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17/02/2024

Gérard Cartier, Le Voyage intérieur

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                      La campagne (Ceyzérieu)

 

Fourgon au cimetière la Faucheuse en visite on s’esbigne

lilas plantes odorantes premier coucou de l’année

botanisant de l’œil et de la langue album de 100 fleurs

prairies de marais derniers vestiges du grand lac de Chautagne

tout paysage est palimpseste tout regard recréation

au géographe aussi prodigue qu’un marchand de tourbe

une trompe rauque au loin motrice en manœuvre en gare de Culoz

on était à la fin du Würm on n’avait pas quitté le siècle

3 ânes gris au pas cassé un baudet du Poitou dans un fossé

nous mangeons nous aussi la corde qui nous tient au piquet

vivre sans art autant qu’on le peut sans philosophie

murets coiffés de lichen petit pont voûté sur le Séran

l’eau passée commence l’Holocène

                         (45°49’56,9"N - 5°44’38,2"E)

 

Gérard Cartier, Le Voyage intérieur, Flammarion, 2023, p. 71.

18/12/2023

Roger Giroux, L'arbre le temps

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Au désir, elle prête silence,
Un feu d’écume pour le cœur, des îles nues
Au gré de la rumeur soyeuse de l’hiver.

Si loin venu, fidèle à sa parole 
Désunie.

Roger Giroux, L’arbre le temps, Éric

Pesty éditeur, 2014, p. 76.

02/04/2023

Jules Supervielle, Gravitations

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           Tiges

 

Un peuplier sous les étoiles

Que peut-il ?

Et l’oiseau dans le peuplier

Rêvant, la tête sous l’exil

Tout proche et lointain de ses ailes,

Que peuvent-ils tous les deux

Dans leur alliance confuse

De feuillages et de plumes

Pour gauchir la destinée ?

Le silence les protège

Et le cercle de l’oubli

Jusqu’au moment où se lèvent

Le soleil, les souvenirs.

Alors l’oiseau de son bec

Coupe en lui le fil du songe

Et l’arbre déroule l’ombre

Qui va le garder tout le jour.

 

Jules Supervielle, Gravitations, dans

Œuvres poétiques complètes,

Pléiade/Gallimard, 1996, p. 179.

27/03/2022

Camille Loivier, Swifts

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Le titre de chacune des trois parties du livre implique que les échanges avec les animaux ne passent pas par la langue humaine : "La langue de la chienne", "La langue des swifts", "La langue du sanglier" ; c’est de la possibilité même de "parler à" dont il est question et ce n’est pas hasard si le mot le plus employé dans le livre est « silence ». L’absence d’échange est suggérée dans le poème précédant les trois ensembles : une allitération, « vol dans le vent vite » (poursuivie avec « vent, ventre »), annonce en effet les swifts, les martinets*, et l’évocation de ces oiseaux suggère l’absence, le plus souvent, d’une relation possible avec l’animal : les martinets sont incapables de vivre au sol (« ils ne sauraient se relever »), uniquement occupés à se nourrir et à jouer entre eux.

"La langue de la chienne" met en place les éléments d’un récit, dans un décor plutôt misérabiliste ; un « cygne sale nage sur l’eau sale » d’un canal encombré de plastique, près d’un pont des tentes et un brasero..., un homme et sa chienne marchent, image de la « tristesse », un swift passe dans le ciel et la narratrice, sous la forme du "je", regarde la scène. Le lieu, qu’on imagine urbain, disparaît ensuite ; la mer est évoquée, seulement liée aux souvenirs, et les personnages évoluent toujours dans une campagne caractérisée par la maison, la terre, les blés, l’herbe, les bois, les champignons, les animaux, le vent. Le livre débute en mai et l’écoulement du temps est marqué par le changement de saison (« les blés sont coupés ») et par une indication plus précise (« juillet », « automne »). Dans cet univers qui semble sans conflit existe un paradoxe par rapport à un point de vue dominant, « c’est le silence qui nous rassemble tandis que la parole nous coupe ».

En effet, la séparation entre l’homme et l’animal est totale, faute d’une langue commune (de là les titres des trois ensembles). Comment échanger ? La chienne accompagne l’homme — le père de la narratrice — et « suit son regard », sa salive soigne les écorchures ; dans une scène nocturne, cette narratrice imagine que le sanglier aveuglé par des phares, immobile, « rêve », et elle « baisse la vitre pour lui parler à l’oreille / il [l’]écoute sans bouger » ; fiction, le fossé restant infranchissable. Les liens entre l’homme et l’animal s’opèrent par le toucher, le regard, les sons ; alors les mots sont « inutiles dérisoires / qui disent moins que les battements de cils », et si l’on accepte de l’animal « l’incapacité de parler avec la bouche » on sait aussi que « les yeux parfois en disent plus long ». La narratrice fait plus qu’écouter les martinets (« souffle siffle son aigu »), elle voudrait « parler la langue des swifts », langue de la liberté de ceux qui volent. L’écriture ne fait qu’accroître le silence entre l’homme et l’animal, non seulement parce que la chienne, par exemple, ignore que « quelque chose est écrit », mais le papier « absorbe en vrac » les mots. Que reste-t-il, sinon l’illusion de pouvoir fonder une autre langue ? Et par quel moyen ? « Je l’approche dans le vent ». Cette recherche à partir de ce que, par nature, on ne peut saisir, apparaît également dans la tentative de sortir du silence avec l’homme à la chienne, le père.

 

                       enfoncés dans le silence
                       nous marchons côte à côte
                       à chercher des mots dans le vent

 

La séparation  est analogue à celle d’avec tout animal, cependant d’une autre nature puisque rien n’empêche les paroles de circuler. La narratrice « ne veut pas le silence mais le fuir », sans que ce qui éloigne, dont le lecteur ne saura rien, soit surmonté ; le silence entre eux, sans doute ancien, ne pourrait être rompu que par le père : « j’ai attendu que tu parles ce jour-là » — souvenir d’une rencontre où il est resté mutique, et il a refusé tout échange réel jusqu’à sa disparition ; parfois « on ne parle pas la même langue / dans la même langue ». Il faudrait retrouver « quelque chose comme une intonation de langue oubliée », croire qu’il existe une « langue des temps anciens », « enfouie », qui pourrait renaître, et la narratrice revient au mythe, rassurant, d’une langue antérieure aux mots, langue adamique « accrochée à l’odeur / au bruit au vent », susceptible d’être comprise pour tout être vivant.

Peut-on échapper à « l’emprise du silence » qui a dans le livre pour corollaire la solitude et la peur ; dans la maison, seuls les bruits extérieurs prouvent l’existence d’autrui. À la nature où vivent faon, sanglier, martinet, etc., sont opposés le vide, la mort avec les images de la tombe, des ossements comme si, le plus souvent, il n’y avait « plus moyen de fuir », puisque l’« on parle une langue sans savoir avec qui ». Le dernier vers, « le ciel est vide », précède l’image de la « voile noire », signe de la mort de celui qu’Yseut attend en vain.

 

_______________________________________________________

* « swift », mot onomatopéique qui désigne le martinet en anglais.

 Camille Loivier, Swifts, éditions isabelle sauvage, octobre 2021, 76 p.,16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 25 février 2022.

 

 

10/03/2021

Cédric Demangeot, Promenade et guerre

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ce qu’il y a de plus visible dans la peur

c’est le silence, celui des hommes n’est

pas différent de celui des oiseaux. paralytique

instant avant la course

au  premier nulle part venu

 

vendredi

treize un tas

de linge sale

oublié sur le boulevard

bouge encore

 

Cédric Demangeot, Promenade et guerre,

Poésie/Flammarion, 2021, p. 52 et 55 .

07/11/2020

Bartolo Cattafi, Mars et ses idées

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                En silence

 

Un quelque chose qui donne de l’ombre

surgit et pique

une plante à épines

une encre livide

avec de nombreux bras

ici et maintenant avec nos bras

en silence

tête baissée

 

Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, traduction

                                         Philippe Di Meo, Héros-Limite, 2014, p. 95.

24/09/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

En hommage à Julien Bosc, disparu le 23 septembre 2018

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Tout fut oublié

Tout fut à réapprendre

S’endormir se réveiller

Se lever marcher

Boire mâcher

Semer récolter engranger

Lutter contre le froid

Inventer l’ombre

Recréer une langue

L’apprendre l’écrire

S’y perdre et en revenir

 

Les silhouettes rescapées s’extirpèrent du brouillard

Parler épousa l’innommable

Tout fut tenté pour dire

Rien ou peu fut entendu

Puis tout fut tu

Tué une seconde fois

Les années passèrent

Des voix se levèrent

Il fallait témoigner

Outre les chiens les mots avaient enfin trouvé leur voie

 

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur,

Le Réalgar, 2020, p. 15.

Photo Tristan Hordé, novembre 2017

12/09/2020

Étienne Faure, Ciné-plage

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Logeaient-ils dans la grandiloquence,

le bruit sec bien réel des chaussures

les ramenait, comédiens jour et nuit

sur les planches — presque des étagères —,

à se déplacer lentement, parole et gestes,

dans une jeune ou vieille chair bientôt carne,

mince à passer les portes du décor,

ou tonitruante et tremblante

sous le trouble du verbe en mouvement,

experts à déclamer jusqu’à leur mort

tout ce qu’une cervelle encore recèle

— ce n’est pas là qu’il faut applaudir —

la voix reprenant le dessus,

les mots leur envol déployé

jusqu’aux battements d’ailes imprécis

à la fin qui se joignent

— et le reste est silence.

 

parole et gestes

 

Étienne Faure, Ciné-plage, Champ Vallon,

2015, p. 119.

 

29/06/2020

Jean Tardieu, L'Espace et la flûte

 

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Épilogue I

 

Après avoir effacé

tout ce que d’ombre promet

le sifflement qui me charme

après avoir en ce lieu —

Marsyas clown ou couleuvre _

rejeté toute ma vie

l’horizon clarté n’entend

volumes crevés outres vides

que le très doux glissement

d’une même ligne longue

qui me lie à la surface

 

Silence ailleurs qu’en moi seul

de rien je gonfle ma joue

dans le signe que je trace

tout l’espace est donné

 

Jean Tardieu, L’Espace et la flûte, variations

sur douze dessins de Picasso, dans Œuvres,

édition J.-Y. Debreuille, Quarto / Gallimard,

2003, p. 722.

25/03/2020

Christopher Okigbo, Labyrinthes

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Et comment dit-on NON en plein tonnerre ?

 

On trempe sa langue dans l’océan ;

Campa avec le chœur des dauphins

Inconstants, près de minces bancs de sable

Arrosés de souvenirs ;

On étend ses branches de corail

Les branches s’étendant dans le silence

Des sens ; ce silence se distille

En jaunes mélodies.

 

Christopher Okigbo, Labyrinthes, traduit de l’anglais

(Nigeria) Christiane Fioupou, Gallimard, 2020, p. 141.

 

29/02/2020

Claude Chambard, carnet des morts

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VI

 

Les feuilles sont mortes sur votre tombeau,

grand-père que je ne connais,

élevé dans la forêt, la hache sur les deux poings.

Perdu dans les rues des villes,

pleurant le départ des enfants,

& la femme morte trop jeune.

 

Où serions-nous allés ?

Qu’auriez-vous montré à l’infans ?

Vous seriez-vous battu avec Grandpère ?

Ou de votre air doux auriez-vous dit :

— Je vais partir, je ne vous gênerai plus.

Longue silhouette de dos

disparaissant après le virage du pont.

À pied toujours, cinq kilomètres vers l’autre village

où même la ferme ne vous appartient plus,

dévorée par la fratrie infectée.

 

Car l’adieu, c’est la nuit.

La langue, la voix impossible.

Le nom est un silence. On ne peut en compter les syllabes.

Ce n’est pas la mort, ce n’est pas la vie.

Un rêve, les mains jointes, près du coffret où s’entassent les lettres perdues.

Une longue marche — toujours vivant —

sans me soucier des murs

ni du tunnel

ni du balancier des heures.

 

Claude Chambard, carnet des morts, Le bleu du ciel, 2011, p. 55-56.

31/12/2019

Jean-Pierre Lemaire, L'exode et la nuée

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Tu déblaies le temps devant toi

ce temps qui nous vient toujours de l’arrière

et progressivement plus rien ne s’impose

aucune fenêtre, aucun paysage

rien que l’avenir

muet, couleur de neige

devant lequel tu avais reculé

à vingt ans. Sur le même seuil

pour ne pas manquer le second rendez-vous

tu sors les yeux nus

dans le silence et dans le blanc

 

Jean-Pierre Lemaire, L’exode et la nuée, Gallimard,

1982, p. 101.

25/09/2019

Julien Bosc, Je n'ai pas le droit d'en parler

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En hommage à Julien Bosc, décédé le 24 septembre 2018

 

(...)

De tant devoir me perdre, voyez : j’ai tiré un trait sur ma voix. Pour cette raison, ce soir, j’aimerais que quelqu’un me parle, me raconte une histoire, vraie ou fausse, cruelle ou tendre, de cape et d’épée ou de compagnon maçon, n’importe, mais à voix haute, que j’en entende au moins une. Et sinon une histoire : un mot, d’une langue vivante ou morte , une injure ou un reproche, sans souci de ma vanité, je les mérite tous ; un cri, sans qu’il me fût ensuite fait grief d’avoir cogné , un sanglot, s’il est un obstacle pour l’écho. Ou comme il vous plaira. Je ne suis pas difficile. Cependant pitié ! pas le vent, pas le bruit des vagues, pas la chute des pierres, pas le grillon ou la pie. Rien qui ne soit pas ta voix.

 

Julien Bosc, Je n’ai pas le droit d’en parler, Atelier La Feugraie, 2008, p. 22-23.

© Photo Chantal Tanet

24/08/2019

Roger Giroux, Si la mémoire...

         roger-giroux.jpg  

À quoi reconnaît-on un « bon », un « grand » poème ? Comment le distinguer du médiocre ? À l’exigence la plus haute, à la plus dense tension, au point de rupture approché, au-delà duquel tout se désorganise et s’effondre dans le néant antérieur. Aller jusque-là et s’arrêter au seuil de ce qui ne peut plus être dit que par le silence. La parole du Poème est la montée — le calvaire — au silence. Jusqu’à la mort-vive. Jusqu’à la déchirure.

   Comment combler cette distance entre ce que je dis du Poème et le Poème lui-même ? Quelle est cette distance ? Est-elle située, situable ailleurs qu’en écriture ? Elle est précisément ailleurs— car le P[oème] se situe hors de moi. Il me tourne le dos, il regarde plus loin que je ne saurais le faire avec mes mots avec toutes mes facultés. Né de moi (et d’une culture en expansion) il est le seuil de l’au-delà de moi et de cette culture. Le P[oème] est la porte nécessaire. Ce qu’il y a derrière, nul Poème ne le dira jamais, comme s’il y avait un interdit, un secret à garder*. Poème, gardien du secret ?

 

(* Mais plus loin, vers un nouveau « possible » de la culture dont je suis une des voix, un des faciès — mais Je… ?)

 

Roger Giroux, Si la mémoire…, dans KOSHKONONG, n° 16, Printemps 2019, p. 13-14.

30/06/2019

Antoine Emaz, Peau

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Vert, I (31.09.05)

 

on marche dans le jardin

 

il y a peu à dire

 

seulement voir la lumière

sur la haie de fusains

 

un reste de pluie brille

sur les feuilles de lierre

 

rien ne bouge

sauf le corps tout entier

 

une odeur d'eau

la terre acide

 

les feuilles les aiguilles de pin

 

silence

sauf les oiseaux

 

marche lente

le corps se remplit du jardin

sans pensée ni mémoire

 

accord tacite

avec un bout de terre

rien de plus

 

ça ne dure pas

cette sorte de temps

 

on est rejoint

par l'emploi de l'heure

l'à faire

 

le corps se replie

simple support de tête

à nouveau les mots

l'utile

 

on rentre

 

on écrit

ce qui s'est passé

 

il ne s'est rien passé

 

Antoine Emaz, Peau, encres de Djamel Meskache,

éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28. Photo Tristan Hordé, mai 2011.