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23/01/2014

Jean-Loup Trassard, Des cours d'eau peu considérables

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          Une semaine avec Jean-Loup Trassard

L'eau est si claire que le fond ensoleillé reçoit l'ombre non seulement des herbes ou des feuilles qu'elle soulève mais aussi des rides et des remous qui agitent la surface et contre quoi la lumière bute, il s'en forme à travers l'eau coulante de très légères ombres sur le sable ou la vase qui tapissent le lit, elles ondulent, dansent, sans un arrêt, changeantes. J'y vois même glisser de temps à autre l'ombre toute ronde d'une bulle juchée sur le courant.

   Et dans le mouvement de l'eau, invisible celui des parcelles de terre qu'elle arrache, porte suspendues, abandonne. Un jour je ne serai plus sur sa rive, mais le ruisseau continuera — chansons, bulles, lumière liquide — droit en méandres alternés sur la ligne de son penchant, tantôt par bonds et à pleins bords, tantôt murmure sous l'herbe secret, comme il sort au bas de ces pages, d'avoir été dit inchangé (je le vois bien : l'encre le mime, ma plume ne l'a pas touché).

   Debout, j'écoute le bruit que fait la plus petite eau sur la terre.

   Entre un ruisseau et l'autre, des champs de silence entiers.

   La plus longue prairie revêt, au plus ras, une vallée à peine creuse en surface de la planète, sol paisible d'un plissement, tandis que roulent les temps astronomiques. Autour, la floraison pâle des saules, sureaux, épines noires et poiriers, tout parfums, enfleuris de blanc. Des ramiers roucoulent çà et là une profondeur de campagne. Douce par ses draps de rosée, cette prairie est un berceau : mon âme s'y couche.

   Le ruisseau ne cesse d'accourir à l'énigme qu'il pose.

 

Jean-Loup Trassard, Des cours d'eau peu considérables, Le Chemin, Gallimard, 1981, p. 120-121.

22/01/2014

Jean-Loup Trassard, L'espace antérieur

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                         Photographie d'Olivier Roller

 

              Une semaine avec Jean-Loup Trassard

 

   Du pain, très cuit, croûte de préférence, en telle quantité que le bouillon disparaisse, tout entier bu par les croûtes trempées, brunes ou noires, qu'il écrasait avec sa cuiller en bouillie épaisse, un morceau de beurre, un peu de crème fraîche : le régal de mon père, qu'il appelait panade. Quand il revenait d'un voyage d'affaires, deux trois jours, parfois moins, en Bretagne où il allait voir les maires, retraiter ses contrats, visiter les marchés emplis de coiffes et de paniers, de carrioles et de volailles, il se lavait et se couchait. Au lit, il se faisait servir une panade très chaude dans un bol de terre. Après mon bain j'avais dîné seul, on m'amenait à lui pour que je rentre dans le lit, qui n'était qu'à une place, pour assister à son repas. Nous étions serrés, j'entends la cuiller racler le bol de terre. Il est même arrivé que mon père me fasse goûter la panade, je trouvais le pain trop brûlé. Ensuite on lui apportait deux œufs à la coque qu'il mangeait avec pain et beurre, écrasant toujours la coquille quand elle était vidée. Il posait le plateau par terre et me racontait une histoire. Il inventait pour me faire rire des suites de péripéties semblables à celles qu'il avait aimées, étudiant à Paris, dans les films comiques, Max Linder, Laurel et Hardy, Charlot. C'est quinze ans plus tard, en voyant de tels film, que j'ai compris d'où venaient ses personnages sautillants, le gros bonhomme, l'échelle et le pot de peinture, le petit chien qui passe entre les jambes, le commis du pâtissier qui justement livre une pièce montée...

 

Jean-Loup Trassard, L'espace antérieur, Gallimard, 1993, p. 53-54.

21/01/2014

Jean-Loup Trassard, Ouailles

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                Photographie Olivier Roller

         Une semaine avec Jean-Loup Trassard

 

   Franchie l'Aigue Blanche au pont de bois, c'est d'abord un chemin de tracteurs dans les prés, l'herbe haute, grossière, très fleurie, mauvais foin. Puis, quand on bute sur les premiers arbres, un sentier tout de suite montant. À l'ombre mais ne voyant plus la montagne, l'éprouvant. Poussière, ou pierraille, ou aiguilles de pins, le sentier nous tire par lacets, contourne des effondrements, propose quelques variantes, brefs raccourcis, s'efface dans la traversée d'un torrent (tortueuse traînée de pierres grises, entassement de branches blanchies, peut-être un tronc entier, mais peu d'eau) et reprend de l'autre côté. Avant que d'arriver aux prairies on ne voit pas la montagne, on la ressent, dès les premiers pas. Caché sous des mètres de neige en hiver, le sentier ancien est sec maintenant, usé à nouveau d'une façon infime, terre, cailloux. C'est tout de suite, encore, de plus en plus, l'affrontement des jambes lasses, et capables pourtant, au phénomène de la montagne (de petite montagne, que j'aime parce qu'elle n'est pas, justement, une paroi pour l'alpinisme mais montagne pour les moutons, les arbres, les oiseaux). Muscles et tendons, pliement au genou, le fémur, de la tête, pilonnant son mortier iliaque, les jambes rythmées lentement mais tenaces hissent par l'inclinaison étroite du sentier le corps et quelques impédiments au flanc de la montagne. Et l'effort de chaque pas semble dérisoire par rapport à la masse de terre.

 

Jean-Loup Trassard, Ouailles, textes et photographies, Le temps qu'il fait 1991, p. 74.

20/01/2014

Jean-Loup Trassard, L'amitié des abeilles

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         Photo Olivier Roller

Une semaine avec Jean-Loup Trassard

 

À la maison, les portes sont barricadées par les toiles d'araignées, les verrous bloqués, les serrures sèches et mortes, la mâchoire fermée. Les vitres reflètent la nuit sans mon ombre, je pousse et tout grince comme dans la défaire de quelque mauvaise fée. J'entre parmi les souvenirs suspendus.

   Il y a là comme une odeur d'absence. Et pourtant, quelque chose de léger, obstiné même, se tient devant moi, derrière aussi quand je m'avance. Nous avons vécu là et chaque objet transpire, distille infiniment notre ancienne présence. Nous avons attendu pendant de longues heures. Errant comme à l'intérieur de notre propre corps, ayant poussé dehors, pour un temps, tout le reste du monde. Pendant les jours de pluie, un parfum de cœur s'est mêlé dans le bois, dans le marbre peut-être... J'entre et tout se resserre... Les morceaux de la coquille se collent, ils savent sans rien dire que je ne suis pas un étranger. Je reviens, invisible, les parquets en craquant reconnaissent mes pas.

 

Jean-Loup Trassard, L'amitié des abeilles, Le temps qu'il fait, 1961, p. 33.

19/01/2014

Albert Camus, Carnets II, janvier 1942-mars 1951

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1942

 

Littérature. Se méfier de ce mot. Ne pas le prononcer trop vite. Si l'on ôtait la littérature chez les grands écrivains on ôterait ce qui probablement leur est le plus personnel. Littérature = nostalgie. L'homme supérieur de Nietzsche, l'abîme de Dostoïevski, l'acte gratuit de Gide, etc., etc.

 

Se persuader qu'une œuvre d'art est chose humaine et que le créateur n'a rien à attendre d'une "dictée" transcendante. La Chartreuse, Phèdre, Adolphe auraient pu être très différents — et non moins beaux. Cela dépendra de leur auteur — maître absolu.

 

Nostalgie de la vie des autres. C'est que, vue de l'extérieur, elle forme un tout. Tandis que la nôtre, vue de l'extérieur, paraît dispersée. Nous courons encore après une illusion d'unité.

 

Il ne couche pas avec une putain qui l'aborde et dont il a envie parce qu'il n'a qu'un billet de mille francs sur lui et qu'il n'ose pas lui demander la monnaie.

 

C'est quand tout fut couvert de neige que je m'aperçus que les portes et les fenêtres étaient bleues.

1943

 

Avoir la force de choisir ce qu'on préfère et de s'y tenir. Ou sinon il vaut mieux mourir.

 

On ne peut rien fonder sur l'amour : il est fuite, déchirement, instants merveilleux ou chute sans délai. Mais il n'est pas...

 

Albert Camus, Carnets II, janvier 1942-mars 1951, édition établie et annotée par Raymond Gay-Grunier, Folio, 2013, p. 36, 37, 40, 44, 61, 95, 122.

18/01/2014

Fabienne Raphoz, Terre sentinelle (2)

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[...]

                                                        (d'ici)

est-ce que le poème

peut dire`

le secret       

              — du grenier ?

est-ce que la question

              — qui précède

est toujours

le poème ?

 

oui

parce que

c'est ainsi

 

oui

parce que

le poème s'écrit

avec les limites

qu'il franchit

 

le poème peut faire le rêve

le rêve peut faire le poème

 

je suis heureuse

ici

je suis malmenée

 

ici

je reconnais les choses

ici

              — oubliées jetées enfouies

              et celles-là

              qui n'ont pas été

              ici

 

est-ce toujours le poème ?

oui

 

d'abord accueille

la langue ta langue sa langue

fera le tri

après

 

voilà c'est fait

 

[...]

 

Fabienne Raphoz, Terre sentinelle, Dessins de Yanna Andréadis, Héros-Limite, 2014, p. 162-163.

17/01/2014

Fabienne Raphoz, Terre sentinelle

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     et maintenant je voyage de bête en bête partout

     ici aussi, juste en face, derrière les grilles, de mon perchoir

 

     le naturaliste a commencé sur le terrain

 

     le naturaliste peut écrire des livres

mais c'est secondaire ;

     on peut lui dédier une espèce

mais c'est secondaire ;

     il peut entrer sur la toile

mais c'est secondaire

 

     pour le naturaliste,

                                                 le sens de la vie

     va de la terre à la vue

     de la terre au toucher

     de la terre à l'esprit

     de la terre

                                    à l'image

     de la terre

 

 

     j'ai d'abord fait tout le contraire, même face à la mer

 

     pourtant, ma Mère disait : « par beau temps, ne reste pas                                                                                                [dedans»,

     c'est vrai

 

 

j'ai connu la garenne de Saint-Martin-des-Champs

          et les lapins au cul blanc

j'ai connu la mare aux têtards

          et les métamorphoses

j'ai connu les rochers les algues

          et la pêche aux bigorneaux

j'ai connu la forêt le petit bois mort

          et la construction des cabanes

j'ai connu la plage à marée basse

          et les cris des goélands

 

[...]

 

Fabienne Raphoz, Terre sentinelle, Dessins Yanna

Andréadis, Héros-Limite, 2014, p. 137-138.

16/01/2014

Valérie Rouzeau, Neige rien

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                 Conf

 

Lorsque vous relirez Tacite lorsque vous relirez

(Si on lisait d'abord si on lisait)

Nul n'ignore comme chacun sait

Nous ne reviendrons pas sur le célèbre chapitrou

(Si on venait déjà pour commencer)

Que tout le monde connaît

 

                         *

 

                Manœuvres

 

À l'étroit les trois huit

Virés salaires de rien

Micheline Michelin

Paradis pour demain

 

Allez toi va-t-en vite

virée ç'a l'air de rien

Micheline Michelin

On te remercie bien

 

Valérie Rouzeau, Neige rien dans Pas revoir

suivi de Neige rien, La Table ronde, 2010,

p. 103-104.

15/01/2014

Andrea Inglese, Mes cahiers de poèmes

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Dans ce poème

le delta est surchargé

le carbone de l'antarctique

sera déjà épuisé

mes tasses jadis

avaient des anses

 

dans cet état où je ne peux voir de hérons

de porcs-épics ni non plus de petites taupes mortes sur le sentier

j'ai face à moi quelques lettres à remplir

je ne dois pas les écrire tout a déjà été écrit

chaque ligne chaque phrase le nom et son adjectif

mais il y a quand même des espaces qui seront remplis

des monogrammes de parafes par les archivistes dans notre dos

ce que je vois eux ne le voient pas

ce que je ne comprends pas eux le comprennent

 

en face il y a le retard non spécifié de la mort

du coin des rues des personnages

du désastre sur les bords

du rétroviseur

masse de marchandises graduée discontinue

qui glisse qui revient qu'on extrait

 

mais dans le livre des comptes : en croisant

les anciennes données et celles du millimètre

au fond de la courbe descendante

dans les tracés calculés par défaut

même mon sommeil incolore

le filet effrangé des destinations

prend la forme certaine, apaisée

d'un soulagement statistique

 

Andrea Inglese, Mes cahiers de poèmes, à la suite de Lettres à la Réinsertion Culturelle du Chômeur, traduit de l'italien par Stéphane Bouquet,

 

NOUS, 2013, p. 77-78.

14/01/2014

Eugène Delacroix, Journal

Eugène Delacroix, Journal, moraliste, peinture

À l'occasion de l'exposition Delacroix en héritage, Autour de la collection d'Étienne Maureau-Nélaton (11 décembre 2013-17 mars 1014 - 6 rue de Furstenberg, 75006),

reprise d'une une note de lecture sur le Journal de Delacroix, publiée en 2009 dans la revue Europe :


   Pourquoi commencer la rédaction d'un Journal quand on a 26 ans et que l'on se voue à la peinture ? Dès les première lignes écrites en 1822, Delacroix se fixait un objectif : « Ce que je désire le plus vivement, c'est de ne pas perdre de vue que je l'écris pour moi seul ; je serai donc vrai, je l'espère ; j'en deviendrai meilleur. Ce papier me reprochera mes variations. ». Le projet de se contrôler, de s'éloigner du monde extérieur pour réfléchir sur le moi, échouera relativement vite puisque la rédaction sera interrompue après trois années et ne sera reprise qu'en 1847. Ce n'est plus alors le même Delacroix qui prend des notes dans des carnets. Il a une œuvre de peintre derrière lui, il a voyagé notamment au Maroc et en Andalousie, il a beaucoup lu, il est devenu selon Baudelaire (Salon de 1846) un « grand artiste, érudit et penseur » et son souci n'est plus de s'interroger sur son identité. Baudelaire encore, rendant compte de  l'exposition universelle de 1855, le définissait ainsi : «  Il est essentiellement littéraire [...] par l'accord profond, complet, entre sa couleur, son sujet, son dessin, et par la dramatique gesticulation de toutes les forces spirituelles vers un point donné ». Ce lien établi entre le littéraire et le pictural est un des motifs récurrents du Journal.

   Tourner autour de ce qui distingue la peinture de l'écriture répondait pour Delacroix au projet d'élaborer une écriture de peintre. Michèle Hannoosh analyse précisément en quoi il rompt avec les idées dominantes ; elle résume la théorisation faite au XVIIIe siècle par Lessing, pour qui la « temporalité de la littérature permet la narrativité, la causalité et donc l'unité » alors que la peinture, entière devant le spectateur, ne pourrait engendrer que des impressions confuses et sans ordre. Pour Delacroix, au contraire, le tableau donne en même temps la vue de la réalité et sa représentation expressive, ce qui provoque « une perception unie de la matière et de l'esprit », idée que souligne M. Hannoosh. Ces réflexions de Delacroix ont des rapports avec la manière dont il rédige son Journal. L'éditrice décrit les manuscrits comme un « document complexe, hybride, chaotique, labyrinthique » ; c'est que la construction du Journal donne au lecteur cette liberté qu'il a devant un tableau, sans suivre les règles d'un genre, règles vigoureusement rejetées dans tous les domaines : «  Sur la ridicule délimitation des genres. Rétrécit l'esprit. L'homme qui ne fait que le trou d'une aiguille toute sa vie ».

   Lisant le Journal, on se repère dans le temps grâce aux dates de rédaction, mais la chronologie est très souvent en défaut dans la mesure où Delacroix laisse parfois plusieurs jours entre ce qu'il a vécu et l'écriture, et introduit dans son texte des documents (listes d'adresses, coupures de journaux, billets de chemin de fer, etc.), traces de la vie quotidienne à côté de ses développements sur son travail de peintre, sur ses rencontres, sur les événements. En outre, il renvoie régulièrement à un autre endroit de ses carnets, n'hésite pas à modifier ce qui a été écrit plusieurs mois auparavant et à le commenter.

   Ces pratiques brisent la narrativité et construisent une temporalité complexe ; éloignées de l'écriture habituelle du journal intime, elles aboutissent à multiplier les points de vue du lecteur, ce qui répond à l'idéal de Delacroix, qui notait qu'« Un homme d'esprit sain conçoit toutes les possibilités, sait se mettre, ou se met à son insu, à tous les points de vue ». Défendant sans cesse, à l'exemple de Montaigne, le caprice de la pensée, la nécessité de prendre en compte le caractère divers de l'esprit, il affirmait en moraliste « Il y a dix hommes dans un homme, et souvent ils se montrent dans la même heure ».  En outre, la réécriture de notes font du passé un matériau qu'il est possible d'utiliser dans le présent. La chronologie devient relative, ce qui importe alors est de penser un temps souple, sujet à variation : la continuité temporelle — c'est-à-dire la croyance au progrès ou à la décadence — est exclue, et Delacroix affirme à diverses reprises « la nécessité du changement. Il faut changer : Nil in codem statu permanent ».

   Ce point de vue implique que l'activité intellectuelle occupe une place importante. Certes, Delacroix vivait dans l'institution, fréquentait les cercles officiels, appartenait au Conseil municipal de Paris, mais il allait aussi au concert, à l'opéra, au théâtre, lisait ses contemporains, français (Baudelaire, Sand, Balzac) ou non (Dickens, Poe, Tourgueniev), recopiait des extraits, et il écrivait « Je me suis dit et ne puis assez me le redire pour mon repos et pour mon bonheur — l'un et l'autre sont une même chose — que je ne puis et ne dois vivre que par l'esprit ; la nourriture qu'il demande est plus nécessaire à ma vie que celle qu'il faut à mon corps. » Noter ses impressions, c'est en les approfondissant développer ses idées, non pas pour "inventer" du nouveau, mais pour comprendre comment les exprimer de manière nouvelle. Cette vie de l'esprit a parallèlement un autre rôle, souvent souligné dans le Journal, lutter contre l'ennui ; Delacroix vit dans le siècle du chemin de fer, qui réduit les distances et fait "gagner" du temps, ce qui ne change rien au sentiment d'ennui que beaucoup éprouvent. Ces lignes de 1854, « Nous marchons vers cet heureux temps qui aura supprimé l'espace, mais qui n'aura pas supprimé l'ennui », font écho à cet aveu de 1824, « Ce qui fait le tourment de mon âme, c'est la solitude ».

   Écrire, c'est retenir ce qui est vite perdu, la mémoire ne pouvant tout emmagasiner ; un tri s'opère et la plus grande partie de ce qui est vécu, éprouvé, sombre dans l'oubli. Delacroix note à plusieurs reprises l'intérêt de pallier la faiblesse de la mémoire — « Il me semble que ces brimborions écrits à la volée, sont tout ce qui me reste de ma vie, à mesure qu'elle s'écoule ». Ne rien avoir noté,  c'est n'avoir pas existé... C'est la mémoire du Journal qui établit une continuité en fixant ce qui est par nature éphémère, l'expérience du temps, notre « passage d'un moment ». Pour le lecteur d'aujourd'hui, le Journal de Delacroix ne fait pas que livrer le visage d'un peintre, il est aussi un tableau varié et complexe, sans doute partial et lacunaire (et intéressant pour cette raison), de la vie de la bourgeoisie et de milieux intellectuels au XIXe siècle. Il est aussi très souvent l'ouvrage d'un moraliste, sans complaisance pour lui-même et sans illusion sur ses contemporains ; même s'il devient plus mesuré avec l'âge, il ne varie guère dans le jugement noté en 1824 : « Le genre humain est une vilaine porcherie ».

 

   Au Journal proprement dit, l'éditrice a ajouté une masse considérable de textes, qui donnent un éclairage indispensable pour la connaissance de Delacroix. Pendant la rupture d'un peu plus de vingt ans — interrompu en 1824, le Journal ne reprend qu'en 1847— sont écrites les pages du "Voyage au Maghreb et en Andalousie" et de très nombreux textes qui prolongent les réflexions du peintre : carnets et notes variées sur des peintres, des voyages, des lectures, des expositions, carnets et notes parallèles ensuite à la rédaction du journal jusqu'à la mort en 1863. Des pages de Pierre Andrieu, principal assistant de Delacroix et qui joua un rôle important dans la conservation du Journal, rapportent des propos du peintre. Outre les variantes du Journal (dont on connaît plusieurs copies), Michèle Hannoosh a préparé une série d'annexes qui font désormais de cette édition un grand ouvrage de référence, avec notamment un imposant répertoire biographique, un index des œuvres de Delacroix, un autre des noms de personnes, une bibliographie qui complète les indications données dans les notes. Les notes, quant à elles, abondantes et précises, apportent toutes les renseignements nécessaires à la compréhension d'une époque. 

 

Eugène Delacroix, Journal, nouvelle édition intégrale établie par Michèle Hannoosh, 2 tomes, José Corti, 2009.

 

 

13/01/2014

Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur, traduit par Henri Parisot

 

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Comment pourrais-je devenir poète ?


Comment pourrais-je écrire en rimes ?
Un jour vous m'avez dit : « Ce souhait-là lui-même
Participe du sublime ».
Alors dites-moi comment ! Ne me congédiez pas
Avec votre « plus tard » ! »

Le vieil homme sourit de le voir,
D'entendre sa sortie soudaine ;
Il aimait que l'enfant laissât parler son cœur
Avec enthousiasme ;
Et songea : « Il n'y a rien en lui
De tiède ni d'irrésolu. 

« Et prétendriez-vous devenir poète
Avant d'être allé à l'école ?
Et bien ! Je n'aurais jamais cru
Que vous fussiez un sot aussi parfait.
Tout d'abord apprenez à être spasmodique —
Règle très simple.

Vous commencez par écrire une phrase ;
Ensuite vous la hachez menu ;
Puis mêlez les morceaux et les tirez au sort
Strictement au petit bonheur :
L'ordre des mots
Est tout à fait indifférent.

Si vous voulez faire impression,
Rappelez-vous ce que je dis :
Ces qualités abstraites commencent
Toujours par des capitales :
Le Vrai, le Bien, le Beau —
Voilà les choses qui paient !

 Ensuite, lorsque vous décrivez
Une forme, une couleur ou un son,
N'exposez pas l'affaire clairement,
Mais glissez-la dans une allusion ;
Et apprenez à regarder toute chose
Avec une sorte de strabisme mental.

« Par exemple, si je veux, Monsieur,
Parler de pâtés de mouton,
Devrai-je dire : « des rêves de laineux flocons
Emprisonnés dans un cachot de froment » ? »
« Certes », dit le vieil homme : « Cette phrase
Conviendra parfaitement.
Quatrièmement, il y a des épithètes
Qui vont avec n'importe quel mot —
Tout comme la Sauce Harvey Reading
Avec poisson, viande ou volaille —
Parmi celles-ci, « sauvage », « solitaire », « las », « étrange »,
Sont spécialement recommandables. »

« Et cela ira-t-il, oh ! cela ira-t-il
Si je les utilise en masse —
Comme : « L'homme sauvage alla de son pas las
Vers une étrange et solitaire pompe » ? »
« Erreur, erreur ! Il ne faut pas, à la légère,
Sauter sur de pareilles conclusions.

De telles épithètes, comme le poivre,
Donnent de la saveur à ce que vous écrivez,
Et, si vous en usez avec ménagement,
Elles aiguisent l'appétit : 
Par contre, si vous en mettez trop,
Vous gâtez l'affaire complètement.

Enfin, pour ce qui est de la composition :
Votre lecteur, il faut le lui montrer,
Doit prendre les renseignements qu'on lui donne
Et ne compter sur aucune
Divulgation prématurée des tendances
Et desseins de votre poème.

Donc, pour éprouver sa patience —
Savoir ce qu'il peut supporter —
Ne mentionnez ni noms, ni lieux, ni dates,
Et assurez-vous, en tout cas,
Que le poème est bien, d'un bout à l'autre,
D'une obscurité compacte.

Fixez d'abord les limites
Jusqu'auxquelles il devra s'étendre :
Puis complétez, avec du "remplissage"
(Demandez à quelque ami) :
Votre grande STROPHE-À-SENSATION,
Vous la placez vers la fin. »

« Et qu'est-ce donc qu'une Sensation,
Dites-moi, Grand-père, s'il vous plaît ?
Je n'avais jamais, jusqu'à maintenant,
Entendu ce mot employé de la sorte :
Ayez la bonté d'en citer une seule,
« Exempli gratia ». »

Et le vieil homme, regardant tristement
À travers la pelouse du jardin,
Où çà et là une goutte de rosée
Étincelait encore dans l'aube
Lui dit : « Allez à l' "Adelphi",
Et voyez le "Colleen Bawn".

Le mot est dû à Boucicault —
La théorie est sienne ;
Au point où la vie devient un spasme,
Et l'Histoire un Sifflement :
Si cela n'est pas de la Sensation
Je ne sais pas ce que c'est.

Maintenant, exercez-vous ; bientôt la Fantaisie
Aura perdu son présent éclat — »
« Et alors », ajouta son petit-fils,
« Nous publierons ça, n'est-ce pas :
Couverture verte — lettres dorées au dos —
En in-douze ! »

Et le vieil homme sourit fièrement
De voir l'ardent garçon
Se ruer follement sur son encre et sa plume
Et son papier buvard —
Mais, lorsqu'il réfléchit à la publication
Son visage devient grave et triste.



 Lewis Carroll, Poeta fit, non nascitur, traduit par      Henri Parisot, Deuxième Cahier de Vulturne, 1941, 
non paginé
.

12/01/2014

Paul Celan, Pavot et mémoire,

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En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan

 

         Louange du lointain

 

À la source de tes yeux

vivent les filets des pêcheurs d'eaux folles.

À la source de tes yeux

la mer tient sa promesse.

 

Je jette là

un cœur qui a vécu parmi les hommes,

jette bas mes vêtements et l'éclat d'un serment :

 

Plus noir dans le noir je suis plus nu.

Infidèle seulement je suis fidèle.

Je suis tu quand je suis je.

 

À la source de tes yeux

je suis emporté et je rêve de rapine.

 

Un filet a pêché un filet :

nous nous séparons enlacés.

 

À la source de tes yeux

un pendu étrangle sa corde.

 

 

         Lob der Ferne

 

Im Quell deiner Augen

leben die Garne der Fischer der Irrsee.

Im Quell deiner Augen

hält das Meer sein Versprechen.

 

Hier werf ich,

ein Herz, das gewellt unter Menschen,

die Kleider von mir und den Glanz eines Schwures :

 

Schwärzer im Schwarz, bin ich nackter.

Abtrünnig esrt bin ich treu.

Ich bin du, wenn ich ich bin.

 

Im Quell deiner Augen

treib ich und träume von Raub.

 

Ein Garn fing ein Garn ein :

wir scheiden umschlungen.

 

Im Quell deiner Augen

erwürgt ein Gehenkter den Strang.

 

Paul Celan, Pavot et mémoire, traduction de Valérie

 

Briet, Christian Bourgois, 1987, p. 69 et 68.

11/01/2014

Paul Celan, Poèmes, traduction de John E. Jackson

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En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan

 

                        Psaume

  

Personne ne nous pétrira plus de terre et d'argile,

personne ne conjurera notre poudre.

Personne.

 

Loué sois-tu, Personne.

Par amour de toi nous

voulons fleurir.

Vers

Toi.

 

Un rien

étions-nous, sommes-nous, resterons-

nous, fleurissant :

la rose de Rien, la

rose de Personne.

 

Avec

le style clair d'âme,

l'étamine ciel-désert,

la corolle rouge

du mot-pourpre que nous chantions

par-dessus, ô par-dessus

l'épine.

 

                       Psalm

 

Niemand knetet uns wieder aus Erde und Lehm,

niemand bespricht unsern Staub.

Niemand.

 

Gelobt seist du, Niemand.

Dir zulieb wollen

wir blühn.

Dir

entgegen.

 

Ein Nichts

waren wir, sind wir, werden

wir bleiben, blühend :

die Nichts-, die

Niemandsrose

 

Mit

dem Griffel seelenhell,

dem Staubfaden himmelswüst,

der Krone rot

vom Purpurwort, das wir sangen

über, o über

dem Dorn.

 

Paul Celan, Poèmes, traduction de John E. Jackson,

éditions Unes, 1987, p. 37 et 36.

 

 

 

 

10/01/2014

Paul Celan, Voix /Stimmen, traduction Martine Broda

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En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan

 

 

Voix venues du chemin d'orties :

 

Viens à nous sur les mains.

Qui est seul avec la lampe,

pour y lire, n'a que sa main.

 

 

Stimmen vom Nesselweg her :

 

Komm auf den Händen zu uns.

Wer mit der Lampe allein ist,

hat nur die Hand, draus zu lessen.

 

Paul Celan, Voix /Stimmen, traduction

Martine Broda, Lettres de Casse,

 

1984, n. p.

09/01/2014

Paul Celan, Partie de neige

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En hommage à Jean Bollack : une semaine avec Paul Celan,

    

À ton ombre, à ton

ombre toute mal-sonnée aussi,

j'ai donné sa chance.

 

elle, elle aussi

je l'ai lapidée à coups de moi-même,

moi le droit-ombré, droit

sonné —

étoile à six branches

à laquelle tu as

adonné ton silence.

 

aujourd'hui

adonne ce silence où tu veux,

 

catapultant du sous-sacralisé par l'époque,

depuis longtemps, moi aussi, dans la rue,

je sors, pour n'accueillir aucun cœur,

jusque chez moi dans le pierreux-

multiple.

 

Deinem, aux deinem

fehldurchläuteten Schatten

gab ich die Chance.

 

ihn, auch ihn

besteinigt ich mit mir

Gradgeschattetern, Grad-

geläutetem — ein

Schsstern,

dem du dich hinschwiegst,

 

heute

schweig dich, wohin du magst,

 

Zeitunterheligtes schleudernd,

längst, auch ich, auf der Straße,

tret ich, kein Herz zu empfangen,

zu mir ins Steinig-Viele

hinaus.

 

Paul Celan, Partie de neige, édition bilingue,

traduit de l'allemand et annoté par Jean-Pierre

Lefebvre, Seuil, 2007, p. 51.