Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

04/05/2022

Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux

          Fernando-Pessoa-1-wpcf_200x235.jpg

XXXVII

 

Comme un énorme barbouillis de flamme

le soleil couchant s’attarde dans les rues figées.

Il vient de loin un vague sifflement dans le soir très calme.

Ce doit être celui d’un train au loin.

 

En ce moment il me vient une vague mélancolie

et un vague désir paisible

qui paraît et disparaît.

 

Parfois aussi, au fil des ruisseaux,

il se forme sur l’eau des bulles

qui naissent et se défont —

et elles n’ont d’autre sens

que d’être des bulles d’eau

qui naissent et se défont.

 

Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux,

traduction Armand Guibert, Gallimard,

1950, p. 103-104.

03/05/2022

Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux

       250px-216_2310-Fernando-Pessoa.jpg

XXXV

 

Le clair de lune dans les hautes branches,

Tous les poètes vous diront qu’il est plus

Que le clair de lune dans les hautes branches.

 

Mais pour moi, qui ne sais pas ce que je pense,

Ce que le clair de lune dans les hautes branches

Est, au-delà de ce qu’il est

Le clair de lune à travers les hautes branches,

Est de n’être pas plus

Que le clair de lune dans les hautes branches.

 

Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux, traduction

J.-L. Giovanonni, R. Hourcade, F. Vallin, éditions

Unes, 2018, np.

02/05/2022

Fernando Pessoa, Poèmes jamlais rassemblés

                                  Fernando Pessoa.jpg

Nuit de la Saint-Jean au-delà du mur de mon jardin.

De ce côté-ci, moi sans nuit de la Saint-Jean

Parce qu’il n’y a de Saint-Jean que là où on la fête.

Pour moi il y a l’ombre des feux dans la nuit,

Une rumeur d’éclats de rire, le bruit sourd des sauts,

Et parfois le cri de celui qui ne sait pas que j’existe.

 

Fernando Pessoa, Poèmes jamais assemblés d'Alberto Caeiro,

traduction J.-L . Giovanonni, I. Hourcade, R. Hourcade,

F. Vallin, éditions Unes, 2019, p. 36.

12/04/2021

Fernando Pessoa, Journal de l'intranquillité de Bernardo Soares

AVT_Fernando-Pessoa_8285.jpg

Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental ­ un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci — que je me trouve aujourd’hui au bord d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi.

Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face le rive de ce côté-ci ; c’est là la raison de toutes mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai où l’on puisse oublier. Tout cela s’est passé il y a bien longtemps, mais ma tristesse est bien plus ancienne encore.

 

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, traduction Françoise Laye, Christian Bourgois éditeur, 1988, p. 23.

24/03/2021

Fernando Pessoa, Poèmes jamais rassemblés

                Pessoa_chapeu.jpg

En écoutant mes vers quelqu’un m’a dit : en quoi c’est nouveau ? »

Tout le monde sait qu’une fleur est un fleur et qu’un arbre est un arbre.

Moi j’ai répondu : pas tout le monde, personne.

Tout le monde aime les fleurs parce qu’elles sont belles, moi je suis différent.

Tout le monde aime les arbres parce qu’ils sont verts et qu’ils donnent de l’ombre, pas moi.

Moi j’aime les fleurs parce que ce sont des fleurs, tout simplement.

J’aime les arbres parce que ce sont des arbres, sans que j’y pense.

 

                                                                              29 mai 1918

 

Fernando Pessoa, Poèmes jamais rassemblés d’Alberto Caeiro, traduction J-L. Giovannoni, I. Hourcade, R. Hourcade et F. Vallin, éditions Unes, 2019, p. 31.

27/11/2020

Fernando Pessoa, Bureau de tabac

Pessoa_chapeu.jpg

                Bureau de tabac

 

Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde, dont personne ne sait

     qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?),

Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,

Une rue inaccessible à toutes pensées,

Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,

Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.

 

 Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir

Et n’avais d’autre intimité avec les choses

Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet

À l’intérieur de ma tête,

Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.

 

[…]

 

 

                    Tabacaria

 

Não sou nada.

Nunca serei nada.

Não posso querer ser nada.

A parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.

 

Janelas do meu quarto,

Do meu quarto de um dos milhões do mundo que ninguém sabe quem é

(E se soubessem quem é, o que saberiam ?)

Dais para o mistério de uma rua cruzada constantemente por gente,

Para uma rua inacessível a todos os pensamentos,

Real, impossívelmente real, certa, deconhecidamente certa,

Com o mistério das coisas por baixo das pedras e dos seres,

Com a morte a pôr humidade nas paredes e cabelos brancos nos homens,

Com o Destino a conduzir a carroça de tudo pela estrada de nada.

 

Estou hoje vencido, como se soubesse a verdade.

Estou hoje lúcido, come se estívesse para morrer,

E não tivesse mais irmandade com as coisas

Senão uma despedida, tornando-se esta casa e este lado da rua

A fileira de carruagens de um comboio, e uma partida apitada

De dentro da minha cabeça,

E uma sacudidela dos meus nervos e um ranger de ossos na ida.

 […]

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, traduit par Rémy Hourcade,  éditions Unes, 1993, p. 37-38 et 15-16.