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21/05/2025

Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde de ce jardin

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Irrésistiblement rien

 

Barque telle une musique en moi dans l’obscurité, dans le noir, lugubrement mystérieuse et banale, sans destination (absolument, où que ce soit, errant) muette compagne dans l’absence et la désolation (sa solitude), à battre obstibément dans mes veines, dans un silence d’hypnose, qui interminablement m’habite (à en finir ; à n’en pas finir), s’emparer de moi (tourment, apaisement), m’engeôle, m’étreint.

 

Ténèbres.

 

Ombre glissant dans l’ombre (ombre encore le sillage, moindre renflement d’ombre), longuement jusqu’à perdre de tout, connaissance.

 Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde de ce jardin, Corti, 2016, p. 16.

20/05/2025

Pierre Chappuis, Comme un léger sommeil

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                             À contre-jour

 

En bas : la nuit primordiale, nourricière maintient autour de moi, dense, détachée du sommeil, une marge de solitude.

À sa frontière, la barrière de l’échange. Le jour se lève. Aube et vent s’infiltrent à l’envi.

 

Bien au-dessus, en pleine course, dans une mêlée, une belle empoignade de nuages, les masses nocurnes, peu à peu désagrégées, ne feront plus obstacle.

 

Pierre Chappuis, Comme un léger sommeil, Corti, 2009, p. 38.

19/05/2025

Charles Albert Cingria, Florides helvètes et autres textes

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Je voudrais avoir, plutôt qu’un talent dont je me défie — et je ne suis pas le seul — ou qu’une inspiration dont le moment ne m’appartient pas, et qui me fait alors souvent défaut, me laissant tout chancelant, une fine et précise écriture penchée de carte de visite. Et un cœur semblable, un cœur de cire, un cœur rose, dont je serais attentif à ce qu’aucune température inusitée ne fût en danger de lui faire perdre sa forme, afin qu’au moins dans cet artificiel — j’emploie ce mot au sens étymologique de construit selon les règles de l’art — j’aie la certitude de ne pas dépasser un ton. Oui, et pour tout dire, ce ne serait pas une plume d’oie (quelle absurdité qu’une plume d’oie !) ni un roseau qu’il faudrait, mais une dure petite plume moderne — de fer évidemment, mais pas noire : noire seulement dans le haut, à l’intérieur, dans cette partie voûtée d’encre sèche ou vacille en croix un infime jour, comme, à de grands temps, jadis, sur la nuit du Siège de Damiette — afin que je puisse m’exprimer avec convenance sur un tel sujet.

 

Charles Albert Cingria, Florides helvètes autres textes, L’Âge d’homme, 1983, p. 63.         

18/05/2025

Charles Albert Cingria, Bois sec bois vert

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C’est donc d’abord les lettres de deux fillettes ulcérées qui s’écrivent des bouts du monde. Elles sont, sans jamais se voir, entrées en rapport par des journaux d’enfants mal censurés où se communiquent des adresses incendiaires. C’est un langage chiffré auquel personne — ni surtout les réacteurs qui l’ont inventé — ne comprend rien. Elles jettent ainsi les bases, sans qu’on s’en doute, d’une entraide féminine précoce puissante, apte à lutter contre l’isolement où la belle éducation, que la richesse ou un excès de race implique, confine la malheureuse enfance.

 

Charles Albert Cingria, Bois sec bois vert, L’imaginaire /Gallimard, 1983 (1948), p. 71.

17/05/2025

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse :recension

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La société paysanne traditionnelle a commencé à disparaître à partir des années 1960 (1) avec la transformation de l’agriculture, précisément avec le développement de la mécanisation, ce qui a peu à peu changé la structure des familles : trois générations vivaient souvent sous le même toit dans la ferme, chacune ayant son rôle. Ce modèle a longtemps perduré dans certaines régions jusque dans les années 1970, il a quasiment disparu au XXIe siècle, les paysans étant devenus des agriculteurs et la plupart d’entre eux s’exilant en ville. Ce qui explique en partie le développement des "maisons de retraite" et de ce que la manie des sigles désigne par EHPAD. Jacques Lèbre a vécu cette période, même si ce n’était pas dans une ferme, et ses sonnets portent sur la fin de vie de sa mère dans une maison de retraite, un de ces établissements qu’il qualifie de « mouroirs ».

 

À partir d’un certain âge, la vie se retire lentement, devenant « eau morte », sans autre occupation que d’observer « ce qu’il y a d’encore vivant ». La vieillesse n’est un désastre qu’à partir du moment où tout ce qui peut retenir au monde disparaît, les amis, les enfants, les sorties hors de sa maison, les spectacles. Il n’y a alors plus de vues sur le monde, plus d’horizon, seulement un présent définitivement immobile. La mère de Jacques Lèbre le dit et le répète clairement, lucide à propos de ce qu’elle vit dans la maison de retraite : « Les journées sont longues ». On peut bien continuer à lire le journal et résoudre des mots croisés — elle le fait encore à 99 ans —, les jours se ressemblent et il devient difficile de distinguer le mardi du mercredi, comme de se souvenir du jour où le fils reviendra. Les souvenirs qui reviennent, ce sont ceux, très anciens, de l’entrée dans la vie professionnelle, à une époque où l’on se déplaçait surtout à pied, quel que soit le temps.

Il est difficile de parler à cette mère dont le corps s’est transformé, maigre maintenant et fragile, de cette mère à qui l’on ne peut dire que des banalités parce qu’il est impossible de passer outre une « absence de dialogue depuis toujours ». Au fil des années, des visites dans la maison de retraite, le fossé entre le fils et la mère ne se comble pas, le fils souffre de ce qui est un abandon de sa mère dans un lieu où elle n’a rien d’autre à faire qu’attendre la mort, sachant qu’il ne pouvait la prendre en charge. Il reconnaît chaque fois qu’il entre dans la maison de retraite

 

                        (…) ces regards éteints

                        ce silence des vies qui viennent ici finir

                        et dont on ne soupçonne même pas ce  qu’elles furent

                        ailleurs en leurs lieux et leur temps.

 

Les sonnets font penser à ceux de Robert Marteau : 14 vers avec la division en strophes (4/4/3/3), mais sans rime ni nombre de syllabes régulier ; c’est la transmission de l’observation et de l’émotion qui compte d’abord, c’est dire en mots simples que "vieillesse" rime le plus souvent avec "tristesse". Jacques Lèbre a fait précéder les sonnets d’un petit ensemble en vers libres, Onze propositions pour un vertige, , qui aborde d’une autre manière la question de la perte de la mémoire. L’ami — le "tu" du poème — oublie l’essentiel de qui constitue les relations avec autrui et tout noter sur un carnet est inopérant : il lui faudrait consulter le carnet. Dans un lieu public, par exemple un café, il ne s’aperçoit pas que l’heure de la fermeture est arrivée, « Sans repère temporel, que devient l’espace ? / Peut-on seulement soupçonner ta désorientation ? ». La perte de mémoire est tragique ici puisqu’elle conduit à l’enfermement.

Le livre se clôt avec quelques poèmes d’une teneur bien différente, titrés L’amour est comme le sol, illustrés en 1998 par Marie Alloy. Jacques Lèbre met en scène la fraîcheur et l’innocence de l’enfance sous la figure d’une petite fille qui, à l’écart des adultes qui passent, parle aux oiseaux : elle représente, au moins pour un temps, ce que l’on se plaît à désigner comme le paradis, sa relation si évidente avec la nature éloigne le désastre de la vieillesse, exclut toute idée de finitude et évoque l’amour :

 

                        Où retrouverions-nous un peu de cette innocence

                        sinon dans l’amour ? L’amour est comme le sol

                        qui écorchait, lorsqu’on le rencontrait, en tombant.

 

  1. sur ce sujet, le livre essentiel d’Henri Mendras, La fin des paysans (1967). Ce qui n’est pas un détail : : 1 200 000 fermes en moins de 1970 à 2020.
  2. Publié en 2013 par les éditions Le phare du Cousseix, créées par Julien Bosc disparu en 2018.

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, Le temps qu'il fait, 2025, 80 p., 15 € . Cette recension a été publiée par Siaudis le 30 mars 2025.

 

 

16/05/2025

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena une poème

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Scène 2

(Un cauchemar à la frontière)

 

QUI EST LÀ ?

(bis)

Mouche posée

ivre noire sur,

la nuque d’un

chat, un

soldat tête nue

couché au fond

au milieu des feuilles

tombées dorées

de la rue

dans un coin

étranglé de forêt

là-bas loin et ici

à gauche, enroulé

sur lui-même, voilà

une autre mouche

balayeur sifflotant

pousse sa charrette

d’une main, de l’autre il

téléphone ou la met dans

une poche de ses grands

pantalons faits exprès

Petit Noir gouttière

cherchait amour hier

 se tortillait ce matin,

2 novembre, pof ! mort,

une chance, pas d’odeur,

Balayeur s’éloigne

le bruit du char décroît, la

plaine est vide, elle pleure

 

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena une poème, Flammarion, 2026, p. 28.

15/05/2025

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème

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(Désastre)

 

Caillou lancé

fait floc très loin en bas

du puits

Soir descend avec le seau

Désert où sable orangé

Cave où murs s’effritent

Berceau où fille pleure

devenue grande elle

enferme derrière ses yeux

infinie peine et refus de

consolation

Où est la robe blanche

qui te frôlait quand tu ne

dormais pas et que papillon

de nuit voulut boire ?

POÏENA  plus que toujours

se niche dans la poitrine

et bat au rythme de

tam-tams rafistolés à

l’élastique, ne pas tomber, ne pas

laisser aux petits singes

l’enfer de l’incendie,

(à tous les animaux, l’enfer de nous

 

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena une poème, Flammarion, 2025, p. 70.

 

14/05/2025

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème

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Mère

 

Longtemps tu as eu les cheveux longs, épais, blonds. Ta mère te faisait les tresses. Parfois une seule, si lourde. Quand tu tournes la tête, la tresse bat d’un côté, de l’autre. Tchonc tchonc tchonc. Un ruban de velours noir à chause bout, pour cacher les élastiques, comme Deneuve dans les Parapluies. Ta mère aime aussi te coiffer en chignon. Tout serré en haut de la tête avec beaucoup d’épingles, une telle tignasse ! La nuit, épingles enlevées, les cheveux te font mal.

 

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème, Flammarion, 2025, p. 34

13/05/2025

Jean Gent, L'Ennemi déclaré

 

                            jean genet, l'ennemi déclaré, guarani, chant

(…) les Guaranis chantent et dansent et les larmes me montent aux yeux. Peut-être sont-elles amenées par la grande tristesse de leurs chants — les plus joyeux sont encore désespérés — qui disent l’esclavage ou plutôt d’où suinte la misère d’une race, et par le mode désolé des danses qui sont lentes, courbant l’échine lourde, sans cesse tirées vers une terre à la fois ingrate et consolante, dont on éprouve l’inexorable rappel, le terrible pouvoir d’attraction. J’ai entendu des chants plus tristes : j’étais de bronze. Que se passe-t-il ? L’exceptionnelle qualité des Guaranis se mesure donc à ceci : qu’ils appellent réflexion, non sur eux-mêmes, mais sur les exigences de la poésie dont le thème essentiel et l’amour et la mort. Nos acteurs d’Occident — on dit même nos artistes ! — et le plus doués d’entre eux — réussissent à nous toucher quand par bonheur — par hasard ! — ils nous restituent une anecdote utilisant l’un de ces thèmes, ou l’un et l’autre. Notre émotion alors a quelque chose d’étriqué…

 

Jean Genet, Faites connaissance avec les Guaranis, dans L’Ennemi déclaré, Notes et entretiens, Gallimard, 1991, p. 119.

11/05/2025

Jean Genet, Ce qui reste d'un Rembrandt...

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C’est seulement ces sortes de vérités, celles qui ne  sont pas démontrables et même qui sont « fausses », celles que l’on ne peut conduire jusqu’) leur extrémité qans aller à la négation d’elles et de soi, c’est celles-là qui doivent être exaltées par l’œuvre d’art. Elles n’auront jamais la chance ni la malchance d’être un jour appliquées. Qu’elles vivent par le chant qu’elles sont devenues et qu’elles suscitent.

 

Jean Genet, Ce qui reste d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers et foutu aux chiottes, dans Œuvres complètes, IV, Gallimard, 1968, p.21.

10/05/2025

Jean Genet, L'étrange mot d'...

 

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Dès le début de l’événement théâtral, le temps qui va s’écouler n’appartient à aucun calendrier répertorié. Il échappe à l’ère chrétienne comme à l’ère révolutionnaire. Même si le temps historique — je veux dire le temps qui s’écoule à partir d’un événement mythique et controversé que l’on dit Avènement — ne disparaît pas complètement de la conscience des spectateurs, un autre temps, que chaque spectateur vit pleinement, s’écoule alors, et n’ayant ni commencement ni fin, il fait sauter les conventions  historiques nécessitées par la vie sociale, du coup il fait sauter aussi les conventions sociales et ce n’est pas au profit de n’importe quel désordre mais à celui d’une libération — l’événement dramatique étant suspendu, hors du temps historiquement compté, sur son propre temps historique —, c’est au profit d’une libération vertigineuse.

 

Jean Genet, L’étrange mot d’…, dans Œuvres complètes, IV, Gallimard, 1968, p. 10.

09/05/2025

Jean Genet, Le Funambule

                                                      jean genet, le funambule, mort

La Mort — la Mort dont je te parle — n’est pas celle qui suivra ta chute, mais celle qui précède ton apparition sur le fil. C’est avant de l’escalader que tu meurs. Celui qui dansera sera mort — décidé à toutes les beautés, capable de toutes. Quand tu apparaîtras, une pâleur — non, je ne parle pas de la peur, mais de son contraire, d’une audace   invincible — une pâleur va te recouvrir. Malgré ton fard et tes paillettes tu seras blême, ton âme livide. C’est alors que ta précision sera parfaite. Plus rien ne te rattachant au sol tu pourras dansser sans tomber. Mais veille de mourir avant d’apparaître, et qu’un mort danse sur le fil.

 

Jean Genet, Le Funambule, dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1979, p. 12.

08/05/2025

Jean Genet, L'Atelier d'Alberto Giacometti

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C’est l’œuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l’homme quand tous les faux-semblants seront enlevés. Mais à Giacometti aussi peut-être fallait-il cette inhumaine condition qui nous est imposée, pour que sa nostalgie en devienne si grande qu’elle lui donnerait la force de réussir dans sa recherche. Quoi qu’il en soit toute son œuvre me paraît être cette recherche, que j’ai dite, portant non seulement sur l’homme mais aussi sur n’importe lequel sur le plus banal des objets. Et quand il a réussi à défaire l’objet ou l’être choisi de ses faux-semblants utilitaires,  l’image qu’il nous en donne est magnifique.

Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1979, p. 41-42.

07/05/2025

Jean Genet, Un Captif amoureux

                                                               jean genet, un captif amoureux, mémoire        

Passons sur le fait très connu que la mémoire est incertaine. Sans malice elle modifie les événements, oublie les dates, impose sa chronologie, elle oublie ou transforme le présent qui écrit ou récite. Elle magnifie ce qui fut quelconque : il est plus intéressant pour quelqu’un d’avoir été le témoin d’événements rares, jamais rapportés. Qui connut un fait singulier unique, participe de cette singularité d’exception. Tous mémorialiste voudrait aussi demeurer fidèle à son choix initial. Avoir été si loin pour s’apercevoir que derrière le ligne d’horizon la banalité est celle d’ici ! Le mémorialiste veut dire ce que personne n’a vu dans cette banalité. Car nous sommes avantageux, nous avons donc avantage à laisser croire que notre voyage d’hier   valait ce que nous écrivons cette nuit.

 

Jean Genet, Un Captif zamoureux, Gallimard, 1986, p. 59.

06/05/2025

Jean-Patrice Courtois, Et virgule

                                        jean-patrice courtois, et virgule, sculpture

au bord de l’asphyxie, trente bustes de résine, têtes hors de l’eau, un peu plus ou moins, sorties de surface, des personnes en danger dans l’espace  public dit l’artiste, les hommes bleus, enfoncés stables pas coulés, la file bustière, du mouvement qui se voit, arc de cercle de la danse des bustes, non fermé, pas des objets : l’un l’eau au menton : le meneur de l’arc, regard résine, le fait d’affect mute

 

Jean-Patrice Courtois, Et virgule, NOUS, 2025, p. 67.