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12/04/2014

Gilbert Lely, Œuvres poétiques

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                         L'anniversaire

 

   J'attendais mon père devant la porte d'une grande administration. Il était mort. Je le vis sortir lentement. Je m'avançai vers lui avec émotion, mais il ne parut pas tenir compte de ma présence. Je détournai la tête pour pleurer. Mille petits caniches blancs dansaient sur le trottoir.

 

 

                         Roses de Picardie

 

Le 2 août 1914, une coquette villa de banlieue. Le père, la mère et l'enfant sont assis dans le jardin. Tout à coup on entend la Marseillaise. Le père se lève pour aller changer de souliers. La gare de l'Est Au retour, le jeune garçon ne cesse d'observer sa mère. Ils mangeront dans la cuisine. Ils achèteront un phonographe pour danser. Ils se feront des drôles de sourires dans les tramways. Ils se déshabilleront au bord des rivières. Ils nommeront l'armoire à glace le miroir des sodomies.

 

Gilbert Lely, Œuvres poétiques, éditions de la Différence,1977, p. 36, 44.

11/04/2014

Bruno Fern, Reverbs, phrases simples

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De seconde s'accolent les uns aux

 

Autres explosent les bornes.

 

Fixées par la loi se croient hors catégories ou quoi.

 

Je parle sous moi(1)

 

Ou à côté c'est une variante reliée souterrainement au

 phénomène à la petite cuiller multipliant les évasions.

 

Malgré le déploiement de milices privées, la zone est loin

d'être sécurisée.

 

 De surcroît, l'isolation paraît nettement insuffisante d'autant.

 

79    

qu'on crie sans fin(2).

 

Des Maliens chartérisés aux frais du contribuable des Tchétchènes pacifiés en deux des Birmans totalisés par     milliers des Kurdes en voie d'assimilation des Palestiniens en 15 mn chrono des Biélorusses ayant du plomb dans la   tête des Afghanes promptement déscolarisées des Roms    ramenés gratos à Bucarest et puis quoi encore des Saoudiens décapités en présence des Ouïghours intégrés  à la nation mère des Mexicains interceptés de justesse à         la place des Vietnamiens détournés de leur itinéraire en    bonus des Iraniennes lapidées dans le strict respect des      Soudanais après les ultimatums d'usage des Érythréens voguant sur la Grande Bleue, etc. montent — sans        compter celle à droite en entrant sur le parking.

 

(1) Tristan Corbière

(2)  Jean Cayrol

 

Bruno Fern, Reverbs, phrases simples, NOUS, 2014, np.

 

 

10/04/2014

Guillaume des Autels (1529-v. 1580), Amoureux repos

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               De son amour

 

Quand je la vis en si grand' vertu, belle,

Et, en beauté, si grande, vertueuse,

De l'arc brûlant la flèche impétueuse

Me rendit serf amoureusement d'elle :

 

Lui obligeant mon affection telle,

Cette fureur encor plus chaleureuse,

Vint commander à mon âme amoureuse

De l'adorer comme sainte immortelle.

 

Ainsi dévot ma sainte s'adorait,

Ou bien plutôt par dulie honorait :

Voici, Amour, qui mon âme a meurtrie,

 

Poussa quasi ma jeune passion

Jusqu'au plus haut de l'adoration

Qu'ont appelée nos maîtres saints, latrie.

 

Guillaume des Autels, Amoureux repos, Jean

Temporal, 1553, n.p. [Gallica/BNF]

[graphie modernisée]

 

dulie = culte rendu aux saints ; latrie = culte

rendu à Dieu.

Guillaume des Autels (1529-vers 1580), Amoureux repos

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                 De son amour

 

Quand je la vis en si grand' vertu, belle,

Et, en beauté, si grande, vertueuse,

De l'arc brûlant la flèche impétueuse

Me rendit serf amoureusement d'elle :

 

Lui obligeant mon affection telle,

Cette fureur encor plus chaleureuse,

Vint commander à mon âme amoureuse

De l'adorer comme sainte immortelle.

 

Ainsi dévot ma sainte s'adorait,

Ou bien plutôt par dulie honorait :

Voici, Amour, qui mon âme a meurtrie,

 

Poussa quasi ma jeune passion

Jusqu'au plus haut de l'adoration

Qu'ont appelée nos maîtres saints, latrie.

 

Guillaume des Autels, Amoureux repos, Jean

Temporal, 1553, n.p. [Gallica/BNF]

[graphie modernisée]

09/04/2014

Barbara Cassin, La nostalgie

 

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   Quand donc est-on chez soi ? Quand donc Ulysse est-il chez lui ? Quand il est oikade, à la maison ? Trois jours, le temps de tuer les prétendants et les servantes infidèles, le temps de se faire reconnaître par Télémaque - le chien Argos - le porcher Eumée - la nourrice Éuryclée - les bonnes servantes - Pénélope - Laërte - tous ceux d'Ithaque ? De passer la longue nuit avec Pénélope ? Un si bref laps de temps par rapport à l'errance : chez lui trois jours en vingt ans ?

   Ou bien quand il repart, jusqu'à ce que... Jusqu'à ce qu'il arrive en un endroit où ce qu'il est, ce qui le détermine pour le meilleur et pour le pire, la mer, ses tempêtes, ses sirènes, ses naufrages, ses esquifs ses îles, soir radicalement inconnu ? Mais alors, cela ne veut-il pas dire qu'il est chez lui partout ailleurs que dans cet improbable ailleurs ? Chez lui, c'est la Méditerranée. Son identité, son « lui » et son « chez lui » se sont étendus aux limites du monde connu.

 

Barbara Cassin, La nostalgie, éditons Autrement, 2013, p. 57-58.

 

                De Chirico, Le retour d'Ulysse, 1973

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08/04/2014

Pierre Chappuis, Entailles

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                       Paysage brouillé

 

Vents plutôt que pluie hachurent ciel et terre.

 

Issu de la nuit, de l'échevèlement de la nuit, tremblé, confus et net (résurgence), un paysage brouillé, un brouillon de paysage refuse à contre-jour de se fixer, du coup (un négatif, une épure) ne parvient pas jusqu'à la couleur. Dans le révélateur où il serait à tremper, une main délicatement l'agite.

 

Tempétueusement, beau temps.

 

Quoique ne tenant pas en place, joie de se sentir en place ici chez soi en pleine turbulence.

 

Lumineuse effervescence dévalant la colline en tous sens, balayant coteaux et ravins. Qui, désormais, déferle abondamment, noire, oui (vertu éclairante du noir, plus clair vu de plus loin) remue, traverse, raye le papier de mille traits aussi fins que pattes de mouches, ou cheveux — une ample chevelure emmêlée et défaite.

 

Pierre Chappuis, Entailles, éditions Corti, 2014, p. 9.

07/04/2014

Bashô (2), Jours d'hiver, traduction de René Sieffert,

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Une ombre noire

dans le petit matin blême

attise la flamme

 

Jusqu'aux fleurs des champs

butine le papillon

aux ailes froissées

 

Sortie de sa manche

il ouvre son écritoire

à l'ombre des monts

 

Joyeusement

gazouille l'alouette

tire-lire-li

 

Lune de trois jours

dans le ciel noir du levant

la voix de la cloche

 

On pleure les fleurs

qui du cerisier ne sont

que la moisissure

 

Soleil d'un matin d'hiver

tout n'est que mélancolie

 

Bashô, Jours d'hiver, traduction de René Sieffert, Presses orientalistes de France, 1987, p. 17, 25, 35, 41, 45, 53, 61.

 

 

06/04/2014

Bashô, Seigneur ermite, L'intégrale des haïkus

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Toutes ces fleurs écloses

dans le vent printanier,

éclat de rire

 

Mes yeux étincellent

d'avoir tant désiré la floraison —

Cerisiers pleureurs

 

Regagnant la côte

sur une feuille, le petit insecte

où dort-il ?

 

Oreiller d'herbes —

est-il triste, trempé par l'averse d'hiver,

ce chien hurlant à la nuit ?

 

Blanc coquelicot —

en souvenir du papillon

aile arrachée

 

Lune éclatante —

je tourne autour de l'étang

toute la nuit

 

Bashô, Seigneur ermite, L'intégrale des haïkus, édition bilingue par Makoto Kemmoku et Dominique Chipot,

La Table ronde, 2012, p.50, 57, 79, 111, 126, 133.

 

 

 

 

 

 

05/04/2014

Pontus de Tyard (1521-1605), Continuation des erreurs amoureuses

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Des yeux, auxquels ainsi qu'en un trophée,

L'arc, et les traits d'amour sont amassés :

Des cheveux d'or, crêpés, et enlacés

D'une coiffure en fin or étoffée :

 

Et de la main, qui rendait échauffée

La volonté des fiers cœurs englacés :

Et des doux mots doucement prononcés,

Fut dessus moi victoire prononcée.

 

O de beauté céleste simulacre,

Riche ornement, et pompe de Nature,

Des rais divins lumière gracieuse

 

Doit ta victoire être plus glorieuse,

Pour tant de pleurs, fruit de ma peine dure,

Qu'incessamment en ton nom je consacre.

 

Pontus de Tyard, Continuation des erreurs amoureuses, Lyon, Jean de Tournes, 1551, p. 10, dans Gallica/BNF.

[graphie modernisée]

 

 

04/04/2014

Ossip Mandelstam, Des derniers poèmes

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Me suis égaré dans le ciel... Le remède ?

Vous, qui en êtes proches, répondez-moi

Plus aisé de faire résonner les neuf

disques pour athlètes des cercles de Dante.

 

Nul divorce entre moi et la vie — qui rêve

de massacrer, puis aussitôt de caresser,

afin que l'oreille, les yeux, les orbites

palpitent d'une nostalgie florentine.

 

Sur mes tempes ne posez, ne posez pas

la caresse de cet épineux laurier,

déhiscez(1)-moi plutôt, fissurez mon cœur

en lambeaux qui vibrent de tintements bleus.

 

Et, mourant, mon temps de service achevé,

en ami, ma vie durant, de tout vivant,

que retentisse et plus immense et plus haut

la réponse, écho du ciel, dans ma poitrine.

 

Mars 1937

 

Ossip Mandelstam, Des derniers poèmes, traduction Jean-Claude Schneider, dans Rehauts, 2ème semestre 2013, p. 96.

 

(1) verbe construit sur le latin dehiscere, "s'ouvrir" (note de T. H.)

03/04/2014

Jean-Baptiste Para, Laromira

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                        Laromira

 

Pardonne-moi si je te dis à l'oreille des choses tristes

Quand j'entends le bruit de mes pas dans mes os

 

Un silence m'a sauvée du mot

Un autre silence sauvera le mot

 

Et le vent sera ma demeure

 

 

J'ai vu nager les étoiles et j'ai vu les beaux reins du lièvre

J'ai appris qu'en allant de rivière en rivière

Rien n'était véritablement loin

J'ai longtemps tourné une bague  à mon doigt

J'ai appris que l'on pensait autrement dans le froid

 

Et le vent sera ma demeure

 

 

Il pouvait neiger dans toute l'étendue de mes veines

La patience était en moi comme le pain sur la table

Mes pouces façonnaient des visages d'argile

De la main gauche je savais aérer le lait

Il y avait dans mes yeux un peu d'ambre

Un peu de vert de nos marais

 

Et le vent sera ma demeure

 

 

Comme le merle et l'abeille sauvage

J'étais l'amie du sureau noir

J'aimais la nonchalante fierté

Des hommes et des tournesols

Le rire où rebondit

La petite perle d'un collier défait

 

Et le vent sera ma demeure

 

[...

Jean-Baptiste Para, Laromira dans Rehauts, n°32,

second semestre 2013, p. 39-32.

02/04/2014

Georges Didi-Huberman, Sentir le grisou

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   Sentir le grisou, comme c'est difficile. Le grisou est un gaz inodore et incolore. Comment, alors, le sentir ou le voir, malgré tout ? Autrement dit, comment voir sentir la catastrophe ? Et quels seraient les organes sensoriels d'un  tel voir venir, d'un tel regard-temps ? L'infinie cruauté des catastrophes, c'est qu'en général elles deviennent visibles bien trop tard, une fois seulement qu'elles ont eu lieu. Les catastrophes les plus visibles — les plus évidentes, les plus étudiées, les plus consensuelles —, les catastrophes auxquelles on a spontanément recours pour justifier ce qu'est une catastrophe, ce sont les catastrophes du passé, celles que d'autres, selon nous, n'ont pas su ou pas voulu voir venir, celle que d'autres n'ont pas su empêcher. Nous les reconnaissons d'autant plus facilement que nous n'en sommes pas — ou plus — comptables aujourd'hui.

   Une catastrophe s'annonce bien rarement comme telle. Il est facile de dire, dans l'absolu du passé, « ce fut une catastrophe » lorsque tout a explosé, lorsque beaucoup sont déjà morts. Il est aussi facile de dire, dans l'absolu du futur, « ce sera une catastrophe » pour tout et n'importe quoi, puisque tout et n'importe quoi, c'est l'évidence, un jour disparaîtra par lente ou soudaine destruction. Mais il est bien plus difficile de dire « la voici qui arrive, maintenant, ici, cette catastrophe », la voici qui arrive dans une configuration que l'on était loin d'imaginer si fragile, si offerte au feu de l'histoire. Voir une catastrophe, c'est la voir venir dans sa singularité masquée, dans cette particulière « fêlure silencieuse » [...], cette fêlure qu'elle a creusée mine de rien. Et lorsque tout brûle, lorsque la catastrophe bat son plein sans que nul ne puisse plus l'arrêter, il ne reste, à ceux qui la subissent de plein fouet mais espèrent encore depuis leur souffrance voie leur mort prochaine, que l'énergie d'en appeler au témoignage, à l'archive, à la documentation pour une histoire future de la catastrophe.

 

Georges Didi-Huberman, Sentir le grisou, éditions de Minuit, 2014, p. 9-10.

01/04/2014

Marie Étienne, extraits de Un enfant qui s'endort

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Dans l'autobus. Extérieur jour

 

Une femme corpulente, cheveux décolorés en jaune, s'entretenait sur son portable.

Elle avait commencé, déjà, sur le trottoir, elle continuait, assise, en parlant fort. Ce qui te déplaisait.

Jusqu'au moment où renonçant à te fermer à ses propos, tu écoutais.

Mais je te dis, répétait-elle, de prendre le brillant, moi je m'en fous, prends-le, ce n'est pas important.

Tu imagines, à l'autre bout, une autre femme, dans un appartement silencieux, cherchant, trouvant, et sur le point de s'emparer de la bague au brillant.

L'autre résiste, à ce qu'il semble, fait des manières.

Mais puisque je te dis que je m'en fous, que pour moi, l'important, c'est de l'avoir accompagnée jusqu'à la fin, de lui avoir fermé les yeux, puis d'avoir embrassé ses paupières. Tu comprends ?

Cela durait, durait, cette mort étalée dans le bus, ce chagrin dévoré de tendresse, l'inanité de ce diamant, stupide, énorme, dans un appartement déserté par la mort.

 

Une chambre. Intérieur. Nuit puis jour.

 

Un homme grand et beau, pareil à l'homme du café où Jude et toi, la veille, vous êtes arrêtés au retour des jardins de la gare, s'allonge près de ton corps, te touche te caresse sans toutefois entrer dans ton intimité.

Estimant que ses gestes et les circonstances ne sont pas dépourvues d'agrément, tu consens aux hommages.

Le jour venu, c'est presque un drame. Quelque chose de la nuit a filtré, s'est répandu comme un nuage de volcan islandais, les langues vont bon train, le scandale grossit sans pour autant vous désigner.

Tu écoutes la rumeur, pas vraiment concernée. C'est cet état d'esprit qu'il te faudrait examiner.

 

Marie Étienne, extraits de Un enfant qui s'endort (inédit), dans Les Carnets d'eucharis, 2014, n°2, p. 56 et 57.

L'Olivier d'Argens, Chemin de l'Iscle, BP 44, 83520 Roquebrune-sur-Argens.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Patrick Beurard-Valdoye, Gadjo-Migrandt

Patrick Beurard-Valdoye, Gadjo-Migrandt, Freud, Dali, vélo, escargot, catalan, spirale

LE VÉLO

penché contre un mur

une ficelle après la selle

une bouillotte en caoutchouc rouge au bout remplie

                                                                                 d'eau

            au dos

            la coquille

            d'un gros escargot

            et le tout dans Elsworthy road

            juste avant la rencontre avec Dali venu en

            quête de saint patron des peintres

 

— il est fou

les Surréalistes maboules

à 95% c'est comme l'alcool —

 

            il croque au bureau

            silence analytique écho

                 à sa parade de vrai catalan fanatique

            crânant

            son article

            regard sur la paranoïa

            il en montre du doigt le titre

 

L'homme Moïse fini hier serait à l'inverse

« roman historique »

 

ses yeux

dévorants

ciblent le haut crâne

or Dali dit qu'il vit Freud à la une en photo

                                                       l'étape à Paris

                                                       sur la terrasse il dégustait

                                                       douze petits gris

 

soudain

l'idée vint

d'un secret morphique

un crâne allure d'escargot

                          cerveau spiralé

                          stream en front voûte de rivière

                          au bord du maelström

                          tête freudienne en tourbillon

                                 avec roue

                                 de petit vélo

 

Patrick Beurard-Valdoye, Gadjo-Migrandt, Flammarion, 2014, p. 211-212.

 

 

 

 

 

31/03/2014

Shakespeare, Sonnet 1 (2)

                                                               imgres.jpg

Deux traductions du premier des Sonnets de Shakespeare. 

 

 From fairest creatures we desire increase,

That thereby beauty's rose might never die,

But as the riper should by time decease,

His tender heir might bear his memory ;

But thou contracted to thine own bright eyes,

Feed'st thy light's flame with self-substantial fuel,

Making a famine where abundance lies,

Thyself thy foe, to thy sweet self too cruel,

Thou that art now the world's fresh ornament.

And only herald to the gaudy spring,

Within thine own bud buriest thy content,

And, tender churl, mak'st waste in niggarding,

   Pity the world, or else theis glutton be,

   To eat the world's due, by the grave and thee.

 

The Oxford Shakespeare, The Complete Works, Clarendon Press, Oxford, 1988, p. 751.

 

Des plus beaux êtres, nous voulons croissance

et que par eux la rose point ne meure,

qu'ils laissent dans leur tendre descendance

la richesse qu'ils eurent à leur heure ;

mais toi fasciné par tes propres yeux,

tu te nourris toi-même de ta flamme,

empêchant que le lit de tes aïeux

se perpétue en fécondant la femme.

Ô toi, du monde si bel ornement

mais seul héraut de tes années superbes,

hélas ! ton bourgeon meurt en enterrant

ce que tu devrais nous offrir en gerbes

car tu ne peux permettre qu'au tombeau

tu donnes tout entier ton corps si beau.

 

Shakespeare, Sonnets, édition bilingue, traduits par William Cliff, Les éditions du Hasard, 2010, p. 9.

 

 

Les êtres les plus beaux on voudrait qu'ils s'accroissent

et que jamais leur splendeur n'en vienne à mourir

mais puisque avec le temps ce qui mûtit périt

qu'en soit mémoire au moins quelque tendre héritier.

 

Mais toi tu ne te voues qu'à l'éclat de tes yeux,

tu en nourris le feu par ta propre substance,

tu crées de la famine en un lieu d'abondance,

ennemi de toi-même et cruel à ton charme.

 

Toi qui es aujourd'hui le chatoiement du monde

et le seul messager du triomphal printemps,

dans ton propre bourgeon tu enterres ta sève

et par économie, cher faraud, tu gaspilles.

 

Ô prends pitié du monde ou sinon dévores

toi et la tombe, ce qu'au monde vous deviez.

 

Shakespeare, dans Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004, édition de Jacques Réda, préface de J.M.G. Le Clézio, 2012, p. 232.