09/03/2014
Jacques Roubaud, Octogone
Entrecimamen
Dans les branches les plus hautes de grands arbres, des pins, des sapins, cèdres, mélèzes, sous le vent fort mais régulier, qui n'est pas le vent de tempête qui choque, entrechoque, embarrasse, punit, arrache, déracine, mais le beau grand vent constant, pressant, pressé des provinces méditerranéennes, le "cers" du Minervois, des Corbières, l'accouru des l'océan sous les Pyrénées aux tempes minces, sous la noire Montagne Noire, par le seuil de Naurouze, étroit comme la taille de la reine Guenièvre, ou bien le mistral de Provence dévalant des Alpes vers le Rhône, "Rozer", son féal, son chevalier-fleuve, tombant aussi des Cévennes rêches, le "Maïstre" chanté par Guilhem Faidit, le maître absolu des vents, se précipitant vers Arles aux arènes ventées, lançant sur les Saintes-Maries ses taureaux invisibles, le "cers", le mistral qui poussent et bousculent et secouent et mêlent les nuages ou les chassent des hauteurs lavées du ciel, qui décident de leur course vers la mer, qui dans la mer en grand chambardement saisissent, frappent les vagues, les verdissent, les secouent, les fusillent de sable, de galets, de coquillages, de bois fossiles, de débris de naufrages, galions espagnols, galères barbaresques, trirèmes grecques, carthaginoises, phéniciennes, de racines d'iris, de thyms et lavandes, de coques d'amande, d'aiguilles trempées de résine, d'écumes meringuées, bouclées, mouvantes à creux bleus, qui croisent et recroisent en surface des baies, des golfes, des criques, levant les ondes, las undas del mar, dispersant reflets, flèches lumineuses, étincelles, dans les très hautes branches de tels arbres, à ma vue, des années, toujours du même point, sur les oreillers à la tête du lit de cuivre à la Tuilerie, dans les carreaux de la fenêtre grattée en même temps par le grenadier qui s'interposait par intermittence, j'ai regardé, j'ai absorbé de contemplations nombreuses concentrées ou rêveuses les réactions des branches ainsi agrippées et empoignées par un poing presque solide d'airs, l'emmêlement de feuilles, de brindilles [...]
Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois prose, Gallimard, 2014, p. 9-10.
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08/03/2014
Guillevic, Accorder
Pour Jean Tardieu
J'ai pour toi sur ma table un objet rond et lourd,
Un assez gros caillou pour qu'on le nomme pierre,
Ramassé l'an dernier près d'une sablière,
Couleur de longue pluie ainsi qu'était ce jour.
Je veux savoir de lui si je suis son recours,
Mais il répond toujours de façon outrancière,
Comme s'il refusait le temps et la lumière,
Comme un qui voit le centre te boude l'alentour,
Qui n'aurait pas besoin de se trouver soi-même
Et de chercher plus loin qu'on l'accepte ou qu'on l'aime,
Qui n'aurait le besoin, plutôt, de rien chercher.
Nous toujours à l'affût, toujours sur le qui-vive,
Nous qui rêvons de vivre une heure de rocher,
Cherchons dans le caillou la paix des perspectives.
28 décembre 1958
Guillevic, Accorder, édition établie et postfacée par Lucie Albertini-Guillevic, Gallimard, 2013, p. 91.
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07/03/2014
Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635), Le Mespris de la vie et consolation contre la mort
Pense combien de tems, pauvre homme miserable,
Il y a que tu bois, manges, veilles, et dors,
Dors, manges, veilles, bois, et destors et retors,
De ce mesme fuseau le filet variable ;
En fin de tant de maus la charge insupportable,
Qui sur toy chacque jour descharge ses effors,
Et ta satieté de tant vivre en ce cors
Te feront desirer la mort inevitable.
C'est peu de cas de vivre, un tel bien est permis
Egalement à tout, jusqu'aus moindres fourmis
Qui vivent en commun dessous la terre espaisse,
Mais delaisser la vie en resolution,
Et mourir gouverneur de son affection,
C'est là le plus haut point de l'humaine sagesse
Jean-Baptiste Chassignet, Le Mespris de la vie et consolation contre la mort, édition critique par H. J. Lope, Droz, 1967.
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06/03/2014
Henri-Pierre Roché, Don Juan et...
Don Juan et La Louchon
Ah ! dit la femme du sergent qui passait par là, c'est cette petite traînée de Louchon que vous attendez ce soir ,
« Hein, vous n'avez qu'à siffler et elle vient se coucher come une vraie petite chienne !»
« Non, Madame, ce n'est pas ainsi ! Je l'attends et je ne sais pas si elle viendra.»
« Si elle vient, ce n'est pas sûr d'avance qu'il arrivera ce que vous pensez. »
« Et si cela arrive, c'est une grande grâce qu'elle me fera. »
Don juan et Florine
Sa nuque brillait dans la fête, et ses tempes étaient fines.
Don Juan la pria, l'emmena dans le bosquet, sauta en selle et l'invita à monter avec lui son beau cheval.
Yeux baissés, souriante, elle se laissa placer entre ses bras.
Le cheval partit d'un doux galop, contourna une pelouse du parc, et bientôt piqua vers la forêt.
Pâmée, « Ah, pourquoi, murmura-t-elle, les hommes m'aiment-ils ? »
Don Juan ralentit son cheval. Il y avait devant eux un tas de feuilles mortes. Quand ils passèrent à côté, sans la regarder, il la poussa dedans.
Et il continua vers la forêt.
Henri-Pierre Roché, Don Juan et..., André Dimanche, 1994, np.
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05/03/2014
Jean Grosjean (1912-2006), Une voix, un regard, textes retrouvés
L'homme quittera
II. Fuite
Les jours passent comme des nuages
et leur ombre sur la terre.
Le mobilier ne change guère,
vergers de prunes bleues ou jaunes,
noyers bruns à forte odeur,
tendres mousses sur la roche,
envols d'oiseaux qu'interrompt
le froid. Mais les parents
que nous venions voir se sont
enfuis à notre approche.
XI. Brume
Brume sur les champs.
L'amour de toi.
Tu ne te dédis pas,
tu ne t'éloignes que peu.
Je n'entends qu'à peine
les morts derrière toi.
Je vois dans la brume
luire tes cheveux.
Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés
1947-2004, édition de Jacques Réda, préface
de J.M.G. Le Clézio, Gallimard, 2013, p. 85-86, 90.
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04/03/2014
Jean Grosjean (1912-2006), Une voix, un regard
Nos pas se posent...
Nos pas se posent
sur les pierres qui dorment dans le sol
sur les cheminements des fourmis
Que de paroles dans notre tête
leur danse et l'arrière-goût
de toutes les choses entendues
Mais pas de langage à la bouche
Nos pas seuls
leurs crissements sur les brindilles
leur poussière
Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés 1947-2004, édition de Jacques Réda, préface de J.M.G. Le Clézio, Gallimard, 2012, p. 99.
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03/03/2014
Jacques Roubaud, Ode à la ligne 29 des autobus parisiens
Chant I
Strophe première
Du terminus saint-Lazare
à l'arrêt Havre-Haussmann
L'autobus vingt et neuf, départ de saint-lazare
Comme la ligne vingt
Ce n'est pas par hazare
Les lignes dont le nom commence par un deux
Partent toutes
Partaient
Des lazaréens lieux
À moins que dépecée un jour par un caprisse
De la èr-a-té-pé quelqu'un ne finisse
Ailleurs : ainsi le vingt et deux à l'opéra
Célèbre par son chic et par ses petits ra
Ce haut lieu musical où des milliers se prèsse
Tels des touristes zen partance vers la grèsse
Pour entendre don juan, falstaff ou turandot
Avec plus de ferveur qu'en attendant godot
De mauroy disait quidam dedans la poste
Confondant avec la rue où fidèle au poste
La donzelle chanté' par brassens opérai
Le recrutement d'un client bien argentai
J'insère ici deux vers que je vous donne en primes
Afin de respecter l'alternance des rimes
Dans un film de clouzot autre confusi-on
Analogue on entend
Belle précisi-on
"On ne badine pas avec l'amour" d'alfrède
De musset
Admirez !
[...]
Jacques Roubaud, Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, éditions
Attila, 2012, p. 11.
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02/03/2014
Pierre Bergounioux, Obazine
Lorsqu'il m'a pris fantaisie de chercher, à la bibliothèque municipale de la sous-préfecture natale, les livres qui se rapporteraient à la contrée à ses habitants et, pourquoi pas, à la bibliothèque elle-même, qui était un endroit très étrange, je ne les ai pas trouvés. J'ai supposé que des titres trompeurs, comme Le Rouge et le noir, par exemple, en dissimulaient le contenu effectif ou que j'avais mal cherché. C'est plus tard, à la réflexion, que j'ai compris. Ils étaient restés dans l'encrier.
L'expérience de la lecture présentait, pour ce qui nous concernait, un caractère essentiellement contradictoire et, par suite, très déconcertant. Les livres parlaient invariablement d'endroits où l'on n'avait jamais mis les pieds, de gens différents avec d'autres vues, un autre langage tandis qu'il n'y était jamais fait mention des lieux familiers, de leurs occupants.
Ou bien les personnages n'avaient d'existence que sur le papier ou bien ils avaient un répondant palpable quelque part, au loin, et c'est pour cette raison que l'univers exigu, terne, somnolent qui nous était alloué, n'apparaissait jamais dans l'espace sacralisé compris entre les plats de couverture des ouvrages imprimés. Aux complications du romanesque, qu'on finit par débrouiller, s'ajoutait une incertitude irréductible, qui était de savoir si les ambitions, les procédés, les réflexions que l'amour prêtait aux protagonistes du récit étaient le fruit de sa seule imagination ou s'ils étaient gagés sur une réalité aussi tangible que la nôtre. Auquel cas, pour parodier amèrement Hamlet, il y avait infiniment plus de choses au ciel et sur la terre que dans toute notre philosophie.
Pierre Bergounioux, Obazine, Le lieu de l'archive, supplément à la lettre de l'IMEC, 2013, p. 10-11.
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01/03/2014
Paul Valéry, Cahiers, II, Poésie
Poésie
C'est une plaisanterie usée de dire que le poète exprime ses douleurs, ses grandeurs et ses aspirations dans ses vers. Cela n'est vrai que de poètes vulgaires comme Musset — Encore...
Il est trop clair que le vers installe un autre monde que celui des affaires personnelles d'un poète, lesquelles n'intéressent pas directement l'universel.
Il est vrai que sa tournure d'esprit, ses humeurs dominent ses mouvements internes, et l'excitent de telle ou telel façon, mais indirectement par rapport à la poésie.
L'art est précisément tel qu'il rend les tourments imaginaires indiscernables des réels. Il n'y a besoin que d'une force très faible pour remuer des masses énormes quand des machines sont interposées. Un enfant fait sauter une montagne en pressant un bouton. L'accumulateur est langage. Toute l'attention du vrai artiste est portée sur la manœuvre des représentations et des émotions, bien plus que sur leur potentiel. C'est en tant qu'elles sont manœuvrables qu'il les connaît e tles sollicite. Le minimum de présence et d'intensité actuelles et le maximum d'obéissance et d'intensité probables chez le lecteur, sont liés.
Paul Valéry, Cahiers, II, édition établie, présentée et annotée par Judith Robinson, Pléiade / Gallimard, 1974, p. 1094.
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28/02/2014
Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
La convocation
Ici
On convoque.
Ici
Enfin la multitude
Se tient.
Combien sont serrés
Dans les rangs
Dans la meute.
Silence
Et cris figés
Dedans.
Incapables de monter...
Surface.
Bord ultime
Avant poussées
Et déferlement.
Tout ce silence
Bruissant sous la clôture.
Couvercle dessus
Pour empêcher.
Transpire
Bouge
Dois tenir
Parmi.
Objets aussi
Sont multitudes
À l'orée
Sans mouvement.
Lieu ferme.
Bouche avec corps
Chiffons.
Ne dois pas
Ne dois pas.
Peuple du devant
En lisière.
Respire
Une fois sur deux.
Pour eux
Soustraits
Hors souffle.
Sous cette peau tendue.
Qui contient
Et retient.
Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour,
éditions Unes, 2013, p. 43-44.
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27/02/2014
Jean de Sponde, Œuvres littéraires, Les amours
Les amours
XXIII
Il est vray, mon amour estoit sujet au change,
Avant que j'eusse appris d'aimer solidement,
Mais si je n'eusse veu cest astre consumant,
Je n'aurois point encor acquis ceste loüange.
Ore je voy combien c'est une humeur estrange
De vivre, mais mourir, parmy le changement,
Et que l'amour luy mesme en gronde tellement
Qu'il est certain qu'en fin, quoy qu'il tarde, il s'en vange.
Si tu prens un chemin apres tant de destours,
Un bord apres l'orage, et puis reprens ton cours,
En l'orage, aux destours, s'il survient le naufrage
Ou l'erreur, on dira que tu l'as merité.
Si l'amour n'est point feint, il aura le courage
De ne changer non plus que fait la verité.
Jean de Sponde, Œuvres littéraires, introduction et notes par Alan Boase, Droz, 1978, p. 71.
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26/02/2014
Paul de Roux, Entrevoir , préface de Guy Goffette
Verger abandonné
La mousse du vieux poirier
patiente et douce murmure :
« Ne bougez pas »
et la solidité du bois
du bon vieux tronc
est douceur aussi
et sûr appui.
Stèle pour un corbeau
Lui aussi menait sa vie, ce corbeau
dont je n'ai vu que le cadavre efflanqué
les plumes noires collées à la terre gluante
sous la frondaison des châtaigniers en fleurs
— c'était en mai. Ce matin de septembre
parmi les premières bogues chues
je ne retrouve pas une plume.
Mais tandis que je bats les feuilles mortes, soudain
dans le bois de la Montagne de Reims
un croassement s'élève, comme en écho
à ma rêverie mélancolique.
Paul de Roux, Entrevoir suivi de Le front contre la vitre et de La halte obscure, préface de Guy Goffette, Poésie / Gallimard, 2014, p. 98, 105.
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25/02/2014
Paul de Roux, Au jour le jour, Carnets 2000-2005 (2)
L'amour d'un jardin, d'une maison à restaurer, d'un palimpseste à déchiffrer. Voilà ce qui unit. On ne partage que le travail.
Tout se résume en cela : l'insatisfaction de soi-même.
Alors que l'on n'a que trop tendance à attribuer à autrui la responsabilité de son état. Toute doctrine qui exalte la liberté et la responsabilité de la personne est, de ce point de vue, excellente.
Plus un art est grand, moins on peut en voir de pièces. On s'aperçoit soudain que tel tableau, telle sculpture dit tout ce que l'on était susceptible d'entendre à l'instant et il ne reste plus qu'à s'éloigner pour ne pas être indigne de nouvelles rencontres.
Jour et nuit
Grande balançoire, ces ondulations,
terre s'étendant en vergers, moissons,
terre levée en buttes et bosquets
à l'horizon qui bleuit, se recueille
sous quelques pâles nuages,
langue ancienne dont nous avons oublié l'alphabet
tracé ici avec une touffe d'herbe, un poirier,
terre ancrée dans les étoiles, révélées
si t'éveille la hulotte.
Paul de Roux, Au jour le jour, Carnets 2000-2005, édition établie par Gilles Ortlieb, Le bruit du temps, 2014, p. 131, 148, 161, 190.
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24/02/2014
Paul de Roux, Au jour le jour 5, Carnets 2000-2005
Le sentiment de la nature, de son "étrangeté" est peut-être le degré le plus bas de la perception du non-humain, de la perception de puissances qui ne relèvent pas de l'espèce humaine. Oui, c'est peut-être quelque chose de très primaire, mais c'est du moins quelque chose qui vous arrache à la toute puissance de nos sociétés humaines, faisant craquer les bornes d'un univers artificiellement clos, tel celui de la "ville tentaculaire".
Je me suis dit soudain que le Louvre était mes sentiers, mes bois, mes montagnes perdus. Ce n'est pas que l'esprit, c'est aussi, tout autant, la chair du monde que je retrouve ici fugitivement.
Je brouille le monde en moi. Le chaos intérieur donne un reflet chaotique du monde. Je ne vois rien, je n'entends rien, je ne sens rien. La perte est immense. Et comme était modeste, la provende que je faisais à travers champs ! Quelques piécettes de l'incalculable fortune proposée. Aujourd'hui cependant, seule leur réminiscence conserve un certain éclat dans la besace du passé. La lumière, le vent, ce qui ne se stocke pas, ne s'emporte pas dans la poche, cela seul peut-être s'accorde à quelque chose de très intime, en un point où cœur, sens, esprit coïncident, se confondent.
Paul de Roux, Au jour le jour 5, Carnets 2000-2005, Le bruit du temps, 2014, p. 48, 56, 80.
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23/02/2014
Raymond Queneau, L'instant fatal, dans Œuvres complètes,I
Je crains pas ça tellment
Je crains pas ça tellment la mort de mes entrailles
et la mort de mon nez et celle de mes os
Je crains pas ça tellment moi cette moustiquaille
qu'on baptise Raymond d'un père dit Queneau
Je crains pas ça tellment où va la bouquinaille
la quais les cabinets la poussière et l'ennui
Je crains pas ça tellment moi qui tant écrivaille
et distille la mort en quelques poésies
Je crains pas ça tellment La nuit se coule douce
entre les bords teigneux des paupières des morts
Elle est douce la nuit caresse d'une rousse
le miel des méridiens des pôles sud et nord
Je crains pas cette nuit Je crains pas le sommeil
absolu Ça doit être aussi lourd que le plomb
aussi sec que la lave aussi noir que le ciel
aussi sourd qu'un mendiant bêlant au coin d'un pont
Je crains bien le malheur le deuil et la souffrance
et l'angoisse et la guigne et l'excès de l'absence
Je crains l'abîme obèse où gît la maladie
et le temps et l'espace et les torts de l'esprit
Mais je crains pas tellment ce lugubre imbécile
qui viendra me cueillir au bout de son curdent
lorsque vaincu j'aurai d'un œil vague et placide
cédé tout mon courage aux rongeurs du présent
Un jour je chanterai Ulysse ou bien Achille
Énée ou bien Didon Quichotte ou bien Pansa
Un jour je chanterai le bonheur des tranquilles
les plaisirs de la pêche ou la paix des villas
Aujourd'hui bien lassé par l'heure qui s'enroule
tournant comme un bourrin tout autour du cadran
permettez mille excuz à ce crâne — une boule —
de susurrer plaintif la chanson du néant
Raymond Queneau, L'instant fatal, dans Œuvres complètes,
I, édition établie par Claude Debon, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 123.
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