27/04/2024
Franz Kafka, Lettres à Felice
(...) Je répugne absolument à parler. Du reste ce que je dis est faux à mon sens. A mes yeux la parole ôte à tout ce que je dis importance et sérieux. Il me semble qu’il ne peut en être autrement, étant donné que mille choses et mille pressions extérieures ne cessent d’influencer le discours. Je suis donc taciturne par nécessité, mais aussi par conviction. L’écriture est la seule forme d’expression qui me convienne.
Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 511.
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20/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités, II
La langue n’est pas liée à la « vie ». Le langage ne répond pas à un besoin. Son usage ne remplit pas une fonction. Le langage dit plus qu’il n’est besoin qu’on dise. Le fait de parler n’est pas un acte nécessaire. Aristote écrivait : la voix est un luxe sans lequel la vie est possible. Tout l’exprimable est sans rapport à ce que suppose la survie d’une espèce — à supposer que l’on ait jamais songé que la survie d’une classe animale suppose l’exprimable.
Luxe, déséquilibre, excès qui les fondent. Qui les entraînent sans qu’une fin les ordonne.
Pascal Quignard, Petits traités, tome II, Clivage, 1982, p. 15-16.
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30/05/2023
Cédric Demangeot, Obstaculaire
À la barre donc
du blanc d’une orée
vient un homme :
il n’a pas ses pas.
Sans ses pas il va
penser — épuiser
quel temps de parole
et contre quel quai.
Quoi chavirer
lance-t-il au juge
si j’ai des jambes
qu’elles pendent.
Et si j’ai des villes
qu’elles brûlent :
on n’a pas mon nom.
Cédric Demangeot, Obstaculaire,
L’Atelier contemporain, 2022, p. 83.
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21/05/2022
Michel Leiris, À cor et à cri
Que le discours même le plus sensé soit incapable d’imposer silence aux méchants dont les agissements ensanglantent notre planète et, même à froid, vont à l’encontre de la justice la plus élémentaire, cela ne dévalorise-t-il pas toute forme de parole et n’incite-t-il pas à tout simplement se taire, sans que — ressort autre que l’idée trop utopique de moraliser, prêcher ou chapitrer — la réflexion sur ce qu’on peut attendre encore de la parole devienne prétexte à un autre discours. Me borner, donc, aux demandes et réponses qu’exige la vie telle qu’elle est et me garder d’ajouter à ce strict nécessaire sans relief ni visage d’élégants exercices de funambule. Mais dans quel vide intolérable m’abîmerai-je, antennes coupées, si je tenais ma langue à ce point ! Littérairement me taire : je pourrai dire aussi bien me « terrer » voire « m’enterrer ».
Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 95.
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09/03/2022
Cédric Demangeot, Obstaculaire
Un colloque des débris
L’instant
d’après
l’instant d’après la guerre
on entend dans la poussière
autre chose que le silence des morts
quelque
chose, quel-
que chose de cassé qui
parle, peut-être, ou voudrait parler
*
ça se traîne, ça
racle, ça renâcle
et ça grince de se multiplier
tôt ou tard une multitude
qui demande la parole
intacte, à coups de
dents arrachées –
(...)
Cédric Demangeot, Obstaculaire,
L’Atelier contemporain, 2022, p. 65-66.
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24/12/2021
Esther Tellermann, Un versant l'autre
Partie de toi me
laisse
l’autre encore
est étincelle
d’un point
où pousse l’hibiscus
un jour écorché
miettes de paroles
comme neige
halos de lunes
et obsidiennes
en mots simples
voulions
advenir
Esther Tellermann, Un versant l’autre,
Flammarion/Poésie, 2019, p. 69.
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09/12/2020
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Insomnie
Ma longue nuit les yeux ouverts
seul délivré je veille
pour ceux qui dorment.
Rendu à l’espace
à l’empire du souffle
bien au-dessus des demeures.
Vertige lucide. J’entends monter
vers moi le hurlement secret des morts
le tonnerre d’un monde éteint
silence assourdissant langage
des énigmes confondues.
Bientôt (toujours trop tôt)
la retombée le masque aveuglant
le piège. Délire de vivre
Je verserai dans le jour
trésor amoncelé des nuits
cette réserve obscure
cette ombre comme la mer
où dansent les feux en péril
De nouveau les rumeurs
à la dérive
paroles déchirées
lointaines
indéchiffrables
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Quarto
/ Gallimard, 2003, p. 1243.
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12/09/2020
Étienne Faure, Ciné-plage
Logeaient-ils dans la grandiloquence,
le bruit sec bien réel des chaussures
les ramenait, comédiens jour et nuit
sur les planches — presque des étagères —,
à se déplacer lentement, parole et gestes,
dans une jeune ou vieille chair bientôt carne,
mince à passer les portes du décor,
ou tonitruante et tremblante
sous le trouble du verbe en mouvement,
experts à déclamer jusqu’à leur mort
tout ce qu’une cervelle encore recèle
— ce n’est pas là qu’il faut applaudir —
la voix reprenant le dessus,
les mots leur envol déployé
jusqu’aux battements d’ailes imprécis
à la fin qui se joignent
— et le reste est silence.
parole et gestes
Étienne Faure, Ciné-plage, Champ Vallon,
2015, p. 119.
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16/05/2020
Mario Luzi, Pour le baptême de nos fragments
Elle s’ouvrit, eau de roche
Elle s’ouvrit, eau de roche,
goutta, veine indécise
jusqu’à un gargouillis de source
sous le soleil qui l’incendie —
et voici qu’elle inonde
les ruisseaux
de son ravinement
et l’arche de son rebond,
eau et feu, maintenant,
et enfance
devenue langage
clair et sourd, changeant et éternel,
dents et barbe des prophètes
en ruisselant comme stalactites et mousse
dans les âges arides,
en des terres désertes
elle épandue à chaque baptême.
Avec elle autrefois j’ai fait mainte ripaille
mais sans rien dissiper : rien.
Ainsi parle la parole,
de cela témoigne le témoignage.
Mario Luzi, Pour le baptême de nos fragments, traduction
Philippe Renard et Bernard Simeone, Flammarion,
1987, p. 269.
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24/10/2019
Alfonso Gatto, Pauvreté comme le soir
Te sourire
Te sourire c’est peut-être mourir,
tendre la parole
à cette terre légère
au coquillage qui bruit
au ciel du soir,
à toute chose qui est seule
et s’aime de son propre cœur.
Alfonso Gatto, Pauvreté comme le soir,
traduction Bernard Simeone, Orphée/
La Différence, 1989, p. 41.
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22/10/2018
Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles
XXXI
ce monde peut-il tenir d’autres voix
que tous morts seuls sans pain
la bouche dans la bouche tremblante
de prendre la forme d’un silence
le vertige vertical de la beauté
parvient toujours trop tard
la terre s’imprime de pas
que les pas effacent
la parole seule garde les accords
aussi improbables que décombres
elles s’aggravent entre vide et réel
Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles,
La Lettre volée, 2018, p 41.
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29/09/2018
Julien Bosc, Le corps de la langue
été 2017
ainsi la langue dans sa bouche
partagée
avec les mots
qu’il les silence
plie
déplie
attende
le jour
attende
la nuit
écoute
laisse faire
accueille
fasse siens tels quels
et
leur cédant sa voix
parle
du bout des lèvres contre ses lèvres à
elle
buvantses paroles
à n’en plus finir ni pouvoir
ni non plus
Julien Bosc, Le corps de la langue, Quidam, 2016, np.
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01/06/2018
Anne Malaprade, parole, personne
Corps publié
« une ancienne et très vague mais jalouse pratique »
touts et toutes reconnaissent, les faunes
à travers le feuillage lisent
et déchirent, ils se nourrissent de ce que
les mots progressent sous la peau
ce cauchemar au cours duquel les fourmis nageaient sur
l’expression sanguine
je consens à coagulation ne donne âme sans corps
tous et toutes évoquent les oiseaux, la glace sur feu
une musique russe module le temps des cerises et je suis
moqueuse
merle noir court sur tes lignes
un corps en soie dont l’odeur entête nos vêtements
les élèves coulent l’ennui fleuve j’y jette ce que le rose doit à la rose
tous les mots pour un corps
tous et toutes jouent leur travail de malice
ma lecture sans aucun doute incapable puis coupable
Anne Malaprade, parole, personne, isabelle sauvage, 2018, p. 83.
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11/01/2018
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Pouchkine
La parole amoureuse élit domicile à la sandale des nomades. Elle court dans l’avoine sans fin.
Vers le soir la passion du feu compense un clair marteau de cloche. Le vent gonfle la fureur du bronze.
Soudain l’éclair du couteau des étoiles ! Un violon sur les rochers d’ébène annonce le printemps de la mort.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 109.
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Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Pouchkine
La parole amoureuse élit domicile à la sandale des nomades. Elle court dans l’avoine sans fin.
Vers le soir la passion du feu compense un clair marteau de cloche. Le vent gonfle la fureur du bronze.
Soudain l’éclair du couteau des étoiles ! Un violon sur les rochers d’ébène annonce le printemps de la mort.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 109.
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