemps
ils se sont sans rien
dire entrechoqués jusqu'à
l'éclatement
et redisant et redisant rabâchent
un seul époumoné murmure
car c'était toi oui c'était moi
l'un qui profère l'autre se tait
l'un qui parle et l'autre entend
si c'est lui c'est aussi moi
c'est vous aussi mais nul ne vient nul n'apparaît
pour interrompre ou désigner
l'origine et la fin sinon
cet astre obtus porté vers l'astre
et cent mille qui viennent
vers cent mille autres qui s'en vont
en s'enfonçant dans cette nuit
inconcevable
où le miracle me fascine m'éblouit
me fait vivre me tue
mais sans remède
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976,
p. 35-36.
05:00 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Tardieu Jean | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean tardieu, formeries, néant, réel, mots, obscurité, miracle | Facebook |
03/08/2013
Guillevic, Accorder, poèmes 1933-1996
Ce qui dans la pleine nuit
Te manque
Ce n'est pas que la lumière.
Mais cette espèce de plafond
Qui dans le jour forme le ciel.
Cette absence
Gonfle l'immensité
Te diminue encore.
Te voici fourmi
Sans fourmilière,
Égaré comme dans le néant.
24.01.95
Guillevic, Accorder, poèmes 1933-1996, édition établie et
postfacée par Lucie Albertini-Guillevic, Gallimard, 2013,
p. 283.
06:49 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Guillevic Eugène | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : guillevic, accorder, poèmes 1933-1996, la nuit la jour, néant | Facebook |