25/03/2024
Michel Deguy, Biefs
Un jour elle sera là elle apparaîtra
Elle n’était pas là elle était ailleurs Voici qu’elle
Viendra de là-bas ici elle entrera
J’aurai affaire à elle Elle sera là pour moi
C’est moi plutôt qui entrerai dans son champ d’absence
Qui ne cesse pas Je serai happé pris dedans Soudain
Elle sera ici la fascinante Elle apparaîtra de là-bas de
Cet horizon Visible
Michel Deguy, Biefs, Gallimard, 1964, p. 51.
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12/12/2023
Francis jammes, Clairières dans le ciel
Parfois, je suis triste. Et, soudain, je pense à elle.
Alors, je suis joyeux. Mais je redeviens triste
de ce que je ne sais pas combien elle m’aime.
Elle est la jeune fille à l’âme toute claire,
et qui, dedans son cœur, garde avec jalousie
l’unique passion que l’on donne à un seul.
Elle est partie avant que s’ouvrent les tilleuls,
et, comme ils ont fleuri depuis qu’elle est partie,
je me suis étonné de voir, ô mes amis,
des branches de tilleuls qui n’avaient pas de fleurs.
Francis Jammes, Clairières dans le ciel, Poésie/Gallimard,
1980, p. 35.
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11/04/2023
Gustave Roud, Le Repos du cavalier
Je regarde le fleuve de brouillard s’élargir, noyer sa rive, cette pente de terre nue où côte à côte nous avons marché tout un après-midi d’automne, herseur le poing à la bride du gros rouan débonnaire, herseur qui riais dans le soleil et la bête à chaque halte au bord du champ refermait sa paupière cousue de gros crin pâle… Je regarde. Le brouillard déferle contre le verger, contre la ferme, la grange, contre toi-même. La batteuse étouffe son adieu ; le brouillard dévore ta main tendue. Tu es cendre, tu es vapeur, tu n’es plus rien. Tu n’es plus rien, mais là-bas tu vas reprendre poids et vie parmi toutes ces autres vies, et moi je glisse et repars au fil de la brume, sans voix, sans pensée, comme un bâton flottant dont nul bûcheron sur la rive ne pourrait tirer quelque flamme comme un vague flocon d’écume bientôt défait, dissous au ressac indéfini de l’attente et de l’absence.
Gustave Roud, Le Repos du cavalier, dans Œuvres poétiques, éditions Zoé, 2022, p. 1147.
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26/06/2021
Georges Perros, Une vie ordinaire
Il faut beaucoup d’indifférence
ou d’amour c’est selon les goûts
pour résister à ce que l’on trouve
aimable un jour un autre non
et que revient comme rengaine
ce même amour mêlé de haine
Mais l’amour a le dernier mot
pourvu qu’on fasse acte d’absence
quoique présent Ainsi les choses
arbres ciel mer pavés des rues
se foutent de nous comme peu
d’êtres sont capables de faire
et si vous vous mettez dessus
le nez en état touristique
elles font le paon
J’aimerais
vivre ici dit la jouvencelle
Quand la retraite aura sonné
aux flambeaux de nos deux pantoufles
lui répond son urbain mari
qui a d’autres chats à fouetter
que ceux qu’on rencontre la nuit
faisant l’amour dans la nature
Georges Perros, Une vie ordinaire, dans
Œuvres, édition Thierry Gillybœuf,
Quarto/Gallimard, 2017, p. 758.
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03/10/2020
Jacques Roubaud, C
1994
Il n’y a pas de ciel
pas d’yeux
pas de voix
rien qu’une lampe
une lampe dont la lumière
s’écoule
et ne reviendra pas
même si elle semble
posée
en permanence
sur la photographie au mur
sur les livres
en l’absence de ciel
d’yeux
et de voix
Jacques Roubaud, C, NOUS,
2015, p. 308.
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06/10/2018
Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque
(…) dans ces années d’enfance, (…- Auschwitz était encore proche dans les familles qui, tout en buvant du thé trop chaud au citron, ne cessaient de dénombrer ceux des leurs qui n’étaient jamais revenus.
Mais le fait est là. Auschwitz, c’était l’enfer, une autre planète, absolument, et un temps désormais hors d’atteinte pour une mémoire humaine. Inassimilable, ce passé ne cessait cependant jamais de recharger le présent. Ces intensités d’absence formaient une poche pleine d’oubli où nos existences puisaient leurs jours et leurs nuits.
Et l’enfant était pris dans une mémoire obligée aux images d’un feu blanc, inabordables.
Cependant, même sans contenu disponible, la mémoire est un instrument de deuil. Irrémédiablement liée à l’absence, à la mort et aux morts. La mémoire c’est même la seule chose qui nous reste de la mort d’autrui. Et de la mort on ne connaît que la mémoire des vivants. Mais cette mémoire-là, lieu où l’exercice quotidien s’accomplit à notre insu, n’a pas grand chose à voir avec la reconnaissance d’un passé historique. Elle est, cette mémoire, hantée par une absence fondatrice. Et de cette absence du mort à la mémoire il n’y a qu’un pas que vient combler l’oubli. Il porte alors nos existences.
Comment dire pourquoi il arrive qu’on puisse si bien se passer d’un vivant et tellement moins bien du mort ? Où a-t-on mal d’une absence qui est cette part de l’autre qui nous blesse ? La mémoire a beau être blanche, et même silencieuse, elle n’en demeure pas moins. Et elle persiste cette fraction intime qui nous anime tout en restant inassimilable.
Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, ‘’La Librairie du XXIesècle, Seuil, 2017, p. 97-98.
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19/10/2017
Pierre Reverdy, Sable mouvant
Tard dans la vie
Je suis dur
Je suis tendre
Et j’ai perdu mon temps
À rêver sans dormir
À dormir en marchant
Partout où j’ai passé
J’ai trouvé mon absence
Je ne suis nulle part
Excepté le néant
Mais je porte accroché au plus haut des entrailles
À la place où la foudre a frappé trop souvent
Un cœur où chaque mot a laissé son entaille
Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement
Pierre Reverdy, Sable mouvant, Poésie / Gallimard,
2003, p. 87.
03/09/2017
Gennadi Aïgui, Sommeil : un chemin dans un champ
Sommeil : un chemin dans un champ
à quoi bon — presque inexistant — ta rage
pour en chercher un autre
dépossédé de cendres ?
quel don pour toi de ce chemin ? son ombre
referme quelque chose…
de nourriture non-terrestre :
absente… tu ne trouveras pas
les traces
du visiteur premier…
Guennadi Aïgui, Hors-commerce Aïgui, textes réunis et
traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce,
1993, p. 66.
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22/07/2017
Lou Andreas-Salomé, Lettre à Rainer Maria Rilke
Vienne IX, Pelikangasse 13, 13 janvier 1913
Cher Rainer,
J’ai devant moi ta lettre, qu’on vient de m’apporter, et il me semble que la neige de ces premières vraies journées d’hiver qui s’étale devant mes fenêtres et sur le jardin en fait aussi partie, parfaite illustration de cette distance entre nous dont tu écris qu’elle ne devrait pas exister. Je la ressens très souvent, Rainer, cette distance purement spatiale, et l’absurdité de ne pouvoir la franchir. À moins de recourir au train et à tout un luxe de combinaisons dans les rendez-vous. Il faudrait, eu contraire, que nous puissions nous retrouver sans bruit et tout naturellement sur des chemins perdus — que ce ne fût pas du tout un morceau de vie à côté d’autres qui s’en trouveraient modifiés, mais sans déplacer les autres ni se soumettre à leurs limites. Cela devrait être possible, et le sera peut-être un jour. Pour moi, quelque chose de semblable ou presque, existe déjà, et je t’en ai plus d’une fois parlé. Quand je lis ta lettre, et l’extrait de ton journal, et tout ce qui s’y trouve brusquement exprimé de ce qui reste, même dans le contact le plus personnel et le plus intense, sans substance et sans voix, — alors oui, je t’ai auprès de moi. […]
Rainer Maria Rilke, Lou Andreas-Salomé, Correspondance, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Gallimard, 1980, p. 252-253.
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10/07/2017
Georges Perec, La belle absente
La belle absente
1
Daphné fit le visage que j’ombre
Plomb figé devenu torche jusqu’ ;
Au dos fragile, vasque, jubé, champ,
Blanc qu’âge de jade rompt à vif
Jusqu’au flambant pavot d’or, gâchis
Déjà fléchés : manque. Boive ta page
Humble, grave, l’aspect que je fonde,
Qui défit cet aplomb gravé hors jeu
Champ d’or gravi jusqu’au but final.
2
Inquiet, aujourd’hui, ton pur visage flambe.
Je plonge vers toi qui déchiffre l’ombre et
La lampe jusqu’à l’obscure frange de l’hiver :
Quêtes de plomb fragile où j’avance, masqué
Nu, hagard, buvant ta soif jusqu’à accomplir
L’image qui s’efface, alphabet déjà évanoui.
L’étrave de ton regard est champ bref que je
Dois espérer, la flèche tragique, verbe jeté,
Plain-chant qu’amour flambant grava jadis.
Georges Perec, Œuvres, II, édition Christelle Reggiani,
Pléiade / Gallimard, 2017, p. 796.
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02/06/2017
Izumi Shikibu, Poèmes de cour
Suis-je un être humain
moi qui dors sans m’étonner
de ce monde de rêve
que je vois, réellement, éphémère
J’ôte ma robe teinte couleurs de cerisier
Attendons dès aujourd’hui l’arrivée du coucou
Comme je désire ne pas tant penser
durant ce temps où j’attends
le terme d’une vie qui ne prend pas fin
Je contemple la trace
de celui qui se levant est parti
laissant à l’aube
la Lune, cette consolation
Izumi Shikibu, Poèmes de cour, traduction
Fumi Yosabo, Orphée/La Différence,
1991, p. 33, 39, 47, 51.
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28/11/2016
Jean Tortel, Relations
« La grande plaine est blanche, immobile et sans voix. »
(Guy de Maupassant)
Pour le redire ? Grande plaine
(Et nul coup de feu).
Sans soleil et sans ombre.
Une.
Je suis absent. Nul n’appelle personne.
J’ouvre indument cette blancheur
Immobile en son ordre
Et sans voix.
Qu’elle parle : c’est moi
Qui l’oblige à passer
De son ordre à quelque autre.
Et de quel droit le mien ?
Jean Tortel, Relations, Gallimard, 1968, p. 84.
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14/11/2016
Philippe Beaussant (1930-2016), Le biographe
Billet
Jeudi
Mon amour, je déteste t’écrire… Je n’aime pas les mots écrits. Ils ne sont pas vrais. Il y a cet espace entre mon cœur et ce papier, qui ne se franchit qu’à peine et qui change les sens. Je le sens, je les pense, et lorsqu’ils arrivent jusqu’à la feuille, ce n’est plus eux, je ne les reconnais plus. Comment serais-je sûre que tu les reconnais ? J’aime t’avoir devant moi : je te donne mes mots, tu me donnes les tiens, ce sont des cadeaux que nous nous faisons. Je voois dans tes yeux les mots que tu vas dire, ou bien je ne les vois pas parce qu’il fait nuit et j’aime encore davantage. J’entends ta voix, je sens ta main sur moi qui dit les mots. Je veux ta main, mon amour. Quand viens-tu ?
J.
Philippe Beaussant, Le biographe, "Le Chemin", Gallimard, 1978, p. 63.
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12/10/2016
Jacques Roubaud, Quelque chose noir
Mort réelle et constante
À la lumière, je constatai ton irréalité. elle émettait des monstres et de l’absence.
L’aiguille de ta montre continuait à bouger. dans ta perte du temps je me trouvais tout entier inclus.
C’était le dernier moment où nous serions seuls.
C’était le dernier moment où nous serions.
Le morceau de ciel. désormais m’était dévolu. d’où tu tirais les nuages. et y croire.
Ta chevelure s’était noircie absolument.
Ta bouche s’était fermée absolument.
Tes yeux avaient buté sur la vue.
J’étais entré dans une nuit qui avait un bord. au-delà de laquelle il n’y aurait rien.
Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 118.
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21/08/2016
Michel de M'Uzan, Les chiens des rois
Le cerf-volant
Les hommes se sont écartés, ils parlent et se frappent les mains, s’interpellent et se répondent. Ils sont nombreux, ils ne voient pas l’enfant blond, tout seul sur la plage. Le cerf-volant est parti, l’enfant est resté. Le fil s’est brisé, l’enfant a tendu les bras. Le cerf-volant était blanc avec une croix jaune au milieu, il montait et personne ne bougeait. L’enfant criait, il voyait encore la tache claire qui fuyait, très haut dans le ciel, au-dessus des arbres, de la terre et de la mer. Le cerf-volant est parti et l’enfant s’est couché sur le sable mouillé. Les hommes se sont avancés et ne se sont pas arrêtés. Ils ont dépassé les pleurs, ils marchaient et le bruit des voix et des pas s’est mêlé au crissement de dix doigts sur le sable. Un vent froid a soufflé, l’enfant s’est levé et des mots étrangers lui sont montés aux lèvres.
Michel de M’Uzan, Les chiens des rois, collections Métamorphoses, Gallimard, 1954, p. 138-139.
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