26/05/2014
Jean-Claude Pirotte (1939-24 mai 2014), Revermont
sans nouvelles d'ailleurs
et n'étant pas d'ici
ma présence m'écœure
et mon absence aussi
*
ce n'est pas assez dire
que je suis seul et nu
en vérité c'est le bonheur
fredonnant les trilles du diable
de cette vie je peux maudire
seul et nu devant ma table
aux horizons imaginaires
et quel instrument que mes nerfs
un violoneux fantôme joue
mes mêmes airs jour après jour
et cela me tue à ravir
Jean-Claude Pirotte, Revermont,
Le temps qu'il fait, 2008, p. 65, 82.
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25/05/2014
Buson (1716-1783), Le parfum de la lune
les journées lentes
s'accumulent
si loin autrefois
le poirier en fleurs
sous la lune
une femme lit une lettre
je marche, je marche
songeant à des choses et à d'autres
le printemps s'en va
au bord du chemin
des jacinthes d'eau arrachées fleurissent
la pluie du soir
la nuit, des voix d'hommes
irriguant les champs
la lune d'été
la nuit voilée
les grenouilles brouillent
l'eau et le ciel
Buson (1716-1783), Le parfum de la lune,
traduction Cheng Wing fun et Hervé
Collet, Moundarren, 1992, p. 55, 59,
68, 80, 90, 93.
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24/05/2014
Edward Estlin Cummings, Paris, traduit par Jacques Demarcq : recension
Nombre d'artistes américains, après Gertrude Stein installée dès le début du XXe siècle, sont venus à Paris au cours des années 1920, et certains y ont vécu plus ou moins longtemps, d'Hemingway à Alexander Calder, qui s'installa ensuite en Touraine. Cummings (1894-1962) y est venu en 1917 quelques semaines, pendant la Première Guerre mondiale, y a vécu deux ans à partir de 1921 et y est retourné régulièrement ensuite. La quarantaine de textes (proses, poèmes — parfois partiellement en français —, article pour Vanity Fair et lettres) écrits à propos de la ville, de 1918 à 1957, dispersés dans plusieurs recueils, sont réunis dans ce livre et présentés de manière précise dans la postface de Jacques Demarcq. Ils sont accompagnés de neuf dessins (crayon ou encre), tracés entre 1917 et 1933.
Cummings distingue nettement, en 1926, un Paris pour touristes (qu'il désigne par "Paree", prononcé à l'anglaise) avec ses lieux obligés (Montmartre : « machine totalement dénuée d'intérêt servant à débarrasser les Anglo-Saxons de leur papier monnaie »), de la ville authentique ("Paname"), avec ses bistrots, la Foire aux pains d'épices (nommée ensuite Foire du Trône), les courses, le Cirque d'hiver, le Jardin du Luxembourg, les péniches et les bateaux-mouches, bref : « le profond, l'extraordinaire, le lumineux triomphe de la Vie même et d'une ville fondée sur la Vie ». En 1953, revenant sur ce qu'avait été Paris dans sa jeunesse, il y reconnaît le lieu de « la miraculeuse présence [...] d'êtres vivants [...] et où la beauté fleurissait dans ma vie comme une étoile. » C'est ce Paris qui est exploré dans sept chapitres regroupant des textes en ensembles : "Les Halles, le Marais", Montparnasse", Grands Boulevards, Pigalle", etc.
C'est surtout ce qui se passe quotidiennement dans la rue qui est retenu, mais certaines scènes singulières sont décrites. Par exemple, dans une lettre à sa mère, il rend compte avec humour des funérailles officielles de Joffre, regardant avec détachement ce qui se voulait solennel et, ainsi, tournant en dérision ce qui appartient à l'institution : « Tout le monde prenant le spectacle pour un pique-nique désordonné doublé d'un music-hall universel. » Il s'attache aux éléments d'une vie passée, totalement disparus aux États-Unis, comme les joueurs d'orgue de barbarie, ou « à / denfert l'hercule gras [qui] a étalé son tapis », ailleurs les enfants acrobates pour les passants ou ceux qui vendent des fleurs — « sautez dansez gamins hop suivez du doigt le rouge bleu blanc violet orange verd- /oyant ». Ce qu'il rejette fortement de son pays natal, l'argent édifié en unique valeur et le vide de la pensée, se lit dans une saynète, dialogue entre deux touristes américaines, riches et prétentieuses, dans un restaurant des Halles, avec mise en place du décor (« La scène se passe la nuit au Père Tranquille, dans le quartier des Halles. Des putains endormies. (etc.) » ; s'ajoute l'esquisse d'une américaine qui dépense « un fric incroyable ».
Cummings fréquente les expositions et un poème daté de 1920 évoque les peintres Picabia, Picasso, Matisse, Kandinsky, Cézanne ; mais il ne néglige pas les spectacle comme ceux des Folies-Bergères et il écrit, en 1926, pour la revue Vanity Fair un long éloge de Joséphine Baker dansant, en se moquant du moralisme des spectateurs. Il rapporte aussi des scènes plus intimes, avec Marie-Louise « aux jambes de reine » dont il dessine le visage ; il ne cache pas sa nostalgie de l'enfance, du temps aussi de la "Grande époque", celle du dadaïsme déjà dans le passé en 1923 ou de poètes selon son cœur comme Swinburne.
Regrouper des poèmes écrits au cours d'une quarantaine d'années aboutit à donner à lire des manières différentes d'écrire. À côté de proses et de poèmes de facture classique, le lecteur retrouvera au fil des pages les ruptures introduites par Cummings dans son écriture. Par exemple, il introduit ici un complément de lieu dans une parenthèse entre un pronom ("je") et le verbe, mais là, outre ce procédé qui contraint à revenir sur sa lecture, il introduit des coupes à l'intérieur même des mots — ce qui pose de redoutables difficultés au traducteur :
(the;mselve;s a:nd scr;a;tch-ing lousy full. of rain
beggars yaw:nstretchy:awn)
devient :
(le;s s;e gr,att-ant poux pleins.de.pluie mendiants
b:âillents'étirentb:âillent
Non pas seulement jeu, puisque le poème construit sur les articulations "quand... quand... alors", s'achève sur l'union, dans les mots, du couple : « nous / toi-avec-moi / autour de (moi)toi / d'un seul JeTu ».
Cette mise en pièces des règles morphologiques peut être plus forte, et les frontières de mots disparaissant dans :
and, b etw ee nch air st ott et er a thresillyold
WomanSellingBalloonS
traduit par
et, e ntr el esc ha ise sc lop in e lavieille idiote
QuiVendDesBallonS
Jacques Demarcq, traducteur déjà de plusieurs œuvres de Cummings(1), met en relation dans la postface des épisodes de la vie du poète avec les textes c'est apporter un éclairage utile pour comprendre ce qui peut être allusif dans les poèmes. En même temps, cela constitue une introduction à une écriture encore déconcertante pour bien des lecteurs. Ce Paris est un livre à lire et relire.
Edward Estlin Cummings, Paris, traduit de l'anglais et présenté par Jacques Demarcq, édition bilingue, Seghers, 2014, 158 p., 18 €.
Cette recension a paru dans Les Carnets d'eucharis, revue numérique dirigée par Nathalie Riera.
______________________
1. Récemment, Érotiques (Seghers, 2012) et 1x1 (La Nerthe, 2013)
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23/05/2014
Antonio Gamoneda, extraits de Chansons de l'erreur
I
Tu as écouté la plainte de la mer. Elle annonce
une imminence.
Libère-toi
de la pensée : cette
imminence te dépasse.
Libère-toi
Ne réponds pas
à la plainte de la mer.
II
Le destin n'existe pas mais il est traversé de racines rouges. Ainsi
est, fut, ma pensée traversée
par l'étincelle de la négation.
Ainsi
les heures crient, prononcent
leur inutile prophétie :
la pourpre
et l'extinction
du lever du jour.
III
Oui, la négation avance
dans mes veines.
Elle loge
dans la sentine creuse
de la pensée.
À proprement parler
pas de pensée en moi. La fausseté
me possède, l'unique fruit
permis dans cette
épaisseur vivante.
IV
Il y a de la colère dans la grisaille. La lumière gagne les [cours
et les cordes divisent ombres et minéraux.
La lumière soutient doucement la majesté des oiseaux, réunit
en un même instant quiétude et vertige.
As-tu pensé la lumière hors de tes yeux ?
Pense la lumière.
Non ;
tu ne peux la penser : elle
te pense, toi.
Ferme les yeux.
Antonio Gamoneda, extraits de Chansons de l'erreur,
traduit de l'espagnol par Jean-Pierre Bériou et Martine Joulia,
dans Europe, avril 2014, n° 1020, p. 284-285.
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22/05/2014
Octavio Paz, Liberté sur parole
La vie tout simplement
Appeler le pain par son nom et que se pose
sur la nappe le pain de chaque jour ;
faire la part du feu, donner à nos rêves,
au bref paradis, à l'enfer,
au corps et à la minute ce qu'ils réclament ;
rire comme rit la mer, comme le vent rit,
sans que le rire sonne comme des bris de verre ;
boire et dans l'ivresse posséder la vie ;
danser sans perdre le tempo ;
toucher la main d'un inconnu
par un jour de pierre et d'agonie
et que cette main ait la fermeté
que n'eut pas la main de l'ami ;
passer par la solitude sans que le vinaigre
torde ma bouche, ni que le miroir
repère mes grimaces, ni que le silence
se hérisse dans un grincement de dents :
ces quatre murs — papier, plâtre,
tapis chiche, foyer jaunâtre —
ne sont pas encore l'enfer promis ;
que ne me blesse plus ce désir,
gelé par la peur, plaie froide,
brûlure de lèvres non embrassées :
l'eau claire jamais ne suspend son cours
et certains fruits tombent mûrs ;
savoir partager le pain — et le partage,
le pain d'une vérité commune à tous,
vérité de pain qui nourrit notre faim
(si je suis homme, c'est par son levain,
un semblable parmi mes semblables) ;
lutter pour que vivent les vivants,
donner vie aux vivants, à la vie,
et enterrer les morts et les oublier
comme la terre les oublie : comme des fruits...
et qu'à l'heure de ma mort j'arrive
à mourir comme les hommes et que me soit donné
le pardon, et la vie perdurable
de la poussière, des fruits, de la poussière.
Octavio Paz, Liberté sur parole, traduction Jean-Claude Masson,
Pléiade, Gallimard, 2008, p. 28-29.
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21/05/2014
Zbigniew Herbert, Épilogue de la tempête
J'ai donné ma parole
j'étais très jeune
et la raison conseillait
de ne pas donner sa parole
il me suffisait de dire
je vais réfléchir
on n'est pas pressé
il n'y a pas le feu
je donnerai ma parole après le bac
le service militaire
quand j'aurai bâti ma maison
mais le temps explosait
il n'y avait plus d'avant
il n'y avait plus d'après
dans le maintenant aveuglant
il fallait choisir
j'ai donc donné ma parole
parole _ nœud coulant
parole définitive
dans les rares moments
où tout devient léger
transparent
je pense :
« parole
je retirerai bien
la parole donnée »
cela dure peu
car l'axe du monde grince
les gens défilent
les paysages
les cercles colorés du temps
et la parole donnée
est coincée dans ma gorge
Zbigniew Herbert, Épilogue de la tempête,
Œuvres poétiques complètes III, traduit du
polonais par Brigitte Gautier, Le bruit du
temps, 2014, p. 235-237.
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20/05/2014
Margherita Guidacci (1921-1992), En relisant Ovide
Hôte de ta maison
Hôte de ta maison dans la chambre
la plus haute, je sens tes rêves monter
du sol et s'entremêler aux miens
pour s'évanouir ensemble
en suivant la même verticale et se jeter
au milieu des étoiles. Quelle joie
de chercher alors par les deux fenêtres
(jumelles et opposées) les amitiés
célestes auxquelles tu m'initias :
contempler au nord Altaïr
et au sud Bételgeuse !
Météores d'hiver
Étoiles fugaces, dauphins du ciel,
avec vous voyage mon âme,
un bond lumineux dans les vagues
bleues de la nuit,
vers mes lointains amis désirés
qui peut-être aperçoivent le signe, et qui, pensant
avec une nostalgie pareille à la mienne
aux douces heures passées ensemble,
prient pour que nous soit donnée une nouvelle rencontre,
et déjà la prière est exaucée :
l'affection simultanée, dans le sillage de l'étoile,
nous étreint dans un embrassement immatériel.
Margherita Guidacci, En relisant Ovide, traduit de l'italien
par Iris Chionne et Pierre Présumey, dans Conférence, n° 36, printemps 2013, p. 399-400.
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19/05/2014
Lucio Mariani, Restes du jour, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para
Testament du joueur de cartes et poète
Quand s'éteindra
ma lanterne brumeuse, intermittente
et que j'aurai quitté le grand réfectoire
si l'un des fennecs
qui fouillent les urnes funéraires
avait la lubie —quia absurdum —
de relier mes papiers
avec une aiguille et des baguettes de bois
pour observer mes reliques sous verre
et expliquer qui je fus,
qu'il se garde de tirer des conclusions,
sous peine d'expier à coup de verges
sa contrefaçon de l'histoire.
Car mon œuvre ne fut que travaux en cours,
règles à polir, baumes volatils,
sources et issues accidentelles
voix précaires et tentatives d'homme orchestre,
rien d'autre en somme
que les stations transitoires d'une vie à grands traits.
Tout le jeu consistant à changer
corps et pensée
sous la tignasse bleue des hêtres.
Lucio Mariani, Restes du jour, traduit de l'italien par
Jean-Baptiste Para, Cheyne, 2012, p. 59.
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18/05/2014
Les 99 haïku de Ryokan
Dans la touffeur verte
une fleur de magnolia
en pleine floraison
Le ciel clair d'automne
des milliers de moineaux —
le bruit de leurs ailes
La fenêtre ouverte
tout le passé me revient —
bien mieux qu'un rêve !
Allons, c'est fini !
et moi aussi je m'en vais —
crépuscule d'automne
Sur la branche encore
aujourd'hui — mais plus demain —
le fleurs du prunier
Le vent de l'été
apporte dans ma soupe
des pivoines blanches
Les 99 haïku de Ryokan (1758-1831),
traduits par Joan Titus-Carmel,
Verdier, 1986, np.
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17/05/2014
Robert Walser, Bouderie et autres poèmes
Pourquoi, après tout ?
Alors qu'à la hâte revenait
un jour comme d'autres limpide,
il dit avec une résolution vraie,
une lenteur placide :
Maintenant il faut que ça change,
que dans la lutte je me plonge ;
je veux comme tant d'autres gens
aider à ôter du monde la souffrance,
veux souffrir, vagabondant,
jusqu'à ce qu'au peuple échoie la délivrance;
Ne veux plus jamais me coucher de lassitude ;
il faut faire
quelque chose ; alors l'envahit une incertitude,
une somnolence : à quoi bon, laisse faire.
Robert Walser, Bouderie et autres poèmes, traduction
Fernand Cambon, dans Europe, "Robert Walser",
n° 889, mars 2003, p. 149.
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16/05/2014
Anise Koltz, Galaxies intérieures
Le poème
est le regard posé
sur un présent illisible
Des espace se forment
et s'écroulent
devant toi
Le poème
voit sans yeux extérieurs
suspendu
par-dessus le vide des siècles
Il constate :
Tout est dans rien
*
À René
Je te revois en rêve
sombre demeure des morts
où tu vis et travaille
Parfois tu me fais signe
de ta terrasse planétaire
Ton ombre m'approche
jetant à mes pieds
notre monde partagé
*
J'ignore pour qui
pourquoi je vis
J'ignore pour qui
pourquoi je meurs
Anise Koltz, Galaxies intérieures, Arfuyen,
2013, p. 69, 91, 52.
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15/05/2014
Valère Novarina, L'organe du langage, c'est la main : note de lecture
Les entretiens conduits avec Novarina constituent le douzième volume publié dans la collection "Les Singuliers"; on en connaît le principe : un entretien avec un écrivain est accompagné d'extraits de son œuvre, d'une iconographie, et suivi d'une bibliographie, d'un index et d'une biographie (ici, l'auteur a préféré y substituer une chronologie de son activité depuis 1958). Les photographies de Novarina lui-même sont rares, remplacées par celles des acteurs et actrices de ses pièces, le plus souvent sur scène, et par des reproductions de pages de ses carnets de travail et de ses peintures, décor de pièces ou non. Parallèlement à l'écriture de pièces, Novarina a publié ses réflexions sur le théâtre — « Presque toujours un livre de réflexion succède à un livre d'action » (107) —, notamment dans les textes regroupés sous le titre Le théâtre des paroles (1989)). Le dialogue avec Marion Chénetier-Alev reprend toute la thématique qui gouverne son œuvre et en précise bien des points.
Le titre retenu peut paraître obscur si l'on oublie que Novarina est aussi peintre et que le corps, donc la main, est essentiel dans sa conception du théâtre et du langage. Quand il travaille à la construction d'un décor, il ne cherche pas à représenter telle ou telle figure, les matériaux viennent sur la toile comme si de l'encre était versée sur une feuille bougée en tous sens. La peinture dépend d'une certaine manière des mouvements du corps, de la main, ce qu'affirme Novarina : « Je commence à l'aveugle, puis je vois une scène apparaître. L'organe du langage, c'est la main. » (190) Qu'apparaissent alors des épisodes bibliques, comme le note Marion C.-A., est sans doute lié à la formation de Novarina pour qui, toujours, la lecture de la Bible « délie et délivre » (237) ; l'essentiel est peut-être que, dans le langage de la peinture comme dans la langue, ce n'est pas l'expression, ce qui est représenté qui importe, mais « la dynamique, la capture des forces » (211).
Cette idée de "forces" à faire émerger sous-tend ce qu'écrit Novarina à propos du langage. Il y a dans la langue, et pas seulement celle des lettrés, tout un fonds enfoui, inaudible, qui ressort par bribes dans tout discours : affleure quelque chose d'une histoire longue, celle de la succession des langues et de leur chevauchement, comme si rien ne se perdait complètement. Ainsi viendraient dans la parole aussi bien du latin, du grec que des langues du paléolithique et, ajoute Novarina, "des idiomes animaux" (218), et une mémoire non consciente serait transmise de génération en génération. Il s'agit bien de retrouver au théâtre ce qui semble à jamais perdu, quelque chose lié au cri, aux premières paroles du corps : « Nous avons à traverser la tempête verbale, réveiller des zones de langage qui n'avaient pas travaillé depuis notre âge de deux ans, de onze mois, d'un jour. » (127). La relation du langage au corps est aussi sans cesse répétée, et si forte, que Novarina l'associe au sang, insistant sur le « mouvement liquide de la phrase » (27). C'est ce statut particulier, en constant déséquilibre, peu maîtrisable qui fait que la langue est « un drame vivant » (244). La récurrence du lien entre langue, corps et drame est remarquable dans le dialogue avec Marion C.-A., affirmé dans la définition même de ce qu'est le théâtre, « un enclos où l'on vient voir le drame du langage, l'acte du langage sur les corps et dans l'espace » (27) et, plus avant, à propos d'Artaud, « La vraie scène du théâtre de la cruauté, c'est le langage » (49).
L'"acte du langage" consiste à réveiller le spectateur, à lui faire abandonner ce qui, dans la vie sociale, l'empêche d'être attentif à ce qu'il est, de vivre sans visière avec autrui — c'est l'un des rôles de la litanie au début d'une pièce : le sortir de son quotidien trop rassurant. C'est dire que le théâtre est un « lieu de la vérité et non pas du travestissement » (145). Novarina entend combattre « La mécanisation mentale. L'avancée du rouleau compresseur idéologique. L'empire de la mécanique communicationnelle. La dictée, la pétrification de tout. » (13) Programme ambitieux qui le place, comme il le revendique, dans la lignée de Brecht ; il rejette lui aussi la psychologie, la recherche de l'émotion et l'identification aux personnages : la scène doit être un « lieu de mue et de mutation » (46).
Ces exigences posent des problèmes complexes de mise en scène et une manière particulière de diriger les acteurs : une partie importante du livre est consacrée dans le détail à ces questions et il n'est guère possible de les résumer. Retenons que l'acteur est un « visage vide : une présence absente » (65), et que tout son effort consiste à parvenir à « sorte d'état non théâtral » (124). Ce qui conduit Novarina à la comparaison avec le prêtre qui nettoie l'autel avant la consécration ; alors, « il effectue une suite de gestes simples. Aucune psychologie. Absence d'homme. Il n'y a ni solennité spectaculaire ni ralentissement du temps. » (126) Retenons aussi que dans cette conception du théâtre « les acteurs donnent leur corps au livre » (135) — on lit une fois encore le lien entre langage, drame et corps.
Quand il est interrogé sur sa formation, Novarina répond : « Tout le monde peignait, dessinait et écrivait dans la famille » (237) ; c'est une aide précieuse, cela n'empêche pas de suivre dans les entretiens quelle énergie il a eue pour embrasser des modèles très différents, le théâtre Nô, le théâtre yiddish avec ses acteurs qui pratiquent le « chanté-parlé » (74), et le cirque, une des passions de son père qui l'emmena aussi voir Les Branquignols avec Louis de Funès, acteur exemplaire pour le « grand démontage du corps humain » (29). On cherche le fil de ses lectures, par exemple de La Fontaine, Mme Guyon et Bossuet : c'est encore le « savoir du corps » (229) qui les réunit. Il a commencé à étudier les écrits d'Artaud, avant de travailler avec Jean-Marc Villégier, Marcel Bozonnet, de rencontrer Carmelo Bene dans la maison d'édition, "Dramaturgie", de José Guinot, d'être soutenu par Lucien Attoun, Alain Trutat à France Culture où Marcel Maréchal enregistra L'Atelier volant. Il n'a jamais cessé d'écrire et il est bon de retourner à ses textes quand on lit ce propos : « Je n'ai jamais voulu faire du théâtre, j'ai déployé mes livres sur scène. » (135)
Valère Novarina, L'organe du langage, c'est la main, dialogue avec Marion Chénetier-Alev, Argol, 272 p., 29 €.
Note de lecture publiée dans Europe, mai 2014.
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Nathalie Riera, Sabine Péglion et Richard Skryzak
présenteront le n° 2 des Carnets d'eucharis
Lecture des écrivains publiés dans ce numéro
VENDREDI 16 MAI 2014
à 20 h
à L’Observatoire du livre et de l’écrit « Le MOTif »
6, villa Marcel-Lods
Passage de l’Atlas
75019 Paris
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14/05/2014
Pascal Quignard, Petits traités, III
Petits traités, I à VIII
XVIIe traité. Liber
Le terme de livre ne peut être défini. Objet sans essence. Petit bâtiment qui n'est pas universel.
La "réunion de feuilles servant de support à un texte imprimé, cousues ensemble, et placées sous une couverture commune" ne le définit pas. Ce que les Grecs et les Romains déroulaient sous leurs yeux, les tablettes d'argile que consignait Sumer, les bandes de papyrus encollées de l'Égypte, les carreaux de soie de la Chine, ce que les médiévaux enchaînaient à des pupitres et qu'ils étaient impuissants à porter sur leurs genoux, ou à tenir entre les mains, les microfilms qu'entassent les universités américaines, des feuilles de palmier séchées et frottées d'huile, des lamelles de bambou, des briques, un bout de papier, une pierre usée, un petit carré de peau, une plaque d'ivoire, un socle de bronze, une pelure d'écorce, des tessons, — rien de ce que l'usage de ces matières requiert ne s'éloigne sans doute à proprement parler de la lecture, mais rien ne vient s'assembler tout à coup sous la forme plus générale ou plus essentielle du "livre". Même, l'adhésion de tous les traits hétérogènes que ces objets présentent cette addition ne le constituerait pas.
Les critères qui le définissent ne le définissent pas.
Le livre est ce qui supporte l'écriture. Mais le petit papier manuscrit (la petite feuille volante) ne constitue pas un livre.
Le livre renvoie à une métamorphose qui supplée son écriture manuelle. Mais tout ce que les éditeurs font imprimer, mettent dans d'immenses silos, diffusent et vendent sous ce nom, c'est loin de définir un livre.
[...]
Pascal Quignard, Petits traités, III, Maeght, 1992, p. 37-39.
VENDREDI 16 MAI 2014
à 20 h
à L’Observatoire du livre et de l’écrit « Le MOTif »
6, villa Marcel-Lods
Passage de l’Atlas
75019 Paris
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13/05/2014
Pascal Quignard, Petits traités, II
Petits traités, volumes I -VIII
xive traité. Noésis
[...]
Triple rituel
Le livre parce que sa lecture suscite des désirs qu'il met à mal et brise, construit sur de telles "brisées" — à chaque étape de la lecture — un grand désir tort, irréductible, compliqué, autonome afin de l'expulser — au terme de la lecture — avec le plus grand degré de violence et de satisfaction possible. De là le caractère si formel des livres : ce caractère tient à la nature répétitive, coutumière, des rituels sacrificiels. Il tient au vague de la pensée, à la pauvreté de ces gestes réflexes, et à l'invariabilité de la mort en nous.
Les désirs que le lecteur investit dans le livre qu'il lit, à l'gal des souhaits qu'il forme quant au cours ultérieur de l'argumentation ou de l'intrigue, ne cessent d'être empêchés ou contraints à la fois par "l'univocité de voix" qu'est tout livre, et par la temporalité imperturbable des pages qu'il tourne et qu'il retourne. Sans doute semblables sacrifices présentent-ils des traits assez proches de ceux dont le lecteur est la victime vive, le long des jours, à l'épreuve de ce qu'un monde, une époque, une langue affabulent, un temps, pour "réel", et qui par effet de retour nous presse ou nous écrase. Mais ce "réel" du livre se sacrifie lui-même au terme de la lecture du livre : carnage d'abstractions, un livre refermé, pour toute fin le mot même de fin, rien, rien.
Qui écrit écrit pour ce saccage final, pour la mise en scène qui mesure l'intensité du carnage.
Pascal Quignard, Petits traités, II, Maeght, 1990, p. 167-169.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES, Quignard Pascal | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pascal quignard, petits traites, ii | Facebook |
12/05/2014
Pascal Quignard, Petits traités, I
Petits traités, volume 1 à 8
VIIIe traité, Le Livre des lumières
Au cours de la lecture, on dit qu'une voix silencieuse, parfois, se fait jour. À l'évidence, elle ne naît pas du livre. Mais le corps ne l'articule pas. Elle épouse le rythme de la syntaxe et sans qu'elle fasse sonner les mots elle mobilise pourtant la gorge, le souffle, les lèvres. Il semble que tout le corps, pourtant immobile, s'est mis à suivre une certaine cadence, qu'il ne gouverne pas, mais que le livre lui impose : la langue résonne en silence dans les marques syntaxiques, le corps halète un peu et c'est un très lointain fredon.
On le dit.
« On le dit », cela veut dire : ce sont des choses qu'on entend. Mais personne n'entend les livres.
S'il est vrai que la ponctuation d'un livre est plus affaire de syntaxe que de souffle, il reste que parfois pareille voix fictive parcourt effectivement le corps. Même, quand le livre est très beau, elle fait penser que la lecture n'est pas si loin de l'audition, ni le silence du livre tout à fait éloigné d'une « musique extrême », — encore qu'il faille affirmer aussitôt qu'elle est imperceptible.
Aussi entend-on parler de la ponctuation comme d'une sorte de cadence ou, plutôt, de « mouvement d'exécution ». Ce n'est pas un air, une mélodie : mais un rythme, qui est abstrait, qui chiffre la promptitude ou la lenteur, solfiant les groupes des mots, décidant des valeurs Ainsi on estime certaines ponctuations pour agitées, ou contenues, pour graves, ou inquiètes, pour fougueuses, ou sèches, pour domptées, ou tumultueuses, — et il est vrai que le rejet même de la ponctuation, loin qu'il affranchisse d'une règle, consent un sacrifice qu'il n'appelait peut-être pas de ses vœux s'il a pour premier effet des restrictions supplémentaires, des privations exorbitantes. Vouant à vivre de peu, il accroît la misère.
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Pascal Quignard, Petits traités, I, Maeght, 1990, p. 159-161.
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