Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

09/04/2023

Yves Bonnefoy, Là où retombe la flèche

Unknown-2.jpeg

Perdu. À quelques pas de la maison, cependant, à guère plus de trois jets de pierre.

Là où retombe la flèche qui fut lancée au hasard.

Perdu, sans drame. On me retrouvera. Des voix se dressent de toutes parts sur le ciel, dans la nuit qui tombe.

Et il n’est que quatre heures, il y a donc encore beaucoup de jour pour continuer à se perdre — allant, courant parfois, revenant — parmi ces pierres brisées et ces chênes gris dans le bois coupé de ravins qui cherche partout l’infini, sous l’horizon tumultueux, mais  ici, devant le pas, se resserre.

Nécessairement, je vais rencontrer une route.

Je verrai une grange en ruine d’où partait bien une piste.

Appellerai-je ? Non, pas encore.

Yves Bonnefoy, Là où retombe la flèche, dans Œuvres poétiques, Pléiade/Gallimard, 2023, p. 601.

 

 

 

 

08/04/2023

Yves Bonnefoy, La Vie errante

Unknown-2.jpeg

           Une pierre

 

J’ai toujours faim de ce lieu

Qui nous était un miroir,

Des fruits voûtés dans son eau,

De sa lumière qui sauve,

 

Et je graverai dans la pierre

En souvenir qu’il brilla

Le cercle, ce feu désert

Au-dessus le ciel est rapide

 

Comme au vœu la pierre est fermée.

Qe cherchions-nous ? Rien peut-être,

Une passion n’est qu’un rêve,

Nos mains ne demandent pas,

 

Et de qui aima une image,

Le regard a beau désirer,

La voix demeure brisée,

Ma parole est pleine de cendres.

 

Yves Bonnefoy, La Vie errante, dans Œuvres poétiques,

Pléiade/Gallimard, 2023, p. 682.

06/04/2023

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

Unknown-1.jpeg

           Le tout, le rien

 

C’est la dernière neige de la saison,

La neige de printemps, la plus habile

À recoudre les déchirures du bois mort

Avant qu’on ne l’emporte puis le brûle.

 

C’est la première neige de ta vie

Puisque, hier, ce n’étaient encore que des taches

De couleur, plaisirs brefs, craintes, chagrins

Inconsistants, faute de la parole.

 

Et je vois que la joie prend sur la peur

Dans les yeux que dessille la surprise

Une avance, d’un grand bond clair : ce cri, ce rire

Que j’aime, et que je trouve méditable.

 

Car nous sommes bien proches, et l’enfant

Est le progéniteur, de qui l’a pris

Un matin dans ses mains d’adulte et soulevé

Dans le consentement de la lumière.

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière,

Poésie/Gallimard, 1991 [1987], p. 139.

05/04/2023

Yves Bonnefoy, Pierre écrite

Unknown-2.jpeg

                  Une pierre

 

              Je fus assez belle,

Il se peut qu’un jour comme celui-ci e ressemble,

   Mais la ronce l’emporte sur mon visage, 

      La pierre accable mon corps

 

              Approche-toi,

     Servante verticale rayée de noir,

       Et ton visage court.

 

    Répands le lait ténébreux qui exalte

                  Ma force simple.

                  Sois moi fidèle,

    Nourrice encor, mais d’immortalité.

 

Yves Bonnefoy, Pierre écrite, dans Œuvres poétiques,

Pléiade/Gallimard, 2023, p. 130.

 

04/04/2023

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve

 

         Unknown-2.jpeg

               Derniers gestes VI 

Sur un fangeux hiver, Douve, j’étendais 

Ta face tumultueuse et basse de forêt.

Tout se défait, pensais-je, tout s’éloigne.

 

Je te revis violente et riant, sans retour,

De tes cheveux au soir d’opulentes saisons

Dissimuler l’éclat d’un visage livide.

 

Je te revis furtive. En lisière des arbres

Paraître comme un feu quand l’automne resserre

Tout le bruit de l’orage au cœur des frondaisons.

 

Ô plus noire et déserte ! enfin je te vis morte,

Inapaisable éclair que le néant supporte,

Vitre sitôt éteinte et d’obscure maison.

 

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve,

Dans Œuvres poétiques, Pléiade/Gallimard, 2013, p. 67.

14/12/2019

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

AVT_Yves-Bonnefoy_9975.jpg

                La neige

 

Elle est venue de plus loin que les routes,

Elle a touchz le pré, l’ocre des fleurs,

De notre main qui était en fumée,

Elle a vaincu le temps apr le silence.

 

Davantage de lumière ce soir

À cause de la neige.

On dirait que des feuilles brûlent, devant la porte,

Et il y a de l’eau dans le bois qu’on rentre.

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie/Gallimard,

2007, p. 67.

01/12/2018

Yves Bonnefoy, L'heure présente

yves_bonnefoy.jpg

           Dans le miroir

 

Imagine placé dans une chambre

Un grand miroir. La clarté des fenêtres

S’y prend, s’y multiple. Ce qui existe

Devient ce qui apaise. Là, dehors,

 

C’est à nouveau le lieu originel.

Passent Adam et Eve dont les mains

Se rejoignent ici, dans cette chambre,

Elle, tout une longue jupe, à falbalas.

 

J’ai pris un fruit, c’ était dans un miroir,

L’image n’en fut pas troublée, le jour d’été

En éprouva à peine un frémissement.

 

J’en perçus la couleur, la saveur, la forme,

Puis le posai, dehors. Et vint la nuit

Dans le miroir, et les fenêtres battent.

 

Yves Bonnefoy, L’heure présente, Mercure de France,

2011, p. 29.

Communiqué d'une revue amie :

Le numéro 13 de la revue Catastrophes, "le Meilleur des mondes" est paru avec des poèmes, proses, essais et images de :
 
Laurent Albarracin 
Guillaume Artous-Bouvet,  
Patrick Beurard-Valdoye,
Brice Bonfanti, 
William Cliff,
Guillaume Condello,
Maria Corvocane,  
Olivier Domerg,
Ariane Dreyfus,  
Aurélie Foglia,  
Hippolyte Hentgen,
Christophe Lamiot Enos,  
Louise Mervelet,  
Guillaume Métayer,  
Marie de Quatrebarbes,  
Victor Rassov et 
Jean-Claude Pinson.
 
Vous trouverez ici le sommaire en ligne :
https://revuecatastrophes.wordpress.com/13-le-meilleur-de...
et ici l'ensemble à télécharger au format pdf :
https://revuecatastrophes.files.wordpress.com/2018/11/cat...

Amicalement,
 
Pierre Vinclair pour CATASTROPHES.

PS. - Pour celles et ceux qui peuvent, n'oubliez pas la soirée Catastrophes & V. Warnotte à la maison de la poésie de Paris le 20 décembre (réserver ici : https://poesie.shop.secutix.com/selection/event/date?prod...). Et si vous voulez offrir le 1er numéro papier de la revue Catastrophes, il est encore pour quelques jours au tarif souscription (15 euros franco de port au lieu de 20) ici : https://www.lecorridorbleu.fr/produit/catastrophes/
--
Catastrophes
écritures sérielles & boum !

21/12/2016

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve

                     Yves Bonnefoy, du mouvement et de l'immobilité de Douve, désir, visage, voix, mémoire

                       Vrai nom

 

Je nommerai désert ce château que tu fus,

Nuit cette voix, absence ton visage,

Et quand tu tomberas dans la terre stérile

Je nommerai néant l’éclat qui t’a porté.

 

Mourir est un pays que tu aimais. Je viens

Mais éternellement par tes sombres chemins.

Je détruis ton désir, ta forme, ta mémoire,

Je suis ton ennemi qui n’aura de pitié.

 

Je te nommerai guerre et je prendrai

Sur toi les libertés de la guerre et j’aurai

Dans mes mains ton visage obscur et traversé,

Dans mon cœur ce pays qu’illumine l’orage.

 

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve,

Mercure de France, 1954, p. 41.

03/07/2016

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

                                        En hommage à Yves Bonnefoy, 1923-1er juillet 2016

     

 

       Yves_Bonnefoy.jpg

                L'agitation du rêve

 

                           I

 

Dans ce rêve le fleuve encore : c'est l'amont,

Une eau serrée, violente, où des troncs d'arbres

S'entrechoquent, dévient ; de toute part

Des rivages stériles m'environnent,

De grands oiseaux m'assaillent, avec un cri

De douleur et d'étonnement, — mais moi, j'avance

À la proue d'une barque, dans une aube.

J'y ai amoncelé des branches, me dit-on,

En tourbillons s'élève la fumée,

Puis le feu prend, d'un coup, deux colonnes torses,

Ont un porche de foudre. Je suis heureux

De ce ciel qui crépite, j'aime l'odeur

De la sève qui brûle dans la brume.

 

Et plus tard je remue des cendres, dans un âtre

De la maison où je viens chaque nuit,

Mais c'est déjà du blé, comme si l'âme

Des choses consumées, à leur dernier souffle,

Se détachait de l'épi de matière

Pour se faire le grain d'un nouvel espoir.

Je prends à pleines mains cette masse sombre

Mais ce sont des étoiles, je déplie

Les draps de ce silence, mais découvre

Très lointain, très proche la forme nue

De deux êtres qui dorment, dans la lumière

Compassionnée de l'aube, qui hésite

À effleurer du doigt leurs paupières closes

Et fait que ce grenier, cette charpente,

Cette odeur du blé d'autrefois, qui se dissipe

C'est encore leur lieu, et leur bonheur.

[...]

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie / Gallimard, 1995 (1987), p. 85-86.

 

 

 

13/02/2013

William Shakespeare, Les Poèmes, traduction Yves Bonnefoy

William Shakespeare, Les Poèmes, Yves Bonnefoy, Vénus et Adonis, passion, baiser

                                      Vénus et Adonis


Le soleil au visage pourpre vient de se séparer de l'aube en pleurs, et Adonis aux joues de rose se hâte d'aller chasser. Il aime la chasse mais il se ri avec mépris de l'amour. Vénus, dont il obsède la pensée, se jette au-devant de lui et, en hardie amoureuse, elle se met à le courtiser.

 

« Ô trois fois plus beau que moi-même, dit-elle pour commencer, ô de ces prés la fleur suzeraine, douceur incomparable, éclipse de toute nymphe, plus beau qu'un homme, plus blanc et plus vermeil que ne sont les roses ou les colombes, la nature qui t'a fait en cherchant à se dépasser elle-même dit que le monde avec ta vie finira.

 

Daigne, ô merveille, descendre de ton coursier et, sa tête orgueilleuse, rapproche-la par le frein de l'arçon de ta selle. Si tu veux bien m'accorder cette faveur, pour récompense tu connaîtras mille secrets de miel. Viens t'asseoir ici, où jamais le serpent ne siffle et je t'étoufferai de baisers.

 

Et pourtant je ne rassasierai pas tes lèvres de la satiété écœurante, plutôt je les affamerai en pleine abondance, les faisant rougir et pâlir par mes inventions très nombreuses : dix baisers aussi courts qu'un seul, un seul aussi long que vingt. Un jour ne nous semblera qu'une heure, dépensé en ces jeux qui trompent si bien le temps. »

 

Disant cela, elle saisit cette main dont la sueur atteste la vigueur et la fougue. Et toute tremblante de passion, elle appelle cette sueur le baume, l'onguent suprême que la terre réserve pour l'apaisement des déesses. Elle est si bouleversée que son désir lui donne la force et le courage d'arracher Adonis de son cheval.

 

[...]

William Shakespeare, Les Poèmes, traduction et préface Yves Bonnefoy, Mercure de France, 1963, p. 13-14.

03/02/2013

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

imgres-3.jpeg

            L'agitation du rêve

 

                         I

 

Dans ce rêve le fleuve encore : c'est l'amont,

Une eau serrée, violente, où des troncs d'arbres

S'entrechoquent, dévient ; de toute part

Des rivages stériles m'environnent,

De grands oiseaux m'assaillent, avec un cri

De douleur et d'étonnement, — mais moi, j'avance

À la proue d'une barque, dans une aube.

J'y ai amoncelé des branches, me dit-on,

En tourbillons s'élève la fumée,

Puis le feu prend, d'un coup, deux colonnes torses,

ont un porche de foudre. Je suis heureux

De ce ciel qui crépite, j'aime l'odeur

De la sève qui brûle dans la brume.

 

Et plus tard je remue des cendres, dans un âtre

De la maison où je viens chaque nuit,

Mais c'est déjà du blé, comme si l'âme

Des choses consumées, à leur dernier souffle,

Se détachait de l'épi de matière

Pour se faire le grain d'un nouvel espoir.

Je prends à pleines mains cette masse sombre

Mais ce sont des étoiles, je déplie

Les draps de ce silence, mais découvre

Très lointain, très proche la forme nue

De deux êtres qui dorment, dans la lumière

Compassionnée de l'aube, qui hésite

À effleurer du doigt leurs paupières closes

Et fait que ce grenier, cette charpente,

Cette odeur du blé d'autrefois, qui se dissipe

C'est encore leur lieu, et leur bonheur.

[...]

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie / Gallimard

1995 (1987), p. 85-86.

27/05/2012

Yves Bonnefoy, Genève 1993

Yves Bonnefoy, Genève 1993, poésie, éros, musique, langue natale

   Il est vrai qu'on peut supposer que quand la voix se fait [...] chant, et que de mot en mot les éléments sonores s'unissent pour une musique et donc un bonheur, c'est peut-être d'abord parce que le désir qui gouverne notre inconscient — et là y écoute les sons autant que le sens, nous le savons et les retient dans sa propre langue — s'est mis à rêver à l'harmonie possible de celle-ci, à imaginer de par le leurre des nombres qu'elle peut s'étendre sans rencontrer résistance à tous les objets qui l'attirent. Des mots musicalisés ne naîtraient alors, et ainsi, que ce que "L'invitation au voyage" appelle « la douce langue natale », celle du pays d'avant la nécessité, du « là-bas » où l'on peut « aimer à loisir ». Et quand Baudelaire, dans un autre de ses poèmes, et d'ailleurs à propos de la musique — celle des instruments, mais qu'il sait parente de son travail sur les mots —, écrit : « La musique souvent me prend comme une mer », après quoi il se dit « bercé », on ne peut certes douter que le son du mot "mer" a fait plus qu'être pour lui, il a signifié — la présence maternelle —, et que c'est partiellement au moins pour cela que ce poète s'est laissé "prendre", "bercer" par la vague de la musique. Ce serait ainsi l'éros qui contrôlerait le son des mots, ce serait encore le moi qui s'exprimerait par sa voix, en bref l'intuition de l'indéfait du monde, de l'unité n'aurait pas survécu au passage du simple mot à la phrase : le désir d'être ayant dû céder le pas à cet autre, l'éros, qui tient en main le langage.

 

   Peut-être. Mais demeure ce fait qu'au moment premier, celui où l'enfant, ou l'adulte, ont pleinement entendu le son d'un mot, y ont perçu l'appel de la réalité indivise, y ont désiré qu'elle fasse toute présence, eh bien, le désir ordinaire, l'éros, aura donc bénéficié, en son moment de reprise, d'un regard sur l'objet moins pauvrement réduit à un signifié, moins de l'abstraction et du réifié, que dans sa pratique antérieure. Il a appris qu'il pouvait y avoir bien plus, dans la rencontre de son objet, que les aspects discontinus, irréels qu'il en connaissait, il en a entrevu une plus grande richesse, au plan cette fois de leur appartenance, non plus aux réseaux du fantasme, mais au réel, à la beauté du réel. Et que la musique des mots soit celle ou non de l'éros ensuite, un peu de l'immédiat s'est maintenu dans le poème — où il va peut-être être médité, être rappelé.

 

Yves Bonnefoy, Genève 1993, L'Herne, 2010, p. 40-42.

29/12/2011

Yves Bonnefoy, L'heure présente

 

images-1.jpeg

                                              

                                                    Bête effrayée

 

   Ils l’ont heurtée dans ces buissons qu’ils écartaient pour se faire voie. À hauteur de leurs yeux dans les branches où elle avait grimpé, maintenant enchevêtrée dedans, prise au piège. Il la voient, elle les regarde. Son regard est un cœur battant , une pensée.

 

   Et voici que tu la prends dans tes mains, la retire de ce feuillage, elle ne se débat pas, dirais-tu même que tout son corps se détend ? Comme si elle se savait déjà morte, avec l’ultime recours, sous le ciel clair, c’est l’après-midi encore, d’essayer de feindre de l’être.

 

   Morte, pour être abandonnée sur ces pierres qui n’ont pas de cesse sous leurs sandales, et là-bas, dans cette garrigue, c’est déjà un peu de la nuit.

 

   Touche ce pelage, c’est doux. Mais attention à ces griffes !

 

   Le pelage est le marron sombre d’une châtaigne tombée, il a même cette étroite bande de blanc qu’offrent, par en-dessous, les châtaignes. Mais c’est aussi la couleur que prend maintenant le flanc de cette colline que jusqu’à présent nous suivions. Bien finies les étincellances qui bougeaient dans ses ajoncs, il y a un instant encore. Monte la terre brune sous le vert sombre et le peu de jaune et de rouge.

 

   Et regarde ces yeux !

 

   Les yeux sont l’énigme du monde. ououiouiyt  Car est-ce un regard, ce que tu vois dans cette vie que tu tiens dans tes mains, en commençant à te demander ce que tu vas faire d’elle, oui, lui rendre la liberté, mais quoi d’autre, d’abord ? D’autant que ni toi ni moi ne savons lui donner de nom.

 

   Une belette, une baleine, disait Hamlet. Ou rien que la dérive des nuages dans le ciel de la nuit maintenant tombée. Le flageolet a des trous sur lesquels nos doigts ne savent pas se poser ! une belette, dis-tu, un furet ? Qu’est-ce qu’un furet, qu’est-ce qu’un blaireau ? Je voudrais connaître les noms, dis-tu. Moi je voudrais en imaginer, mais le langage est aussi fermé sur ses ajoncs et ses pierres que le sol de cette colline, tout près de nous, même sous nos pieds. Et je ne vois même plus, si, tout de même un peu, ces petits yeux, ce regard.

 

   Et brusquement la bête se débat, se libère presque. Et tu resserres tes mains, tes doigts. Elle est à nouveau tout immobile.

 

   Va la poser sur cette pierre, là, devant nous. Cette pierre qui brille un peu, car voici que la lune s’est levée, elle a quelques formes pour cet affleurement du rocher, une étendue presque nue, et plate, bien qu’elle ait des bosses mais légères. On croirait la table d’un sacrifice.

 

   Je touche le dos de la bête, ne dois-je pas lui dire adieu, avant qu’elle ne s’échappe, dans ce monde qui ne nous a pas enseigné tous les mots qu’il faudrait, tous les gestes qui délivreraient ?

 

   Et déjà tu te penches, mais nous sursautons, l’un et l’autre, un cri a été poussé, là-bas, près de ces ruines où nous étions, tout à l’heure. Un cri, puis, nous écoutons, quel silence, et à nouveau c’est lui, et qui se prolonge, ce hululement, puis s’arrête.

 

   C’est le même, nous disons-nous. Et de même qu’auprès du temple, nous avons peur.

 

   Mais rien, rien d’autre, rien de plus dans le silence de là-bas et de toutes parts, ce silence qui fait corps avec ce qu’il y a de nuit autour de nous, et en nous. Car c’est vrai, je l’ai déjà dit, qu’il fait nuit maintenant, sauf toutefois sur cette petite étendue de pierre grise, presque brillante.

 

   Distraitement tu as posé sur la pierre la bête qui est sans mouvement. Et d’un bond elle se déploie et déjà elle a disparu dans les broussailles sombres voisines.

 

Yves Bonnefoy, L’heure présente, Mercure de France, 2011, p. 47-50.