26/09/2013
André Salmon, Fééries — Apollinaire, Alcools
Poèmes dédiés à tous les ministres de l'intérieur
Le Tzigane
C'est dans la petite voiture ronde
— et si légère d'avoir couru le monde —
Où mal ou bien vivaient pêle-mêle
Mon père,
Ma mère qui fut aimée pour la gloire de ses seins
Et porta sans pleurer le fardeau des mamelles,
Mes quatre frères, dont le plus beau fut assassin
Et mes deux grandes sœurs qui faisaient en dansant
Fleurir une rose noire dans le cœur des passants,
C'est dans la petite voiture ronde et radoubée comme un ponton
— Le vieux ponton à la dérive —
Que je suis né, mais il y a si longtemps,
Que je ne connais plus ma part de jours à vivre.
[...]
Plus avant ! C'est la loi.
Hélas ! Pourquoi des yeux brillent-ils aux fenêtres ?
Pourquoi faut-il songer au petit toit
De tuiles abritant, peut-être
Le trésor inconnu et dont nul ne dispose ?
Pourquoi se souvenir d'un arbre, d'un lac, d'une lumière,
Qui, un matin d'hiver,
Veillait sue le sommeil de Tiflis, blanche et rose ?
Et je voudrais connaître qui nous mit sur la route
Baladins vagabonds,
Pour perpétuer le rêve et forger le doute,
Mais l'exil a du bon.
Mon orgueil vrai, c'est d'avoir fait danser
Tous les couples du monde avec mon violon ;
Comme mon ours d'Asie qui mourut l'an passé,
En me léchant les mains,
Ayant dansé pour ceux que j'avais fait danser.
[...]
André Salmon, Fééries (1907), dans Créances, Gallimard,
1926, p. 110-111 et 112.
La Tzigane [1907]
La tzigane savait d'avance
Nos deux vies barrées par les nuits
Nous lui dîmes adieu et puis
De ce puits sortit l'Espérance
L'amour lourd comme un ours privé
Dansa debout quand nous voulûmes
Et l'oiseau bleu perdit ses plumes
Et les mendiants leurs Ave
On sait très bien que l'on se damne
Mais l'espoir d'aimer en chemin
Nous fait penser main dans la main
À ce qu'a prédit la tzigane.
Guillaume Apollinaire, Alcools (1913), dans Œuvres poétiques,
édition Marcel Adéma et Michel Décaudin, Bibliothèque
de la Pléiade, Gallimard, 1967, p. 99.
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25/09/2013
Édith Azam, Décembre m'a ciguë
Matin les heures les secondes, veux pas savoir, ne veux pas voir et reste plus bas que les couvertures. Le temps dehors ? On est en décembre tout est glacé. La main sur la poitrine, je cherche mon cœur : descends dedans. Je crois aux liens cosmiques, je crois aux énergies, je crois qu'il ne me reste plus que ça : y croire. Dans l'en-deça de moi, me retrousse en entier, au plus grave des chairs, au plus profond du corps. Me concentre intérieur, c'est dire : je marche vers toi, je fais tout le chemin, m'acharne à te donner les forces qu'il me reste. Le réveil sonne, strident, aigu. Les yeux qi s'écarquillent, fixant l'obscurité, et mon cœur qui me pique les doigts. Refermer le regard, s'en aller à nouveau dans la chaleur des couvertures, dans la chaleur du lien qui, dans l'obscurité des origines, me ramène interminablement vers toi. Parfois dans le regard, c'est un visage qui approche. Il vient quelques instants, puis à nouveau : phosphènes, les petites lézardes vitreuses qi se déglissent sous les paupières Les suivre alors quelques secondes, avec toutes les questions : comment retrouver le visage, comment le faire à nouveau apparaître ? Me dis : je ne dois pas penser, juste fixer un point, et laisser faire. Rien, toujours les phosphènes qui grouillent, qui rampent dans mes yeux. Je ne supporte plus, appuie les pouces sur les orbites, jusqu'à me faire trop de pression : me faire mal, un peu, pour dévier l'angoisse. Sous le noir de ma peau, alors des étincelles, des soleils minuscules, on dirait presque ... de la lumière.
Édith Azam, Décembre m'a ciguë, P. O. L, 2013, p. 13-15.
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24/09/2013
Antoine Emaz, Planche (2), dans Rehauts, avril 2013
Planche
La classification des genres littéraires ne peut tenir que si la frontière formelle entre eux est nette. Dès lors que ces limites deviennent floues ou s'effacent, et c'est souvent le cas aujourd'hui, parler de genre ne signifie plus grand chose. Il faut peut-être seulement faire passer le fil rouge entre littérature et non-littérature. Alors l'opposition poésie / narration n'a plus vraiment lieu d'être. Avec des écritures comme celes de Marie Cosnay, Fabienne Courtade ou Sereine Berlottier, on est en littérature, voilà tout. C'est accepter que l poésie perde son appellation contrôlée.
Au départ du poème, il y a toujours un événement, un choc qui ébranle le cœur, le corps, la mémoire, la langue. J'écris en contre : vivre est premier. Un poème comme un contrecoup de langue à partir d'un coup de vivre.
Le seul vrai moment de bonheur est celui de la survenue du poème, le premier jet. Dans ce moment, on ressent une fabuleuse impression de maîtrise, d'évidence, comme si la vie / la langue étaient poreuses, porteuses l'une et l'autre d'une même vérité simple. Une transparence de loupe, une nécessité sana freine, une musique qui s'ajuste comme sans mal, sans heurt mais avec passion, nerfs tendus à bloc.
Dès le lendemain, ou même quelques heures après, la magie a disparu, et c'est de nouveau doute, suspicion, autocritique... Il n'y a plus d'élan, juste le tracé mort de l'élan, sa mémoire, et ne reste à travailler qu'une trajectoire.
Antoine Emaz, Planche, dans Rehauts, n°31, avril 2013, p. 33, 34, 37.
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23/09/2013
Antoine Emaz, "Planche", dans Rehauts, n° 31, avril 2013
Planche
Il n'y a pas vraiment de morale de vivre, sauf vivre, et quelques principes que chacun invente, rabote, bricole au fil des années. La vie n'est ni simple ni compliquée, elle est alternativement facile et chaotique, et souvent bêtement neutre.
Seul dans la maison, je ne suis pas seul. Je suis avec la maison
Il y a ces moments de vie où le temps rattrape, prend au collet, étrangle. Dans le même instant, on voit ce qu'on a misérablement gagné, et puis tout ce qu'on a perdu. On ne peut plus faire machine arrière, il n'y a plus de route. On ne peut pas rejouer ; les cartes sur table ont disparu et celles que l'on a encore en main laissent peu de chance. Au mieux, dans ces moments, on devient sage ; au pire, on devient méchant.
La poésie n'est pas plus issue qu'impasse, elle est. Tout comme, selon les moments, une fenêtre est ouverte ou fermée.
Poésie lichen. Par les temps qui courent, je ne vois aucune honte à considérer que le seul but est de persister. Il faut mesurer l'ambition à l'aune de ce qui est possible., et poser clairement le choix d'une résistance durable plutôt qu'un combat sans doute glorieux mais suicidaire, dans une avant-garde qui combat des moulins ou une arrière-garde qui sonne de l'olifant.
Vieillissement lent des choses : portes, fenêtres... La peinture s'écaille, le gris et le moisi s'installent. Et il y a vieillissement parallèle de mon côté : nettement moins d'allant pour me lancer dans un chantier de bricolage. Et je ne peux plus compter sur l'aide de mes filles. Vrai aussi qu'avec le temps je renâcle de plus en plus à me dire que je vais passer la journée à peindre un volet, comme s'il était toujours plus urgent d'être à la table. Évolution lente du corps et du comportement. On constate le glissement sur une longue période, avec le recul, pas au jour le jour.
Le doute forme le fond de la conscience créatrice. Même l'accord de l'éditeur ou l'adhésion enthousiaste d'un lecteur ne parviennent pas à lever cette interrogation sur la valeur du travail, ou bien, partielle mais tout aussi tenaillante, cette question : est-ce que je n'aurais pas pu aller plus loin ?
Antoine Emaz, "Planche", dans Rehauts, n° 31, avril 2013, p. 27, 28, 28, 30, 31, 34, 36.
©Photo Tristan Hordé
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22/09/2013
Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour
Chantonner contre la peur
à Rachel Erlich-Giovannoni
On naît étrangement à la poésie.
On contemple des couchers de soleil, le bord des roses, la venue des formes aimées.
On fait ce doit faire un poète : se placer devant le monde, dans les livres et les poèmes des autres, des petits signes, un endroit pour l'affût.
On essaie de bouger, de vivre comme ses aînés, de mettre ses pieds dans leurs chaussures, d'habiter les vêtements qu'ils nous ont laissés ; de copier leurs postures.
On se dit qu'avec tout cela, on finira bien par toucher son dû, le fruit de ses efforts, qu'à force de fidélité, de services rendus à toute cette beauté, on recevra en retour un paquet de mots, de quoi faire la route.
Et puis, un jour, c'est un linge empêtré dans la glaise, le cadavre d'une bête ouverte qui nous fait monter dans la bouche notre première poussée de mots.
Le linge entre. Tire en nous. Cherche la plaie où loger et croître.
« Et si l'on est heureux que la terre, partout
Soit pareille et colle »
On croyait qu'écrire convoquait les choses dans l'ordre, chacune selon son rang, son numéro d'appel. On croyait qu'en séparant le noyau de son fruit on éviterait toute atteinte et que seule la beauté entrerait dans nos mots.
Un jour quelqu'un a écrit : « Durci de matière », « Ils ont dit oui /A la pourriture », et encore : « Le linge n'est pas / Ce qui pourrit le plus vite. »
Et c'est là, contre toute attente, que l'on a touché ses premiers mots, que l'on a fait sa première ponte.
C'est là que l'on a découvert son assise. Sa terre.
Jean-Louis Giovannoni, Issue de retour, éditons Unes, 2013, p. 9-10.
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21/09/2013
Marie de Quatrebarbes, Transition pourrait être langue
Comme ça remue, l'herbe
les feuilles tombelottent nos archives
le grand vent tonne
apparemment
dans sa mouillure
Allons allons, comment va ta façon ?
« allégeons, allégeons »
allongez-vous près de moi
ça bouge l'herbe
Aujourd'hui : trombes noires
votre faculté à mourir, allongez-la
le vent grondelotte sous l'arbre mort
des feuilles bougent dans mon dos
ombres et jaunes.
La différence, ne la pense pas
de sorte que d'être toujours en mouvement
ne se pense pas
*
Ce savoir condamne
celui qui le destine
comme courir, tête livrée
la pluie frappe sans interruption
Dehors les interstices
trop court l'instant
ne s'entend pas
Marie de Quatrebarbes, Transition pourrait être langue,
peintures de Michel Braun, incursion de Caroline
Sagot-Duvauroux, Les Deux-Siciles, 2013, p. 34-35.
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20/09/2013
Noémie Parant, 45 lettres à D.
14 août 2013
Cher D.,
Noyés donc les jardins et le vide noyés aux bienfaits de l’amour je ne réalise à présent les pages réunies l’issue des lettres approchée pour de vrai, ce qu’il m’est donné d’avoir ni ce qu’il me faut décidément en attendre. Nul de la crête en ce cas, plus que tout ce que j’y perçus limon à la queue de soi rentré là me dédier l’atmosphère et ces nuées, qui culminent pour jamais. Toutes m’échappent aujourd’hui par les chevilles et l’épine du crâne vois-tu n’a plus aucun sentiment que je ne crois ramasser, comme d’émotions à étreindre enfin.
Alors je te parle toujours avant de prendre le bout de ce livre il gagne, de vitesse ces dernières heures reste quelques envois à tenir une quarantaine t’ai-je promis en commençant ainsi, marteler plus résolue l’effet de l’espace sur mes possibles – lui que j’égarai pour du désir et le contrebas, n’ai que faire de ce qu’il peut bien contenir. L’un l’autre m’en moque puisqu’y laissèrent si peu à peine ces gouffres évanouis contre la mémoire et encore, tout juste me revient-il de quoi comprendre quel doux rêve je pus y trouver. Lis cher D. d’amour, combien l’existence est heureuse une fois ravie à la réserve de ce qu’elle voulut confier – échoués de la sorte vallons où périr puis d’ici, voûtes en lieu et place de l’immortel. Mais je saurais inlassablement rapporter et tant de ce qu’elle m’offre à ressentir : le cœur, dis-le toi, le cœur est un prodige désormais ne sert d’ailleurs plus de le formuler sans percevoir sans – que la charge ancienne et le sol que je reçois par la plante et ce jaune là-bas que je n’embrassai, sans qu’ils fondent tous après l’amour.
Ainsi les lignes, elles stopperaient sur ces mots pourtant je l’eus l’envie même si vive de les reconduire une à une – lors qu’elles valent aujourd’hui pour seuls vestiges de l’été finissant. Touche donc là comme il y manque encore quelque chose mon amour, dont je puisse enfin rabattre plus blessante cette ombre jouée autour de la mort. Tu y verras que l’août a coulé entre deux bientôt la gare où ne plus penser aux champs du mourir, que les nouveaux jours s’y apprêtent quoique meurtris à part tes visages, surtout qu’ils me délivrent l’afflux de la vie par ta vie alors j’y faucherai les adieux oui et toi-l’adoré – me suffira de te tenir devant le monde.
Noémie Parant, 45 lettres à D., inédit, à paraître.
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19/09/2013
Edoardo Sanguineti, Corollaire — Le noble jeu de l'oye
si tu revis, que corriges-tu ?
eh bien, rien : (je suis débordant de remords torturants,
ô ma femme) : (je suis une épouvantable encyclopédie de conneries [encouillonnées, de semi-criminelles
supergaffes : et elles furent, mes années, un inimitable échantillonnages [d'irrémédiables coquilles existentielles) :
eh bien, je ne retoucherai pas une seule virgule, pas un seul simple [point : (j'aurais trop peur
de l'effet domino) : (tu modifies un geste, un mot ; tu refais, juste comme ça, le [nœud
de ta cravate) : (mais que dis-je ? tu te coupes, d'une narine, un jour, un poil à [peine en trop,
rien d'autre) : (et tu joues un destin — le destin, et tout se tient) : (et puis imagine — [imagine
le cas : tu disparais, alors, de la re-vie que je vivrais, me concédant un bis) :
eh bien :
ce que j'ai eu, je le garde ainsi : (pourvu que je te garde, moi je me garde, [à l'identique)
Edoardo Sangineti, Corollaire, traduction Patrizia Atzei et Benoît Casas, préface de Jacques Roubaud, éditions NOUS, 2013, p. 48.
Le noble jeu de l'oye, LVIII
On prend une jeune fille, n'importe laquelle, là au hasard. On met la jeune fille, là devant nous, nue, assise sur un tabouret de bois, avec la figure toute dans l'ombre, les genoux en pleine lumière, les mains sur les hanches. On coupe les pieds. On jette un reste de temple ionique, là sur la jeune fille, en couleurs, avec trois colonnes et une architrave, avec le ciel bleu et les petits nuages blancs. L'architrave va de travers, en bas de l'épaule gauche, sous le sein droit. Puis elle saute là, à la hauteur du coude, sur le bras droit. Puis on tourne la jeune fille sur le côté, en pied, avec les bras en l'air. On coupe la tête. On coupe les bras, là en haut. On coupe les cuisses. On jette un instrument à vent, là sur la peau de la jeune fille. On jette, par exemple, un cor anglais. La peau de la jeune fille, là de côté, est une clairière dans le bois, avec quelques touffes d'herbe, avec un cor anglais. Puis on fait mieux. On dit à la jeune fille qu'elle doit se tourner toute, elle, là de dos, en pied. On coupe les pieds. On coupe tout ce qu'il y a, des genoux au bas, par derrière. On voit tous les cheveux noirs, ainsi, à la jeune fille. On voit aussi une de ses tresses qui pend, là jusqu'à mi-dos, à elle, précisément. On voit sa main droite qui pointe, là par la gauche, là de dos, de côté, de l'avant-bras gauche. Ses ongles sont laqués en rouge, son annulaire a un anneau, son pouce regarde en haut. On jette une tête de femme qui se penche par un rideau. La femme déplace le rideau avec les mains, s'avance avec la tête, avec les cheveux bouclés, cuivrés. Puis la femme se retire en arrière, la jeune fille se ferme son dos. Puis on dit à la jeune fille qu'elle doit s'asseoir, encore, là de dos, là par terre, avec la tête très penchée en avant. Un se couche sur le sol, alors. Il voit le dos nu, il voit les jambes qui pointent à peine, là sur le côtés, qui s'en vont par là, en perspective. On en jette deux qui regardent le coucher du soleil, un homme et une femme, sur le bord de la mer, tournés par là, vers la mer, avec le vent qui souffle dans les cheveux de la femme. Puis on photographie tout. CAMERA : Pentax H3, with Super-Takumar f/1.8 lens. EXPOSURE :st f/2.8, shutter speed varied. FILM : Kodachrome Type B. LIGHTING : two 3200 K floods bounced.
Edoardo Sanguineti, Le noble jeu de l'oye, "Tel Quel", éditions du Seuil, 1969, p. 82-83.
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18/09/2013
Carlo Emilio Gadda, L'affreux pastis de la rue des merles
C'était une journée splendide, une de ces journées si superbement romaines qu'un fonctionnaire de 8ème grade, fut-y su' l' point de s' propulser au 7ème, est capable d' sentir lui aussi, mais oui, un je n' sais quoi gigoter en son âme, un p' tit quèque chose qui ressemble assez au bonheur. Il avait l'impression, parole, d'aspirer d' l'ambroisie par les narines, d'en imbiber ses poumons. Et sul' travertin ou l' péperin d' chaque façade d'église, au faîte d' chaque colonne, ce poudroiement doré d' soleil déjà auréolé d'un carrousel de mouches. Et puis, c'est qu'il avait en tête tout un programme, l'Ingravallo. Car à Marino, y avait mieux que l'ambroisie ! "Chez Pippo", en effet, on trouvait un blanc homicide, un p'tit salopard d' quatre ans, couché dans certains biberons, un blanc qui aurait pu électriser, cinq ans plus tôt, le défunt cabinet Facta1, si la Facta factorum en quetion eût été à même d'en soupçonner l'existence. Sur les nerfs d'un molisan, en tout cas, il faisait office de café fort, avec, en plus, tout le bouquet, toutes les nuances d'un cru de grande classe, les témoignages et les constats modulés, lingo-palato,pharyngo-œsophagiques, d'une introduction dyonisiaque. Et qui sait, en s'en'oyant un ou deux d'ces 'odets derrière la cravate...
Carlo Emilio Gadda, L'affreux pastis de la rue des merles, traduction Louis Bonalumi, Seuil, 1963, p. 49.
1 C'est l'éphémère cabinet Facta (février-octobre 1922) qui fut renversé par la Marche sur Rome, des groupes paramilitaires de Mussolini.
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17/09/2013
Guido Ceronetti, Une poignée d'apparences
Le bon hôtel
«Vous avez une chambre ? » Une chambre La question paraît complètement absurde puisqu'un hôtel est fait de chambres et ne vend que des chambres. Mais, souvent, la réponse déconcertante de l'endroit fait uniquement de chambres est « Nous n'avons pas de chambres. » Le sous-entendu permanent : de chambres libres, supprime l'absurdité. La liberté de la chambre, peut-être, est tue à cause de son inconvenance.
La recherche d'une chambre libre — vide d'habitants visibles et cependant magiquement préparée pour les recevoir — force les clients à une espèce d'intimité désagréable avec l'inconnu qui sous un pompeux reliquaire de clés numérotées représente les chambres libres et occupées de l'hôtel. Il ne vous défend rien, il est même là pour vous permettre tout, mais tout, bonheurs misérables et repos dépend de son jugement préliminaire, de son autorisation muette. La gêne serait grande s'il ne s'agissait d'un cérémonial, d'un rapport irréel, figé dans une impassibilité bureaucratique, et cependant légèrement voluptueux, car il donne accès à une obscurité, à un risque.
Remplir la fiche, comme c'est l'usage hors d'Italie, ou remettre une pièce d'identité, sont des actes de reddition capitaux au Soupçon universel afin de pouvoir prendre possession de la chambre désirée. Un anarchiste belge me racontait sa fureur quand, arrivé à Barcelone en 1936 pour faire la révolution, le concierge de l'hôtel lui demanda, glacial, son passeport : « Un passeport ? en Espagne ? Le voici mon passeport : la carte des Organisations. » Mais la religion des passeports n'avait pas été brûlée vive le 19 juillet : à l'hôtel, son temple et son repaire, elle se riait des révolutions.
Guido Ceronetti, Une poignée d'apparences, traduction André Maugé, Albin Michel, 1988, p. 56-57.
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16/09/2013
Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur
Écouter quelqu'un qui lit à haute voix, ce n'est ps la même chose que lire en silence. Quand tu lis, tu peux t'arrêter, ou survoler les phrases : c'est toi qui décides du rythme. Quand c'est un autre qui lit, il est difficile de faire coïncider ton attention avec le tempo de sa lecture : sa voix va trop vite ou trop lentement.
Si, en plus, le lecteur traduit, il s'ensuit une zone de flottement, d'hésitation autour des mots, une marge d'incertitude et d'improvisation éphémère. Le texte qui, lorsque tu le lis toi-même, est un objet bien présent, qu'il te faut affronter, devient, quand on te le traduit à haute voix, une chose qui existe et qui n'existe pas, une chose que tu n'arrives pas à toucher.
Qui plus est, le professeur Uzzi-Tuzzi s'était engagé dans sa traduction comme s'il n'était pas bien sûr de l'enchaînement des mots les uns avec les autres, revenant sur chaque période pour en remettre en place des mèches syntaxiques, tripotant les phrases jusqu'à ce qu'elles soient complètement froissées, les chiffonnant, les rafistolant, s'arrêtant sur chaque vocable pour en expliquer les usages idiomatiques et connotations, s'accompagnant de gestes enveloppants comme pour m'inviter à me contenter d'équivalences approximatives, s'interrompant pour énoncer règles grammaticales, dérivations étymologiques et citations des classiques. Et puis, lorsque tu t'es enfin convaincu que la philologie et l'érudition tiennent plus à cœur au professeur que le déroulement du récit, tu constates que c'est tout le contraire : l'enveloppe universitaire n'est là que pour protéger ce que le récit dit et ne dit pas, son souffle intérieur toujours sur le point de se disperser au contact de l'air.
Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur, traduction Danielle Sallenave et François Wahl, Seuil, 1981.
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15/09/2013
Umberto Saba, Couleur du temps
Le ghetto de Trieste
Vers 1860, le ghetto de Trieste était encore dans la floraison de ses dégoutantes origines. Mis depuis un demi siècle au même niveau que les autres citoyens, affranchis de gabelles particulières et de traitements spécifiques humiliants, les Juifs nés ou émigrés dans la ville franche n'avaient pas tous appris à vaincre une méfiance congénitale à mêler leur vie quotidienne à celle des "goy" qu'ils redoutaient (et donc détestaient). Cette aversion, qui n'était pas religieuse, et que, nulle part où elle existe, le baptême n'efface, car elle est enracinée en eux par des millénaires de persécutions et de quarantaines, retenait même quelques familles, assez aisées pour habiter une maison neuve dans une rue nouvelle, dans la "citadelle" où leurs vieux parents avaient exercé et exerçaient le métier de brocanteur, puisant dans leurs capharnaüms pittoresques, leur force. Les maisons neuves, construites comme un excellent investissement de capitaux pour riches veuves, et ceux qui craignaient de plus grands risques, étaient, c'est vrai, le rêve de beaucoup : mais, après les avoir acquises pour spéculer, les nouveaux propriétaires continuaient, en ce qui les concernait, à habiter dans ce ghetto bien-aimé, à leurs yeux empli d'intimités et de souvenirs. En vertu de la tradition et par la force d'inertie d'une habitude mentale devenue, comme une quelconque idée fixe, un poids plus difficile à décharger qu'à porter.
Umberto Saba, Couleur du temps, traduction René de Ceccatti, Rivages, 1989, p. 139-140.
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14/09/2013
Tommaso Landolfi, La femme de Gogol et autre récits
La femme de Gogol
Au moment que se présente à moi le problème embrouillé de la femme de Nicolas Vassiliévitch, je suis pris d'hésitation. Ai-je le droit de révéler ce qui n'est connu de personne, ce que mon inoubliable ami lui-même (et il avait ses bonnes raisons) voulait cacher à tout le monde, ce qui, dis-je, ne saurait donner matière qu'aux plus perfides et balourdes interprétations — sans compter que cela va peut-être offenser des foisons d'âmes cléricalement et sordidement hypocrites, et quelque âme vraiment pure aussi, pourquoi pas, à condition qu'il s'en trouve encore une ? Ai-je le droit par ailleurs, de révéler une chose devant laquelle mon propre jugement recule, quand il ne prend pas, de façon plus ou moins avouée, le parti de la réprobation ? Comme biographe, cependant, mes devoirs sont précis. Je crois que tout renseignement sur le cas d'un homme si extraordinaire devrait être précieux tant aux générations futures qu'à la nôtre, et je ne voudrais pas confier à un jugement frivole, autrement dit masquer, ce qui n'a pas la moindre chance d'être sainement jugé avant la fin des temps. En vérité, nous permettrons-nous de condamner, nous autres ? Serait-ce donc qu'il nous fut donné de connaître les nécessités intimes et encore les fins d'utilité générale et supérieure auxquelles répondaient les actions de tels hommes extraordinaires, qui ont eu la mésaventure de nous paraître vils ? Certes non, car à ces natures privilégiées nous n'avons jamais rien compris. « C'est vrai, disait un grand homme, je fais pipi moi aussi, mais pour toute autre raison ! »
[...]
Tommaso Landolfi, La femme de Gogol et autre récits, présentés par André Pieyre de Mandiargues (traducteur de cette nouvelle), Gallimard, 1969, p. 17-18.
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13/09/2013
Giorgio Manganelli, Centurie (cent petits romans fleuves)
Quatre vingt-six
Il se demande souvent si la question du rapport à la sphère n'est pas, de par sa nature même, insoluble. La sphère n'est pas présente en permanence devant ses yeux, cependant, même lorsqu'elle s'éloigne, même lorsqu'elle se retire ou se cache, la sphère agit, et il croit comprendre que si le monde présente cette forme qu'on connaît, c'est précisément parce qu'il doit accueillir la sphère. Parfois, alors qu'il vient de se réveiller, dans la chambre plongée dans une semi-obscurité — le jour a déjà commencé pour tout le monde, et ce n'est pas ce qu'il aime se lever tard, mais en retard — la sphère se tient en équilibre au milieu de la chambre ; il l'examine avec attention car, telle une question, la sphère exige de l'attention. La sphère n'est pas toujours de la même couleur, elle passe par toutes les nuances du gris au noir : parfois, et ce sont les moments les plus intéressants, la sphère bascule, laissant place à une cavité sphérique, à une vide entièrement privé de lumière. Il arrive que la sphère s'absente quelque temps, mais rarement plus d'une dizaine de jours. Elle réapparaît à l'improviste, à n'importe quelle heure, sans raison compréhensible, comme si elle revenait de voyage, comme après une absence légèrement coupable quoique convenue. Il a l'impression que la sphère fait semblant de présenter ses excuses, mais qu'elle est en réalité ironique et, même innocemment, maligne. Il fut un temps où, par la violence, il tenta d'effacer de sa vie cette présence révulsive ; mais la sphère est taciturne, insaisissable, à moins qu'elle ne décide elle-même de frapper ; elle provoque alors dans la partie du corps qu'elle atteint, une douleur opaque, sombre, déchirante. Quoi qu'il en soit, la manifestation typique de l'hostilité de la sphère consiste à s'interposer entre lui et quelque chose qu'il essaie de voir ; dans ce cas, la sphère est susceptible de devenir minuscule, une bille turbulente qui danse et s'esquive devant ses yeux. Il est une fois de plus tenté d'affronter la sphère avec une soudaine brutalité, comme s'il ignorait que, de par sa constitution il est impossible de l'atteindre ; ou bien il envisage de s'enfuir, de recommencer sa vie en un lieu que la sphère ne connaît pas. Mais il ne croit pas que cela soit possible ; il pense qu'il doit convaincre la sphère de ne pas exister, et il sait que pour la conduire à cette progressive séduction du néant, il lui faut emprunter une voie lente, patiente, labyrinthique, et faire preuve d'ingéniosité et de minutie.
Giorgio Manganelli, Centurie (cent petits romans fleuves), prologue de Italo Calvino, traduction Jean-Baptiste Para, éditions W, 1985, p. 183-184.
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12/09/2013
Primo Levi, À une heure incertaine
12 juillet 1980
Prends patience, ma femme, ma femme fatiguée,
Prends patience à l'égard des choses de ce monde,
Et de tes compagnons de route, dont je suis,
Dès lors qu'il t'est échu de m'avoir en partage.
Accepte, au bout de tant d'années, ces quelques vers grincheux,
Pour l'accomplissement de ton anniversaire.
Prends patience, ma femme impatiente,
Toi, broyée, macérée, écorchée,
Et qui t'écorches un peu toi-même chaque jour
Pour que la chair à vif te fasse un peu plus mal.
Il n'est plus temps de vivre seuls.
Accepte, s'il te plaît, là, ces quatorze vers,
C'est ma façon bourrue de te dire chérie,
Et que je ne saurais, sans toi, rester au monde.
Primo Levi, À une heure incertaine, traduction Louis Bonalumi, préface de Jorge Semprun, "Arcades", Gallimard, 1997, p. 60.
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