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09/12/2013

E. E. Cummings, 1 x 1 [une fois un]

E. E. Cummings,  1 x 1 [une fois un], Jacques Demarcq, histoire, hiver, printemps

toute ignorance dévale en que ne sais-je

avant de regrimper vers l'ignorance encore :

mais l'hiver n'est pas sans fin, même la neige

fond ; et si le printemps gâte le plaisir, alors ?

 

toute l'histoire n'est qu'un sport d'hiver ou trois :

mais serait-ce huit ou dix, je persiste et redis

que toute l'histoire c'est bien petit pour moi ;

pour toi et moi, excessivement petit.

 

Fonce ouvrit (strident mythe collectif) ton tombeau

pour mieux gravir l'échelle des surstridences

au fond de caque marie martin marc et margot

— demain est notre adresse en permanence

 

et peu de chance qu'on nous dérange (si cependant

nous déménagerons plus loin dans l'à présent

 

 

E. E. Cummings,  1 x 1 [une fois un], traduit et présenté par Jacques Demarcq, La Nerthe, 2013, p. 49.

08/12/2013

Jean Tardieu, Margeries, poèmes inédits 1910-1985

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                                                  À deviner

 

— Est-ce que c'est une chose ?

— Oui et non.

­— Est-ce que c'est un être vivant ?

— Pour ainsi dire.

— Est-ce que c'est un être humain ?

— Cela en procède.

— Est-ce que cela se voit ?

— Tantôt oui, tantôt non.

— Est-ce que cela s'entend ?

— Tantôt oui, tantôt non.

— Est-ce que cela a un poids ?

— Ça peut être très lourd ou infiniment léger.

— Est-ce que c'est un récipient, un contenant ?

— C'est à la fois un contenant et un contenu.

— Est-ce que cela a une signification ?

— La plupart du temps, oui, mais cela peut aussi n'avoir aucun sens.

— C'est donc une chose bien étrange ?

— Oui, c'est la nuit en plein jour, le regard de l'aveugle, la musique des sourds, la folie du sage, l'intelligence des fous, le danger du repos, l'immobilité et le vertige, l'espace incompréhensible et le temps insoutenable, l'énigme qui se dévore elle-même, l'oiseau qui renaît de ses cendres, l'ange foudroyé, le démon sauvé, la pierre qui parle toute seule, le monument qui marche, l'éclat et l'écho qui tournent autour de la terre, le monologue de la foule, le murmure indistinct, le cri de la jouissance et celui de l'horreur, l'explosion suspendue sur nos têtes, le commencement de la fin, une éternité sans avenir, notre vie et notre déclin, notre résurrection permanente, notre torture, notre gloire, notre absence inguérissable, notre cendre jetée au vent...

— Est-ce que cela porte un nom ?

— Oui, le langage.

 

 

Jean Tardieu, Margeries, poèmes inédits 1910-1985, Gallimard, 1986, p. 297-298.

07/12/2013

Jean Ristat, N Y Meccano

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Il y avait si long temps d'amour qu'au matin

Un ange tombé dans la plume par surprise

La bouche encore nouée comme une rose

Ne m'avait tenu à l'ourlet d'un soupir

 

Ô il y avait si long temps du tendre amour

Les doigts dépliés dans sa longue chevelure

Comme un éventail de nacre au creux de l'épaule

Je me suis égaré dans un jardin chinois

 

Écoute mon cœur comme il bat pour la bataille

Et la fureur qi t'accable et la violence

De mes jambes dans le sable brûlant d'un drap

Ô beau fantôme par mégarde à la fenêtre

 

D'un rêve qui t'enfuis au hasard des rencontres

Et la seine berce un noyé qui me ressemble

Un couteau dans le dos pas besoin d'olifant

Sous l'oreiller pour la main le jour comme un gant

 

Retourné notre-dame agite ses grelots

Il y avait si long temps d'un grand vent de sel

Et d'épices sur mes lèvres pour un baiser

Et ce passant n'en sait rien à son miroir

 

Qui sourit poudré comme la lune d'hiver

Je t'effacerai mirage dans mon désert

Comme une ardoise la craie d'un enfant

C'est à new york ou dans l'île saint-louis le

 

Songe bleu d'un amour révolu la chanson

D'un autre siècle il est passé le temps d'aimer

Il est passé n'en parlons plus on se retourne

Et cette fois  il y avait si long temps de

 

Mourir à tes genoux que l'air m'en est connu

Si douce la nuit sur le pont-marie je marche

À reculons et sans visage ni raison

Qui me reconnaîtrait pas même une chouette

 

Comme la vigie sur le chapeau d'un poète

Pour l'adieu

 

Jean Ristat, N  Y  Meccano, Gallimard, 2001, p. 13-14.

 

 

 

 

 

06/12/2013

Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour

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                                Fin 1954

                 (au petit matin, après réveil prématuré)

 

Par besoin d'argent, je me suis engagé comme taureau dans une corrida. Au moment de la signature des papiers, l'imprésario me fait passer une visite pour s'assurer que je possède bien les cinq cornes stipulées sur le contrat par lequel il s'engage, en effet, à fournir un "taureau à cinq cornes" Deux de ces cornes sont censément sur ma tête ; deux autres sont les sommets de mes omoplates, que l'imprésario palpe pour vérifier. Ma femme est là et je lui dis que cela me fait un peu froid dans le dos d'être palpé en cet endroit, un peu au-dessous de la nuque, là même où pénètrera l'estoc. Elle me dit : « Ce n'est qu'une mauvaise matinée à passer. Après, tu seras tranquille...» Je me révolte : « Après, je serai mort !» Tout à fait furieux, je leur crie à l'imprésario et à elle : « Vous vous foutez de moi ! Je ne marche pas ! » et j'ajoute : « J'aime encore mieux tenter ma chance comme torero ! » Le contrat ne sera pas signé et le rêve s'arrête là.

   Presque tous ceux à qui je l'ai raconté m'ont demandé où se trouvait ma cinquième corne.

 

 

Michel Leiris,  Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p.

05/12/2013

Caroline Sagot-Duvauroux, dans N4728, revue de poésie

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on a couru les chevaux s'échappaient se sont fracassés sur le rocher sourd on est resté planté dans l'aguet d'un galop. entends-tu ? non rien.

 

c'est le jour qu'on s'est arrêté car

on avait écrit qu'

un jour on s'arrête, saisi par la foison des pistes

 

C'était une présentation d'un livre ou d'un désir qui fuyait le secret de n'avoir pas d'objet sans doute et qu'il confiait aux mots. Immobiles, vides, s'agrippaient cependant au bord de quelque chose, les mots tombés de la parole sur du papier, c'est quelque chose avec bords, oui c'est peut-être un mot, c'est peut-être la première lettre d'un mot. Qu'on ne comprend plus. Tant il y a de directions qui s'échappent d'un angle. Les directions sont les moments, l'angle c'est souvent le deuil avant ses divers seuils. Il y a tant de seuils, tant de moments co-errants qu'une stupidité vous prive de la cohérence apparente d'un récit. Car il est commencé le récit, depuis longtemps.

Ça fait longtemps : déjà.

Ce que nous voyons : de la broussaille (sensations, analogies, formes) Devant. On est Devant mais les choses au dos le plus souvent. On est Devant pourtant. la broussaille brouille le lien d'un dessin qui n'existe pas.

[...]

 

 

Caroline Sagot-Duvauroux, (sans titre) dans N4728, revue de poésie, n° 23, janvier 2013, p. 14.

04/12/2013

Dominique Meens, Vers

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L'oiseau que je vais vous lire

a quelques mots à vous dire

cousin lointain des moineaux

c'est un des mille fringilles

enthousiaste des brindilles

où sont masqués les appeaux

 

lorsque sa plume baroque

griffe le ciel qu'il évoque

ses joues flambent de pudeur

un bouquet d'éclairs sous l'aile

son vol est une étincelle

tressée d'or et de rigueur

 

plus gai qu'une sauterelle

quand l'aigle transi grommelle

l'hiver il est sans regret

vient l'été repris dans l'orge

un chant l'attrape à la gorge

il se nomme chardonneret

 

 

 

Dominique Meens, Vers, P.O.L, 2012, p. 64.

03/12/2013

Annie Ernaux, Les années

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   Photo en couleurs : une femme, un garçonnet d'une douzaine d'années et un homme, tous trois distants les uns des autres, comme disposés en triangle sur ne esplanade sableuse, blanche de soleil, avec leurs ombres à côté d'eux, devant un édifice qui pourrait être un musée. À droite, l'homme, pris de dos, les bras levés, tout en noir dans un costume genre Mao, filme l'édifice. Au fond, à la pointe du triangle, le garçonnet, de face, en short et tee-shirt avec une inscription illisible, tient un objet noir, sans doute l'étui de la caméra. À gauche, au premier plan et à moitié de profil, la femme, en robe verte serrée lâche à la taille, oscillant entre le style passe-partout et baba-cool. Elle porte un gros livre épais qui doit être le Guide bleu. Ses cheveux sont strictement tirés en arrière, derrière les oreilles, dégageant un visage plein et indistinct à cause de la lumière. Sous la robe floue, le bas du corps paraît lourd. Tous deux, la femme et l'enfant, semblent avoir été saisis en train de marcher, se retournant vers l'objectif et souriant au dernier moment sur un avertissement  de celui qui prend la photo.

 

 

Annie Ernaux, Les années, Folio / Gallimard, 2009 [2008], p. 146.

02/12/2013

Gabrielle Althen, "Réjouissance", "La limite et l'abîme"

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            Réjouissance

 

Prémonition d'oiseau fort

La cascade cherche l'azur

Comme s'il habitait parmi nous

Sous la pluie verte il se trouva

Quelques vieillards preux et vivants

Pour soulever le rideau de ces mots

Tout en riant ces bons savants

Une grosse mouche active

Exhibait sans penser

Le moteur de son vivre

Et le temps continua sans plus en avoir l'air

Amen dit la vie

Sans qu'on sût qui parlait.

 

                           *

 

            La limite et l'abîme

 

Mer transparente mer opaque

On ne sait pas de quel côté seront les pleurs

Peau de reptile ou verre nu

On ne sait de quel côté viendra la peur

De part et d'autre

Les mots sont retombés

Qui jonchent le passé

Et la mer qui demeure ne s'est pas retournée

 

Gabrielle Althen, Poèmes inédits", dans NU(e), n° 53,

 

2013, 234 p., p. 37 et 40.

01/12/2013

Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937

Une semaine avec les éditions de La Dogana

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Encore il se souvient de l'usure des souliers —

De la majesté fruste de mes semelles

Et moi, de lui : sa voix aux sonorités diverses.

Ses cheveux noirs, au bord de la montagne de David.

 

Retapées à la craie ou au blanc d'œuf,

Les enfilades de rues couleur de pistache,

La pente des balcons, le fer à cheval, le balcon-cheval,

Les petits chênes, les platanes, les ormes lents.

 

Et l'enchaînement féminin des lettres bouclées

Plus enivrant pour l'œil dans l'enveloppe de lumière,

Et la ville si bien faite, qui se prolonge en robustesse

Jusque dans l'été juvénile et vieillissant.

 

7-11 février 1937, Voronèje

 

Ossip Mandelstam,  Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduit par Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Jean-Claude Schneider, postface de Florian Rodari,  La Dogana, 2011 [1994], p. 134.

 

 

 

30/11/2013

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi)

             Une semaine avec les éditions La Dogana

 

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   [...] ces paysages de Morandi sont, à les bien regarder, très étranges. Tous, rigoureusement, « sans figures », et si la plupart comportent des maisons, celles-ci ont souvent des fenêtres aveugles : on les dirait fermées, sinon vides.

Ce serait une erreur pourtant d'y voir l'image d'un monde désert, d'une « terre vaine », comme celle du poème d'Eliot ; je ne crois pas que, même sans le vouloir ou sans en être conscient Morandi ait fait de cette partie de son œuvre une déploration sur la fin des campagnes.

 

   Certains critiques ont noté que le peintre aimait à laisser se déposer, quand il ne le faisait pas lui-même, une légère couche de poussière sur les objets de ses natures mortes : était-ce encore une couche de temps qui devait les protéger et les rendre plus denses ? Sur ses paysages aussi, on a souvent cette impression d'un voile de poussière. Il me vient l'image puérile du « marchand de sable », parce que son office est d'apaiser, d'endormir. Je pense même à la « Belle au bois dormant » ; on pourrait nommer ainsi la lumière égale, jamais scintillante ou éclatante, n'opérant jamais par éclairs ou trouées, qui les baigne ; même aussi claire que l'aube, avec des roses et des gris subtils, elle est toujours étrangement tranquille. Paysages « aux lieux dormants ».

 

 

Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, p. 45-46.

29/11/2013

Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres

     

                  Une semaine avec les éditions La Dogana

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                                  C'était vraiment fini

 

   Le matin, en septembre le matin, quand j'allais à la gare, traversant la place aux taxis trempés de rosée qui étaient dans leur premier sommeil, quand le brouillard ténu passait sur les étendues herbeuses et autour des arbustes et qu'Orphée, devenu vieux, arrivait en se traînant, dans ses pantoufles larges qui pendillaient, pour reprendre sa place à l'Institut pour nécessiteux, y lire des inscriptions, y ajouter quelque chose, sans espoir, quand le garçon, sur la chemin de l'école, venait du tramway, tous les matins, alerte et tendu, mais déjà avec le visage, les yeux d'un ivrogne, un petit pli à la racine du nez, gai et déjà une touffe de cheveux sur le front, mouillée et tortillée, comme l'aigrette d'un elfe des eaux, alors je marquais toujours un arrêt devant la porte de la gare, me retournais encore une fois, pour jeter un coup d'œil sur la place, jusque là-bas, où la route goudronnée commençait, attaquait la voussure du pont, et l'église à coupoles par derrière, avant de pousser avec le pied le battant de la porte qui oscillait et de me hâter vers le guichet.

   Cela, je ne le vois plus. Je me suis installé ailleurs, dans un autre quartier de la ville. Même plus les tavernes dans les caves qui commençaient immédiatement dans les rues adjacentes et se suivaient toutes, six ou huit, des brasseries à cochers pour le café du matin, pour le kummel et l'alcool de grain, deux petits d'abord puis les trois doubles. Plus rien de cela. Car j'ai entamé une autre vie, dans une profession qui ne tolère pas ça, qui m'oblige au costume de chez le tailleur, le matin flocons d'avoine, un cigare avec le thé, et une bouteille de vin rouge le soir. On dit ça comme ça, mais c'est réellement vrai.

 

Johannes Bobrowski,  Boehlendorff et quelques autres, traduit de l'allemand par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 1993, p. 81-82.

 

 

28/11/2013

Jean-Luc Sarré, La Part des anges

                    Une semaine avec les éditions La Dogana

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Citadin, il aime les jardins

mais pour les rejoindre il lui faut

attendre les vacances d'été.

Un après-midi de septembre

il arrive que l'orage survienne

et le trouve, assis sur une fesse,

étrangement irrésolu.

Une tonnelle d'abeilles au travail

l'a détourné de son chemin

pis abandonné sur une souche.

Les gouttes sur les feuilles l'allègent

d'un fardeau qu'il ignorait porter.

 

                          *

 

Oublié le bâton de réglisse

qui jaunissait les commissures ;

une cigarette succédant

à l'indispensable cigarette

ils ne vivent plus que pour fumer.

Mieux vaut en ville être au moins deux

pour oser croiser les regards

réprobateurs ou amusés

— ceux-là sont les plus blessants —

mais parvenus dans les faubourgs,

certains aiment la garder au bec

en évoquant les larmes aux yeux

l'ambiance — Smoke gets in your eyes —

d'une innocente surprise-partie.

 

Jean-Luc Sarré, La Part des anges, La Dogana, 2007, p. 25, 69.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

27/11/2013

Frédéric Wandelère, Leçons de simplicité

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                Abris des quatre murs

 

Les pigeons quittent ma cour vers cinq heures

pour leurs cachettes sous les toits

 

la lumière s'abrite aux fenêtres voisines

 

un jour gai un jour triste je suis seul chez moi

connaître qui j'abrite

changeant qui se change en moi

 

                     Le matin tôt

 

La pente la plume retombant sans bruit

Ma fenêtre comme un seuil aujourd'hui

que passe prudemment si je dors

un pigeon

 

                              *

 

Jeteur de miettes

en ces basses-cours

qui n'effarouche

pas les pigeons

 

 

Frédéric Wandelère, Leçons de simplicité, La Dogana, 1988, p. 55, 76 et 89.

26/11/2013

Pierre Chappuis, Le noir de l'été

Une semaine avec les éditions La Dogana   

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                             Là encore, absente

 

   Par bouffées, le vent lui apporte, amoindri, presque passé (de même le bleu, comme d'une fin d'après-midi), un parfum de glycine. Tiédeur, moiteur l'envahissent.

 

   Rêveuse, à la croisée ; son esprit autant que son regard se perdent, — mais non : tout allées et venues — parcourent coteaux et vallonnements épanouis en pente douce sous ses yeux.

   Ou plutôt, là encore, absente, portée sur une nappe de lumière...

 

   Elle se voit (plus vrai !), elle va, légère, mélodieuse (plus vif !) dans les couleurs d'avril, prêtant sa voix, ses larmes.

 

   Sa marche : éveil dans la complicité des herbes, des pierres hors des chemins.

   Son regard : au passage, ce frémissement dans les halliers.

   Et sa respiration : paisible, pourtant soutenue, presque haletante parfois dans les creux d'ombre ; toujours à l'unisson de l'heure étale, immobile, où finalement ses désirs se diluent.

   De même, dans le ciel, dissipation de temporaires assombrissements.

 

   Ses désirs. Le pollen de ses désirs comme une brève coloration de l'air.

 

   Délivrance ! En elle afflue enfin un sanglot.

   Une fois encore, il s'amenuise (langueur !), s'épuise en elle ; n'éclate pas plus que l'orage passé derrière l'horizon chimérique.

 

   Elle n'a plus maintenant qu'à céder à la langueur, à la morne indolence du soir.

 

Pierre Chappuis,  Le noir de l'été, La Dogana, 2002, p. 9-11.

 

25/11/2013

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons

                                                         Une semaine avec les éditions La Dogana

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                                 Hiver

 

   Les molles premières neiges disparues, sur le seuil même de l'hiver, une rémission parfois nous est donnée, un miséricordieux sursis de quelques jours. Les jardins noirs essaient une résurrection. Les touffes de chrysanthèmes terrassés se redressent à demi, s'étoilent de fleurs fripées. La tache d'une rose ancienne touche la muraille redevenue tiède. Il fait doux. Le soleil désigne d'un doigt sans force les pommes oubliées aux branches des pommiers nus. Il avive la flamme des osiers qu'un homme travaille à genoux, les mains tendues vers la touffe orange et pourpre, comme un berger qui avait froid et se chauffe à quelque feu...

  

 

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, photographies de l'auteur, La Dogana, 2003 [1991], p. 81.