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30/05/2023

Cédric Demangeot, Obstaculaire

 

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À la barre donc

du blanc d’une orée

vient un homme :

il n’a pas ses pas.

 

Sans ses pas il va

penser — épuiser

quel temps de parole

et contre quel quai.

 

Quoi chavirer

lance-t-il au juge

si j’ai des jambes

 

qu’elles pendent.

Et si j’ai des villes

qu’elles brûlent :

 

on n’a pas mon nom.

 

Cédric Demangeot, Obstaculaire,

L’Atelier contemporain, 2022, p. 83.

 

 

21/05/2022

Michel Leiris, À cor et à cri

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Que le discours même le plus sensé soit incapable d’imposer silence aux méchants dont les agissements ensanglantent notre planète et, même à froid, vont à l’encontre de la justice la plus élémentaire, cela ne dévalorise-t-il pas toute forme de parole et n’incite-t-il pas à tout simplement se taire, sans que — ressort autre que l’idée trop utopique de moraliser, prêcher ou chapitrer — la réflexion sur ce qu’on peut attendre encore de la parole devienne prétexte à un autre discours. Me borner, donc, aux demandes et réponses qu’exige la vie telle qu’elle est et me garder d’ajouter à ce strict nécessaire sans relief ni visage d’élégants exercices de funambule. Mais dans quel vide intolérable m’abîmerai-je, antennes coupées, si je tenais ma langue à ce point ! Littérairement me taire : je pourrai dire aussi bien me « terrer » voire « m’enterrer ».

 

Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 95.

09/03/2022

Cédric Demangeot, Obstaculaire

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Un colloque des débris

 

L’instant

d’après

 

l’instant d’après la guerre

 

on entend dans la poussière

autre chose que le silence des morts

 

quelque

chose, quel-

 

que chose de cassé qui

parle, peut-être, ou voudrait parler

 

                         *

 

ça se traîne, ça

racle, ça renâcle

 

et ça grince de se multiplier

 

tôt ou tard une multitude

qui demande la  parole

 

intacte, à coups de

dents arrachées –

(...)

 

Cédric Demangeot, Obstaculaire,

L’Atelier contemporain, 2022, p. 65-66.

24/12/2021

Esther Tellermann, Un versant l'autre

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Partie de toi me

laisse

     l’autre encore

est étincelle

     d’un point

où pousse l’hibiscus

un jour écorché

miettes de paroles

comme neige

halos de lunes

et obsidiennes

en mots simples

voulions

     advenir

 

Esther Tellermann, Un versant l’autre,

Flammarion/Poésie, 2019, p. 69.

09/12/2020

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela

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Insomnie

 

Ma longue nuit les yeux ouverts

seul délivré je veille

pour ceux qui dorment.

 

Rendu à l’espace

à l’empire du souffle

bien au-dessus des demeures.

 

Vertige lucide.    J’entends monter

vers moi le hurlement secret des morts

le tonnerre d’un monde éteint

silence assourdissant     langage

des énigmes confondues.

 

Bientôt (toujours trop tôt)

la retombée le masque aveuglant

le piège.    Délire de vivre

 

Je verserai dans le jour

trésor amoncelé des nuits

cette réserve obscure

cette ombre comme la mer

où dansent les feux en péril

 

De nouveau les rumeurs

à la dérive

 

paroles déchirées

                           lointaines

                                            indéchiffrables

 

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Quarto

/ Gallimard, 2003, p. 1243.

12/09/2020

Étienne Faure, Ciné-plage

Étienne faure,ciné-plage,comédien,parole,geste,silence

Logeaient-ils dans la grandiloquence,

le bruit sec bien réel des chaussures

les ramenait, comédiens jour et nuit

sur les planches — presque des étagères —,

à se déplacer lentement, parole et gestes,

dans une jeune ou vieille chair bientôt carne,

mince à passer les portes du décor,

ou tonitruante et tremblante

sous le trouble du verbe en mouvement,

experts à déclamer jusqu’à leur mort

tout ce qu’une cervelle encore recèle

— ce n’est pas là qu’il faut applaudir —

la voix reprenant le dessus,

les mots leur envol déployé

jusqu’aux battements d’ailes imprécis

à la fin qui se joignent

— et le reste est silence.

 

parole et gestes

 

Étienne Faure, Ciné-plage, Champ Vallon,

2015, p. 119.

 

16/05/2020

Mario Luzi, Pour le baptême de nos fragments

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Elle s’ouvrit, eau de roche

 

Elle s’ouvrit, eau de roche,

goutta, veine indécise

jusqu’à un gargouillis de source

sous le soleil qui l’incendie —

et voici qu’elle inonde

                                   les ruisseaux

de son ravinement

et l’arche de son rebond,

eau et feu, maintenant,

                                    et enfance

devenue langage

clair et sourd, changeant et éternel,

dents et barbe des prophètes

en ruisselant comme  stalactites et mousse

dans les âges arides,

                                   en des terres désertes

elle épandue à chaque baptême.

Avec elle autrefois j’ai fait mainte ripaille

mais sans rien dissiper : rien.

Ainsi parle la parole,

de cela témoigne le témoignage.

 

Mario Luzi, Pour le baptême de nos fragments, traduction

Philippe Renard et Bernard Simeone, Flammarion,

1987, p. 269.

24/10/2019

Alfonso Gatto, Pauvreté comme le soir

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Te sourire

 

Te sourire c’est peut-être mourir,

tendre la parole

à cette terre légère

au coquillage qui bruit

au ciel du soir,

à toute chose qui est seule

et s’aime de son propre cœur.

 

Alfonso Gatto, Pauvreté comme le soir,

traduction Bernard Simeone, Orphée/

La Différence, 1989, p. 41.

22/10/2018

Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles

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XXXI

 

ce monde peut-il tenir d’autres voix

que tous morts seuls     sans pain

la bouche dans la bouche tremblante

 

de prendre la forme d’un silence

le vertige vertical de la beauté

     parvient toujours trop tard

 

la terre s’imprime de pas

que les pas effacent

la parole seule garde les accords

aussi improbables que décombres

 

elles s’aggravent entre vide et réel

 

Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles,

La Lettre volée, 2018, p 41.

29/09/2018

Julien Bosc, Le corps de la langue

Julien Bosc, Le corps de la langue, bouche, partage, silence, parole

                                           été 2017

ainsi la langue dans sa bouche

 

                  partagée

 

                  avec les mots

 

                qu’il les silence

                        plie

                      déplie

 

                     attende

         le jour

        attende

         la nuit

        écoute

     laisse faire

        accueille

fasse siens tels quels

             et

 

leur cédant sa voix

 

          parle

 

du bout des lèvres contre ses lèvres à

                           elle

                  buvantses paroles

           à n’en plus finir ni pouvoir

 

                     ni non plus

 

Julien Bosc, Le corps de la langue, Quidam, 2016, np.        

 

01/06/2018

Anne Malaprade, parole, personne

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                        Corps publié

 

« une ancienne et très vague mais jalouse pratique »

 

touts et toutes reconnaissent, les faunes

à travers le feuillage lisent

et déchirent, ils se nourrissent de ce que

les mots progressent sous la peau

 

ce cauchemar au cours duquel les fourmis nageaient sur

l’expression sanguine

je consens à coagulation ne donne âme sans corps

 

tous et toutes évoquent les oiseaux, la glace sur feu

une musique russe module le temps des cerises et je suis

moqueuse

merle noir court sur tes lignes

 

un corps en soie dont l’odeur entête nos vêtements

les élèves coulent l’ennui fleuve j’y jette ce que le rose doit à la rose

tous les mots pour un corps

 

tous et toutes jouent leur travail de malice

ma lecture sans aucun doute incapable puis coupable

 

Anne Malaprade, parole, personne, isabelle sauvage, 2018, p. 83.

11/01/2018

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

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                         Pouchkine

 

   La parole amoureuse élit domicile à la sandale des nomades. Elle court dans l’avoine sans fin.

Vers le soir la passion du feu compense un clair marteau de cloche. Le vent gonfle la fureur du bronze.

   Soudain l’éclair du couteau des étoiles ! Un violon sur les rochers d’ébène annonce le printemps de la mort.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 109.

Jean Tardieu, Une Voix sans personne

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                         Pouchkine

 

   La parole amoureuse élit domicile à la sandale des nomades. Elle court dans l’avoine sans fin.

Vers le soir la passion du feu compense un clair marteau de cloche. Le vent gonfle la fureur du bronze.

   Soudain l’éclair du couteau des étoiles ! Un violon sur les rochers d’ébène annonce le printemps de la mort.

 

Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 109.

26/04/2017

Franz Kafka, Lettres à Felice

                                                     Kafka.JPG

20/08/1913 [à Felice]

 

(…) Je répugne absolument à parler. Du reste ce que je dis est faux à mon sens. À mes yeux la parole ôte à tout ce que je dis importance et sérieux. Il me semble qu’il ne peut en être autrement, étant donné que mille choses et mille pressions extérieures ne cessent d’influencer le discours. Je suis donc taciturne non seulement par nécessité, mais aussi par conviction. L’écriture est la seule forme d’expression qui me convienne, et elle le restera même quand nous serons ensemble.

 

Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduction Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 511.

04/03/2017

Jean-Christophe Bailly, La fin de l'hymne

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                                           La fin de l’hymne

 

[…] il en va des voix comme des lieux : la résonance n’est pas leur fort. Donner aux voix comme aux lieux la juste résonance, il se trouve que cela s’accorde en une seule question, lorsqu’il s’agit de créer des lieux tels que des voix puissent s’y faire entendre. Nous le voyons ici, très concrètement, un problème d’acoustique vient se greffer sur la parole envisagée dans son être le plus pur. À quoi bon parler si l’on n’est pas entendu ? Le seuil de tolérance au-delà duquel la parole est perdue est très vite atteint : aussi, dès que le nombre de personnes réunies par une situation de langage dépasse ce seuil, la parole doit perdre à la fois la spontanéité de l’échange et l’immédiateté de son élocution, elle doit organiser son espace. L’acoustique survient avec le politique, elle en est le signe. Comment se faire entendre ? Comment créer des lieux tels que la parole puisse être entendue par beaucoup ou par tous ?

 

Jean-Christophe Bailly, La fin de l’hymne, collection Titres, Christian Bourgois, 2015 (1991), p. 109-110.