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22/08/2019

Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre

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             Bonheur mélancolique

 

La lumière disparaît avec les voix des oiseaux,

                                        écrasante.

Je me traîne jusqu’à la mer dans l’obscurité.

L’outil pour la transformation est cassé,

d’abord il faut la réparer, aussi je dois

rechercher les changements possibles,

aussi le monde doit…

Descendre. Je me tiens debout au bord de l’eau en bottes,

les vagues tombent et retombent, lavent

par-dessus mes pieds, laissent

un peu d’écume salée dans le sable.

Me tiens penchée sur mon âme,

avec une lampe, éclaire

tout au fond.

Me suis longtemps inquiétée de mes inquiétudes,

qui font que les os s’émiettent,

      que l’infini

se fond dans les moindres intervalles.

Les vagues battent leurs coups anesthésiants,

                                       instant d’eau calme,

un bruissement dans ma tête, un mugissement.

Je suis en vie, chaque cellule de mon corps est en vie :

Inhale l’air cru de la mer. Dans les poumons,

                                    le monde se renouvelle.

Le sable, l’eau et le ciel existent,

      le froid sur mes pieds.

L’eau est en mouvement constant où je suis —

je pourrais peut-être m’élever avec les vagues,

pour ensuite sombrer,

m’élever encore, me laisser prendre par le vent,

     soulever

entre les étoiles filantes.

Je me trouve au milieu de l’obscurité,

secoue mes inquiétudes

     dans la mer.

Vais essayer de rassembler l’âme et le squelette,

revenir bien droit dans la clarté de la lampe torche.

 

Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre, traduit du

danois par Janine Poulsen, éditions Unes, p. 62.

 

03/08/2017

Yasmina Reza, Nulle part

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                                           Nathan

Il me dit à partir de maintenant j’aimerais bien qu’on ne me regarde plus par la fenêtre. Je réponds bon d’accord, bien sûr, c’est normal, tu veux être indépendant. Et j’ajoute, ou alors une fois de temps en temps. Il dit, d’accord, une fois de temps en temps, mais par exemple pas aujourd’hui. Je répète, non, non, une fois de temps en temps, ça veut dire presque jamais, juste une fois de temps en temps. Il approuve. Il met son cartable sur ses épaules, il dit, une fois de temps en temps, si on a envie on peut le faire. Je dis voilà. Je l’embrasse à la porte en le serrant. Il dit en partant, si tu veux, on peut se regarder demain. Je réponds, ne t’inquiète pas, je trouve ça normal de vouloir être seul.

 

Yasmina Reza, Nulle part, Albin Michel, 2005, p. 23-24.

09/11/2015

Ana Luisa Amarl, L'art d'être tigre

                            Ana Luisa Amaral, L’art d’être tigre, lumière, saut, vent, inquiétude

art premier

 

Du point le plus reculé

de l’âme

un tigre saute en direction

de la lumière

 

pour ensuite retenir

son geste,

figeant membre

et son

 

le vent lui décoche

une flèche d’azur,

un recoin où le temps

se fixe mieux,

à en illuminer toute la

clairière

 

et inquiéter

le tout

 

Ana Luisa Amaral, L’art d’être tigre,

traduit du portugais par Catherine

Dumas, le phare du cousseix, 2015, p. 5.

16/03/2015

Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955

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À Roger Van Gindertael

Paris, 14 avril 1950

 

Départ — pas un départ, tout au plus un faux recul... Il se peut que le départ soit une certaine inquiétude de l’esprit avec bien sûr un besoin immédiat de l’assouvir.

   La conscience du possible, l’inconscience de l’impossible et le rythme libre.

   Respirer, respirer, ne jamais penser au définitif sans l’éphémère.

   Sans néant graphique pas de vision directe.

   De la couleur sans couleur aux aguets...

   Comme cela, vertical sur le crâne.

   Alors, voilà du bleu, voilà du rouge, de vert à mille miettes broyés différemment et tout cela gagne le large, muet, bien muet.

   Un œil, éperon.

   On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir, semblable, différent.

   Un geste, un poids.

   Tout cela à combustion lente.

   Palette — c’est le timbre, le son, la voix.

   Le saut de la plate-forme, impossible à repérer, ça va trop vite, c’est peut-être pour cela précisément que c’est si lent.

   Niaiserie, une des sources les plus profondes à discrétion.

   Le large est à tout le monde, seulement chacun a des narines différentes pour en percevoir ce qu’il peut.

   Aller jusqu’au bout de soi... tour de passe-passe, acrobate et compagnie, la mort.

   N’évaluer jamais l’espace trop rapidement. Il y a des petites pommes de pin toutes ratatinées dont l’odeur nous donne une telle impression d’immensité que l’on se promène à Fontainebleau en étouffant dans cette forêt comme dans une mansarde à nains.

[...]

 

Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955, édition présentée et commentée par Germain Viatte, Le bruit du temps, 2014, p. 195.

29/05/2014

Bertolt Brecht, Du pauvre B. B.

 

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Du pauvre B. B.

 

III

Je suis gentil avec les gens. Je fais ce qu'ils font,

Je porte un chapeau melon. Je dis :

« Ce sont des animaux à l'odeur tout à fait spéciale. »

Et je dis : « Ça ne fait rien, j'en suis un, moi aussi. »

 

V

Le soir je réunis chez moi quelques hommes,

Nous nous adressons les uns aux autres en nous donnant

du "gentleman". Les pieds sur ma table ils disent : « Pour nous

Les choses vont aller mieux. » Et jamais je ne demande : « Quand ? »

 

VI

Vers le matin, dans le petit jour gris les sapins pissent

Et leur vermine, les oiseaux, commence à crier.

C'est l'heure où moi, en ville, je vide mon verre, jette

Mon mégot et m'endors, inquiet.

 

VIII

De ces villes restera : celui qui les traversait, le vent !

Sa maison réjouit le mangeur : il la vide. Nous sommes,

Nous le savons, des gens de passage

Et ce qui nous suivra : rien qui vaille qu'on le nomme.

 

Bertolt Brecht,  Du pauvre B. B., traduction Maurice Regnaut,

dans Europe, "Bertolt Brecht", août-septembre 2000, p. 8-9.