01/07/2021
Jean Genet, Le secret de Rembrandt
Sauf Titus — c’est son fils — souriant, pas un visage qui soit serein. Tous semblent contenir un drame extrêmement lourd, épais. Les personnages, presque toujours, par leurs attitudes ramassées, rassemblées, sont comme une tornade pendant une seconde tenue en respect. Ils contiennent un destin très dense, exactement évalué par eux, et que, d’un moment à l’autre, ils vont « agir » jusqu’au bout. Tandis que le drame de Rembrandt semble n’être que son regard sur le monde. Il veut savoir de quoi il retourne, pour s’en délivrer. Ses figures, toutes, connaissent l’existence d’une blessure, et elles s’y réfugient. Rembrandt sait qu’il est blessé, mais il veut guérir. D’où cette impression de vulnérabilité quand nous regardons ses autoportraits et l’impression de force confiante quand nous sommes en face des autres tableaux.
Jean Genet, Le secret de Rembrandt, dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1979, p. 33.
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23/10/2020
Esther Tellermann, Corps rassemblé
Je la vis
suspendue sur
le temps
ou le bord
des orages
parfois le contour
du sein
fut la viole où
s’étire
ce qui
doucement
souligne
la forme
d’un destin
Esther Tellermann, Corps rassemblé,
éditions Unes, 2020, p. 46.
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23/04/2020
Étienne Jodelle, Les Amours et autres poésies
Ou soit que la clarté du soleil radieux
Reluise dessus nous, ou soit que la nuict sombre
Luy efface son jour, et de son obscure ombre
Renoircisse le rond de la voulte des cieux ;
Ou soit que le dormir s’escoule dans mes yeux,
Soit que de mes malheurs je recherche le nombre,
Je ne puis eviter à ce mortel encombre,
Ny arrester le cours de mon mal ennuyeux.
D’un malheureux destin la fortune cruelle
Sans cesse me poursuit, et tousjours me martelle :
Ainsi journellement renaissent tous mes maux.
Mais si ces passions qui m’ont l’ame asservie,
Ne soulagent un peu ma miserable vie,
Vienne, vienne la mort pour finir mes travaux.
Étienne Jodelle, Les Amours et autres poésies, édition
Ad. Van Bever, E. Sansot, 1907, p. 66-67.
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26/03/2020
Eduard Mörike (1804-1875), Poèmes
À l’aimée
Lorsqu’à te contempler je me sens apaisé
Comblé, sans faim, sans voix, près de ton ssanctuaire
Je crois alors tout bas entendre respirer
L’ange qui te ressemble et habite en toi.
Un sourire étonné et qui doute, incrédule
Vient naître sur ma lèvre : est-ce leurre, illusion,
Puis-je croire enfin que on unique désir,
Mon vœu le plus hardi, en toi sera comblé ?
Quand plonge mon esprit d’abîmes en abîmes
J’entends dans l’antre noir de la divinité,
Les sources du Destin au bruit mélodieux.
Je porte mon regard chancelant vers les cieux :
Au firmament, là-haut, me sourient les étoiles ;
Et j’écoute à genoux leur beau chant lumineux.
Eduard Mörike, Poèmes, traduction Nicole Taubes,
Les Belles Lettres, 2010, p. 151.
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17/01/2020
Saint-John Perse, Oiseaux
Oiseaux, I
L’oiseau, de tous nos consanguins le plus ardent à vivre, mène aux confins du jour un singulier destin. Migrateur, et hanté d’inflation solaire, il voyage de nuit, les jours étant trop courts pour son activité. Par temps de lune grise couleur du gui des Gaules, il peuple de son spectre la prophétie des nuits. Et son cri dans la nuit est cri de l’aube elle-même : cri de guerre sainte à l’arme blanche.
Saint-John Perse, Oiseaux, dans Œuvres complètes, Pléiade / Gallimard, 1972, p. 409.
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12/02/2019
Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène et autres poèmes
Exils, célébrations
Irais-je oublier le sadisme du monde les corps tourmentés
comme voici quarante, soixante ans, et des millénaires ?
mais vous ignorerais-je
mots rutilants, sexe, caresse, pleurs au milieu du désir ?
Non. Que je ne mange
aucune cendre d’oubli
au milieu des profanations, des agonisants
non séparables
de la musique et de l’olive douce
dans notre destin double-face.
(…)
Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène et autres poèmes,
Poésie / Gallimard, 2019, p. 225.
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14/12/2018
Paul de Roux, Entrevoir
La condition humaine
« Si au moins je supportais l’alcool », dit-elle
(putain dans un roman célèbre)
et sa plainte depuis lors, souvent
me revient en mémoire : exclamation
qui exprime succinctement un manque
dans la condition qui nous est faite :
c’est que le vin, à en croire les poètes,
jette un voile pudique sur les nus fanés
et fait voir le monde à travers un bandeau
translucide comme la peau du raisin
et comme elle rose ou doré : il n’empêche
que l’hépatique, putain ou poète,
doit assurer à jeun son destin.
Paul de Roux, Entrevoir, préface de Guy
Goffette, Poésie / Gallimard, 2014, p. 263.
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03/10/2018
Cioran, Syllogismes de l'amertume
Pourquoi vous retirer et abandonner la partie, quand il vous reste tant d’êtres à décevoir ?
Ne me demandez plus mon programme, respirer, n’en est-ce pas un ?
On se découvre une saveur aux jours que lorsqu’on se dérobe à l’obligation d’avoir un destin.
Espérer, c’est démentir l’avenir.
Passé la trentaine, on ne devrait pas plus s’intéresser aux événements qu’un astronome aux potins.
Cioran, Syllogismes de l’amertume, Idées / Gallimard, 1976, p. 81, 83, 85, 89, 91.
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24/07/2018
Claude Dourguin, Laponia
(en Laponie)
Ici à traverser les centaines de kilomètres sans âme qui vive que le blanc unifie, j’éprouve l’espace nu, bien des fois il m’a semblé le pousser devant moi, à l’infini toujours reconstitué, inépuisable, et peut-être est-ce folie dont me tient l’exaltation, avancer projetée ers là-bas, allégée, délivrée des attaches et du regard pas dessus l’épaule, toute entière dessein, tendu vers l’avenir inconnu, illusoire peut-être, qui se confond avec le franchissement des distances. Alors cet élan sans rupture que rien n’arrête — un jour, la mer, seule — tient lieu de destin.
Claude Dourguin, Laponia, 2014, p. 42.
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14/07/2018
André Frénaud, HÆRES
Trouvé dans l’héritage
Initiales
entrelacées
devenues anonymes
sur les draps de lit
d’un défunt amour.
L’homme
L’homme
exposé
retourne
à l’origine
à la Mère
est jeté
en défi
au Destin
hors des lieux
par instants
adoptifs.
André Frénaud, HÆRES,
Gallimard, 1982, p. 153 et 249.
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17/01/2018
Saint-John Perse, Oiseaux
L’oiseau, de tous nos consanguins le plus ardent à vivre, mène aux confins du jour un singulier destin. Migrateur, et hanté d’inflation solaire, il voyage de nuit, les jours étant trop courts pour son activité. Par temps de lune grise couleur du gui des Gaules, il peuple de son spectre la prophétie des nuits. Et son cri dans la nuit est cri de l’aube elle-même : cri de guerre sainte à l’arme blanche.
Saint-John Perse, Oiseaux (1963), dans Œuvres complètes, Pléiade / Gallimard, 1972, p. 409.
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29/10/2017
Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance 1960-1977
11 août 1975, Georges Perros à Henri Thomas
Dans le fond — de quoi ? ce qu’on appelle notre destin c’est peut-être tout ce qu’on a aimé à moitié sans le savoir, tout aussi, ce qui nous a échappé, parce qu’on n’y tenait pas tellement. Trop mortel. D’où ce fumier infranchissable dont tu parles ? On sait peut-être l’essentiel trop vite. L’inacceptable si l’on tient à vivre un peu. La vie ça tient dans un dé à coudre. Mais, faut se taper tout le reste.
Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance, 1960-1977, collection Théorodre Balmoral, Fario, 2017, p. 55.
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13/09/2017
Borges, Éloge de l'ombre
Labyrinthe
De porte, nulle part, jamais. Tu es dedans
Et l’alcazar embrasse l’univers
Et il n’a point d’avers et de revers,
Point de mur extérieur ni de centre secret.
N’espère pas que la rigueur de ton chemin
Qui obstinément bifurque sur un autre
Qui obstinément bifurque sur un autre
Puisse jamais finir. De fer est ton destin
Comme ton juge. N’attends point la charge
De cet homme-taureau dont l’étrange
Forme plurielle épouvante ces rêts
Tissés d’interminable pierre.
Il n’existe pas. N’attends rien. Pas même
Au cœur du crépuscule noir, la bête.
Borges, Éloge de l’ombre, traduction J.-P. Bernès
et N. Ibarra, dans Œuvres complètes, II, Pléiade /
Gallimard, 1999, p. 161.
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21/06/2017
Christophe Manon, Au nord du futur
Nous n’étions rien il y avait
du silence en nous et nous
dansions dansions dressant nos désirs comme à l’assaut
de quelle falaise quelle enceinte quelle cime au
hasard n’obéissant à aucune loi aucun ordre nous enfantions
des bombes franchissions des portes allant de deuil en deuil au travers de la poussée du temps qui nous porte infailliblement
à l’échéance n’étant
que des hommes dépouillés
de ce que nous possédions encore de destin nous arpentions
les terres étrangères couverts
de nuit où étions-
nous nul ne le sait mais
comme il faisait sombre et comme
cependant nous vivions.
Christophe Manon, Au nord du futur, NOUS, 2016, p. 31.
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04/11/2016
Erich Fried, Les Enfants et les fous
Les puissances du destin
Quand les Puissances du destin décidèrent de l’amputer d’un membre, elles estimèrent qu’on ne pouvait pas tout bonnement lui couper une jambe, c’eût été par trop cruel. Elles tinrent conseil, et ce si secrètement qu’on connut alors cette accalmie du destin qui s’installe généralement avant qu'interviennent les décisions importantes. Puis elles lui firent d’abord pousser une troisième jambe.
Il n’était pas peu fier de son nouveau membre, mais bien qu’il tînt à présent plus solidement sur ses pieds qu’autrefois, il éprouvait une sensation inhabituelle, voire presque pénible parfois. Alors elles lui firent pousser un millier d’autres jambes.
Peu de temps après, lorsque les Puissances du destin lui rendirent visite et lui annoncèrent : « Tu as plus de mille jambes de trop, il va nous falloir te les supprimer », il approuva avec enthousiasme, « Oui, je vous en supplie ! » l’entendit-on gémir au milieu du grouillement de ses innombrables jambes. « Reprenez-les moi donc ! Et plus vous en retirerez, mieux ça vaudra ! »
Elles lui enlevèrent donc mille deux jambes. Elles n’avaient fait ainsi qu’obéir à sa volonté. Et c’était un point auquel elles tenaient beaucoup ; il aurait été contraire à leur dignité de ne pas lui accorder le moindre libre arbitre et de le mutiler tout simplement, en usant de la force et de la brutalité.
Quelque temps après, les Forces du destin revinrent le trouver, se réjouirent en voyant sa nouvelle jambe artificielle, pour laquelle elles lui adressèrent leurs félicitations, et lui demandèrent à l’occasion combien de mains il avait environ. Il tenait ses deux mains sous une grande machine. « Aucune », répondit-il en toute sincérité.
Erich Fried, Les Enfants et les fous, traduction Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968, p. 51-52.
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