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24/12/2013

Jacques Prévert, Histoires — Soleil de nuit

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Chanson pour les enfants l'hiver

 

          Dans la nuit de l'hiver

galope un grand homme blanc

galope un grand homme blanc

 

C'est un bonhomme de neige

          avec une pipe en bois

un grand bonhomme de neige

           poursuivi par le froid

 

          Il arrive au village

          il arrive au village

     voyant  de la lumière

          le voilà rassuré

 

Dans une petite maison

          il entre sans frapper

Dans une petite maison

          il entre sans frapper

          et pour se réchauffer

          et pour se réchauffer

s'asseoit sur le poêle rouge

   et d'un coup disparaît

   ne laissant que sa pipe

au milieu d'une flaque d'eau

   ne laissant que sa pipe

et puis son vieux chapeau...

 

Jacques Prévert, Histoires, Gallimard, 1963,

p. 139-140.

 

                      *

 

          Cantiques

 

Le voici l'agneau si doux

Le vrai pain des anges

Du ciel il descend sur nous

Dévorons-le tous !

 

Dieu de clémence

odieux vainqueur

sauvez Rome et la France

au nom du Sacré-Cœur !

 

Quel beau jour, quel touchant spectacle

Jésus sort de son tabernacle

et s'avance en triomphe-à-tort.

 

Jacques Prévert, Soleil de nuit, Gallimard, 1980,

 

p. 250.

23/12/2013

Tanizaki, Éloge de l’ombre

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Lorsque j’écoute le bruit pareil à un cri d’insecte lointain, ce sifflement léger qui vrille l’oreille, qu’émet le bol de bouillon posé devant moi, et que je savoure à l’avance et en secret le parfum du breuvage, chaque fois je me sens entrainé dans le domaine de l’extase. Les amateurs de thé, dit-on, au bruit de l’eau qui bout et qui pour eux évoque le bruit du vent dans les pins, connaissent un ravissement voisin peut-être de la sensation que j’éprouve.

La cuisine japonaise, a-t-on pu dire, n’est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde ; dans un cas comme celui-là, je serais tenté de dire : qui se regarde, et mieux encore, qui se médite ! Tel est, en effet, le résultat de la silencieuse harmonie entre la lueur des chandelles clignotant dans l’ombre et le reflet des laques. Naguère le maître Sôseki célébrait dans son Kusa-makura les couleurs des yôkan et, dans un sens, ces couleurs ne portent-elles pas elles aussi à la méditation ? Leur surface trouble, semi-translucide comme un jade, cette impression qu’ils donnent d’absorber jusque dans la masse la lumière du soleil, de renfermer une clarté indécise comme un songe, cet accord profond de teintes, cette  complexité, vous ne les retrouverez dans aucun gâteau occidental. Les comparer à une quelconque crème serait superficiel et naïf.

Déposez maintenant sur un plat à gâteaux en laque cette harmonie colorée qu’est un yôkan, plongez-le dans une ombre telle qu’on ait peine à en discerner la couleur, il n’en deviendra que plus propice à la contemplation. Et quand enfin vous portez à la bouche cette matière fraiche et lisse, vous sentez fondre sur la pointe de votre langue comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée, et ce yôkan somme toute assez insipide, vous lui trouvez une étrange profondeur qui en rehausse le goût.

 

Tanizaki, Éloge de l’ombre,, traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I, préface de Ninomiya Masayuki, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1484-1485.

 

 

 

22/12/2013

Colette, Pour un herbier

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                                  Jacinthe cultivée

 

   Du côté de Marly, dans la forêt, on m'assure que sous les feuilles mortes les cornes des jacinthes sauvages sont déjà longues d'un doigt. Menaces, autant que promesse, du dix-neuf janvier dix-neuf cent quarante-huit. Je recueille les pronostics des bouches informées qui s'en vont « voir », en fin de semaine, « si le printemps s'avance ». Or, il s'avance en effet, diversement accueilli. Une folle bat des mains : « Les sureaux verdissent ! On ira camper à Pâques !» Mais une sage baisse le sourcil : « Et les bourgeons de marronniers qui changent déjà de forme ! Et les marguerites déjà dans les prés ! Et les bourgeons  des lilas qui gonflent ! Nous serons jolis, à la lune rousse ! »

   J4écoute, je recueille ceci et cela. Avant — je veux dire avant que cette jambe ne m'entravât — c'est moi qui jetait le cri, qu'il fût d'alarme ou de joie. Au bord des eaux agitées des Vaux de Cernay, c'est moi qui troussait les feuilles, tombées en novembre, et qui interrogeait les petits rostres pâles, dardés par les bulbes anxieux. Aujourd'hui, mon morose privilège me vaut, avant tout le onde, un bouquet de jacinthes blanches. C'est elles, dans ce vase vert, qui parfument ma chambre. Elles ont déjà tellement bu dans leur serre natale, elle sont si fort distendu leur veines avides que le moindre choc les lèse. Leur grosse tige congestionnée d'eau bave à sa section comme un escargot, et porte des clochettes lourdes, opaques, d'un blanc de berlingot à la menthe. Qu'ont-elles de commun avec cette haute et grêle fille des bois, que la population parisienne à chaque printemps ravage sans pouvoir la détruire, avec la jacinthe sauvage ? Cueillie sans pitié ni mesure, celle-ci penche la tête, perd son faible parfum, et meurt. Il faut ne l'apercevoir que vivante, et par multitudes, à travers le taillis encore nu, et d'un bleu si également répandu que de loin elle vous trompe : « Tiens, un étang... »

   Mais, ô ma grosse jacinthe blanche cultivée, née dans un bain de siège en forme de carafe qui berça son bulbe durant qu'il dormait sur la table entre le chat, la théière et les cahiers de petit garçon — ô ma citadine bien en chair, je te sais gré de remplacer ce qui me manque et désormais me manquera : la floraison forestière bleue et fragile, innombrable assez pour que j'y puise l'illusion de côtoyer un lac, ou un champ de lin bleu en fleur.

 

Colette, Pour un herbier, dans Œuvres IV, édition publiée sous la direction de Claude Pichois et Alain Brunet, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 907-908.

 

 

 

 

 

 

 

21/12/2013

Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace

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                  La folie de Hölderlin

                           Anecdote

 

Sur ce dernier rebord

On le voit poser une main qui ne tremble pas

La gentillesse de ce fleuve retrouvé

Ne plus se pencher vers elle, mais rester droit

Sébastien stupéfait de patience.

 

Les peupliers de Bordeaux

Et la rive glissante de la Garonne

Que suivent les femmes aux dimanches de soie

Maintenant sont plantés sans vibrer

Dans le flanc maintenant immobile

Ce nœud coulant ajuste deux poignets sans les mordre.

Même le soleil

N'est plus ce poignard qui sonne.

 

Il faut à celui-ci

Un regard qui fraîchisse son front comme une aube

Si tu posais ta main sur ces mains jointes

Le poids tendrait cette corde affilée.

 

Feins de poser tes yeux avec lui

Sur cet orme qui n'ose plus lui faire signe

Pour ne pas l'éveiller de sa pitoyable divinité.

 

Ce miel est indulgent à ses lèvres brûlées

Sur la gorge de l'écorché le jour simule une douceur

Mais cet arc tombé de ses mains

L'homme immobile voit peut-être le fleuve où il danse

Le pilier de quel pont il frappe à cette minute

Quel chasseur aux yeux aigus

Le ramasse.

                                                                  Le 22.IX.38

 

Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace et autres textes, Le temps qu'il fait, 1982, p. 23-24. 

 

 

 

 

 

 

20/12/2013

Pascal Commère, Tashuur, Un anneau de poussière

                         Pascal Commère, Tashuur, Un anneau de poussière, chevaux, steppe, cavalier

De quel nom la neige est-elle la clé, ô lointains si lointains et qui demeurent inaccessibles — Tant de traces de pas au matin tournés vers l'unique pointe du soleil venu. Montagne à l'est !

 

 

Mais le piétinement. Les hennissements ronflés

dans la nuit descendue, longtemps se rapprochant

 

non pas un par un. Mais lentement si lentement liés

tout ensemble par un fil de nuit et de sang. Rumeur !

 

Quand soudainement. Là. Par centaines, l'iris des yeux

et les naseaux mêlés — lueurs frontales, crins et laine. L'

 

immense troupeau. Tambourinant. Seul et sur nous bientôt.

Chevaux en tête poulains chevaux de gorge, voix et souffles

 

montant du flanc des mères. Le martèlement du trot, sabots

les pierres beurrées. L'œil seul regard, l'agate de feu. Chiens

 

par deux ou trois. Unique flamboiement, au large. Tournant

rameutant : vaches déjà moutons chèvres, la pleine vague. Et

 

plus rien. Hormis les traces, sabots marqués au sol. Vers l'

arrière — en marge comme d'un drapé, remontant le cours.

 

Cavaliers !

 

Pascal Commère, Tashuur, Un anneau de poussière, Obsidiane, 2011. p. 52-53.

 

 

 

19/12/2013

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm

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Problème. Écrire convient-il à la poésie, il y a tant de poèmes et tous à crans de tourbillon. Si écrire convenait au poème, un suffirait, un de chaque. La pièce s’ajusterait comme s’ajustent la Critique de la raison pure ou le Parménide à leur propos. Et ça n’est pas parce qu’il y a mille façons d’aimer qu’un poème d’amour ne suffit pas. D’ailleurs on sait qu’il n’y a pas mille façons d’aimer. C’est peut-être même parce qu’il n’y en a qu’une et qu’elle se trouve sous le sabot d’un cheval, qu’on se rendra mieux à la chercher qu’à la trouver. La soumission que cherche le poème est bannie de l’écriture. Proche du religieux. De l’hésitation inquiète. L’angoisse décide de l’orée puis sans chemin dans le brouillon, accepte la pleine mer du brouillon pour n’avoir qu’à accueillir le secours ou la mort qui nommera pour elle le silence, sûre d’unique certitude qu’elle est incapable, que sa langue savante de poème est incapable du silence. Alors mieux vaut l’océan pour n’avoir d’autre choix que se mouiller. Et que l’eau du moins soit, avec ses turpitudes de sel. Car ce n’est pas soi, ce n’est pas être que le poème attend mais autre chose, la chose qui ouvrirait taire et qui peut être taire, on ne sait. Passion de chair qui veut dire passion de chair et passion de la parole sous l’autre chose en même temps que chair ouverte à la parole. Qu’est-ce que c’est ? On écrit cependant. On se colle à l’engrenage de distance. Blanchot au bord du poème se tait car tout de même il s’est tu (non par détresse d’écrivain non par triomphe de l’insolence d’homme), par poème, pour se mouiller. Oui tout de même il l’a fait. Il est mort comme un loup.

Savoir quoi que ce soit indiffère la poésie tant l’inquiète la venue. C’est un truc pour paresseux, pour idiots ou pour fidèles. Ce qui est presque dire pour tout le monde, juste pour tout le monde. La poésie est tellement  à tous qu’elle n’est plus respectable et voilà ce qui effraye car il faudrait s’y risquer, aller aux putes : lire.

 

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm, éditions José Corti, 2005, p. 113-114.

 

 

 

18/12/2013

Guillevic, Le Chant

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                 Le Chant

 

I

Le Chant

C'est comme l'eau d'un ruisseau

Qui coule sur des galets,

 

Vers la source.

 

C'est la promesse

De la source au soleil.

 

 

Le chant

Ouvre ses espaces

En dehors de l'espace.

 

Si le chant

N'épouse pas le silence,

Alors il n'est pas.

 

 

Le chant élargit

Et concentre

L'espace où il se livre.

 

Il dit ce qui manque

Quand il n'est pas là.

 

 

Nous mènera la chant

 

Sinn dans l'ailleurs

D'ici même

Et d'on ne sait où,

 

Ailleurs pressenti

Qu'il nous fait désirer ?

 

 

Quand le chant

Se chante lui-même,

 

Il nous occupe totu.

 

Le chant

Ne se soucie pas de savoir

S'il arrive à son heure.

 

Guillevic, Le Chant, dans Art poétique précédé

de Paroi et suivi de Le Chant, Poésie/Gallimard,

2001, p. 323-326.

 

 

 

17/12/2013

Paul Klee, Journal, traduction de Pierre Klossowski

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Berne, 1906. Janvier. La démocratie avec sa demi-culture nourrit honnêtement le mauvais goût. La puissance de l’artiste devrait être spirituelle. Mais la puissance de la majorité est matérielle. Là où les mondes se joignent règne le hasard.

   Dans le pays helvétique le peuple devrait franchement proscrire l’art par la loi. Les plus hauts dignitaires ne se sont jamais manifestés dans le domaine artistique. Là, ils demeurent de vrais demi-barbares. Et la foule croit les pères du peuple, parce qu’il n’y a point de corporation artistique capable de s’imposer à l’opinion publique. Les 999 barbouilleurs mangent encore volontiers le pain de leurs commanditaires. La science se trouve en meilleure position. Le pire serait que la science s’occupât en outre de l’art. Il est temps de quitter prochainement pour toujours le pays helvétique.

 

Paul Klee, Journal, traduction de Pierre Klossowski, éditions Grasset, 1959, p. 197.

 

 

 

16/12/2013

Jacques Réda, Les Ruines de Paris

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, passage, amour, haine

Car finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.

 

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.

 

 

15/12/2013

Pier Paolo Pasolini, Les ballades de la violence

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              Les ballades de la violence

 

II

Je suis un nain, je ne veux pas le savoir.

Il y a une grandeur, je la fais mienne.

La grandeur est la patrie. Je me glorifie

en elle, pierre tombale sur mon enfer.

Je n'ai pas haine pour l'ennemi — il me répugne.

Démocrate, tu es un nain ! Moi

je sais, moi je possède la lumière — toi, non.

Voilà pourquoi je te promets la pendaison,

conscience sacrilège de mon amour

pour la grandeur que je n'ai pas.

 

XI

Je suis un pauvre, c'est une humiliation.

Je hais la pauvreté et je couve en mon cœur,

traître perfide, la religion de l'Avoir.

J'attends le jour où je serai respecté,

à l'écart des autres, en dehors de l'historie.

Toi aussi, démocrate, tu es pauvre :

pourquoi me prives-tu de mon intime espérance ?

Mais le peuple connaît le danger qui avance :

tu dois être liquidé, toi et tes nouvelles philosophies

nous gardons pour nous l'ignorance.

 

 

II

Io son un nano, e non voglio saperlo.

C'è una grandezza, e in essa mi identifico.

La grandezza è la patria. Mi magnifico

in essa, lapide sopra il mio inferno.

Non ho odio pel nemico, io : ne ho schifo.

Sei un nano, democratico ! Io, io,

io so, io ho la luce : tu no.

Per questo io ti impiccherò,

sacrilega coscienza del mio

amore per la grandezza che non ho.

 

XI

Io sono un povero, e ne sono umiliato.

Odio la povertà, e covo, traditore,

la religione del Possesso in cuore.

Attendo il giorno che sarò rispettato,

fuori dagki aktri, fuori dalla storia.

Anche tu, democratico, sei povero :

perchè mi togli l'interiore speranza ?

Ma il popolo sa il pericolo che avanza :

vai liquidato tu e le tue nuove

filosofie : noi ci teniamo l'ignoranza.

 

Pier Paolo Pasolini, Les ballades de la violence, traduction

Jean-Baptiste Para, dans Europe, mars 2008, n° 947,

"Pasolini", p. 31 et 37, 30 et 36.

 

 

14/12/2013

Hommage à Michel Chaillou, Domestique chez Montaigne

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             15 juin 1930-11 décembre 2013

 

         Un hommage de Claude Chambard :

 

En pensant à Michèle, David, Mathilde & Clément.

 

 

Notre ami Michel Chaillou est mort, mercredi 11 décembre, il avait eu 83 ans le 15 juin. Depuis hier soir je ne cesse de revenir à ses livres, ses livres qui m’accompagnent depuis des années et des années. Ses livres sans lesquels la vie aurait moins de saveur, sans lesquels la langue aurait moins de saveur. Car quelle langue que celle de Michel. Quel styliste, quel conteur. Je me souviens de notre première rencontre à Poitiers, en 1989, lors des journées « À quoi sert la littérature ? » en compagnie de Florence Delay, de Claude Margat, de Jean-Loup Trassard, de Jacques Roubaud, de Juan Benet — qui voulait se faire ouvrir les églises poitevines en pleine nuit et avec qui nous étions allés voir la maison où vivait Pierre Jean Jouve étudiant, avant de finir la nuit dans sa chambre d’hôtel à boire beaucoup trop — et de bien d’autres… Je l’ai invité avec Michèle de nombreuses fois en Aquitaine pour parler de lui, de son travail,  de Montaigne — les lycéens silencieux suspendus à ses paroles, à son verbe inoubliable qui faisait tout passer avec une immense générosité —, de ses lectures… Nous avons pris des ascenseurs, nous sommes descendus dans des caves, dans des parkings souterrains, nous avons roulé la fenêtre fermée… lui qui était claustrophobe… nous étions bien ensemble, souvent il faisait croire que j’étais son jeune frère car nous avions tous deux les cheveux bouclés. Michèle à l’inoubliable regard souriait à toutes ses gamineries. C’était simple et heureux. Je devais écrire un livre sur la tauromachie pour sa collection chez Hatier « Brèves littératures », d’une richesse considérable, mais qui fut arrêtée trop tôt. J’ai publié son magnifique texte : Les livres aussi grandissent — à l’enseigne de À la campagne, éditeur discret — qu’il avait écrit pour le salon du livre de jeunesse de Montreuil, puis nous l’avons réédité au crl Aquitaine. Ils sont venus faire quelques étapes lors de l’écriture de La France fugitive, cette randonnée rêveuse dans des paysages avec Michèle, un couple d’amoureux (depuis 1966) dans la petite Twingo (un vrai personnage) — « À dire vrai, je n’ai jamais su partir. D’abord pour partir, il faut être là, or je suis tellement toujours ailleurs, distrait, préoccupé, filant ma laine. ». Alors ils sont revenus pour le plaisir de l’amitié. Ils ont déménagé d’un premier appartement pour s’installer au coin du boulevard du Montparnasse, c’était moins haut et plus vivant… David, le fils aimé, compositeur, vit à quelques encablures, les deux petits enfants sont tout près… Michel s’en est allé… il nous reste ses livres pour toujours et tant et tant de beaux souvenirs. Et sa voix dans les oreilles, sans fin.

Ses livres, de Jonathamour son premier en 1968 chez Gallimard à  L’Hypothèse de l’ombre qui vient de paraître toujours chez Gallimard, en passant par ce qui est le plus singulier dans son œuvre Le Sentiment géographique, ou l’incroyable Domestique chez Montaigne, La Croyance des voleurs qui l’a sans doute fait repérer d’un plus vaste public avec son incipit inoubliable : « Chez nous on a une table, quatre chaises, plus l’éternité. », puis ce furent par exemple cet étonnant hommage à Pouchkine, La Rue du capitaine Olchanski : roman russe,  Mémoire de Melle qui le vit reprendre le roman familial, La Vie privée du désert, Le Ciel touche à peine terre, Indigne indigo, Le Matamore ébouriffé qui lui ressemble tant, 1945, Le Dernier des Romains, La Fuite en Égypte et tant d’autres, car c’est une œuvre immense et abondante que Michel nous confie, à nous maintenant d’en prendre soin et de la faire passer.

 

On peut le retrouver sur son site : http://michel-chaillou.com/index.php

Teste publié  sur : http://www.unnecessairemalentendu.com/

 

 

                                                          *

Un court extrait de Domestique chez Montaigne

 

   « Je suis si touché au vif », écrivait un ami de Montaigne à la nouvelle de sa mort, Le 13 septembre 1592. Jour comme aujourd'hui qu'on sent nez contre terre, dans les feuilles. À l'ouest, au-dessus de Bonnefare, l'ensemble de la meute, énormes cumulus piqués par ce gueux de tonnerre. Une cabane brûla cette nuit au milieu des vignes, sort d'entendre Alex sur le seuil de L'Amérique. La pluie effondre le tournant, le talus fatigue devant l'école communale. Un couple mâchonne un idiome que leur Volvo certainement parle. Alex tarde à s'avancer dans le grondement sourd. « La fête à Fombazet », tape un rougeaud avec son verre. Personne n'y prête attention à cause de l'orage. Des buveurs rappellent les pins foudroyés du Fourquet, un hameau sur la route de Papessus. « C'est la fête », répète l'ivrogne. Alex observe la marche générale des nuages. Il y a une semaine, le 16, chassant à l'ouverture dans un fond, bas de pente couronnée de maigres avoines, un de ses chiens avait été allumé par l'électrique. Les autres de peur perdirent jusqu'à leurs noms qu'il corna en vain parmi le tressaillement des grands bois. Ils rentrèrent au soir, embroussaillés, peltes d'épines, encore houleux de l'explosion. Aussi leur maître redoute-t-il l'éclair, les roses, les blancs, les violacés. Il sait que du bruit au coup de fouet, claque seulement l'espace de la zébrure.

 

 

Michel Chaillou, Domestique chez Montaigne, Gallimard, 1982, p. 30-31.

13/12/2013

Giuseppe Conte, Le dieu humble de l'aube

Giuseppe Conte,  Le dieu humble de l'aube, vagabond, joie

              Le dieu humble de l'aube

 

Ne le voyez-vous pas ? Je ne possède rien.

Vagabond, mendiant,

rien ne me fut donné

de ce qui devait m'échoir.

Je fus blessé, moqué,

poignardé, compris de travers

et laissé pour mort

s'il est vrai que les mots peuvent tuer.

En chaque vaincu je reconnais mon frère.

En chaque rebelle aussi.

Qu'ai-je reçu de toi, ma vie,

si ce n'est cette joie violente dans ma chair,

cette joie déraisonnable

qui fait que certains matins au réveil,

moi, le plus misérable des hommes,

moi qui connais tous les déchirements,

j'esquisse un pas de danse,

laisse monter dans ma gorge un chant

et rends grâce en ce tremblement

au dieu humble de l'aube.

 

Giuseppe Conte, traduit par Jean-Baptiste Para,  

dans PO&SIE, "1975-2004, Trente ans

de poésie italienne", n°109, 2004, p. 277.

12/12/2013

Valère Novarina, Notre parole

           Valère Novarina, Notre parole, communiquer, parler, obscurité, exil

Qui communique ? Est-ce moi qui parle ? Écoutons notre langue et comme il y a quelque chose de mystérieux dans  ce mot même de personne...Et comme nous avons reçu une idée trop petite, précise, trop étriquée, trop mensurée,, trop propriétaire de l'homme : « acteur social », « particulier », « consommateur », « ego d'artiste », « usager de soi »... Chacun de nous est bien plus ouvert, non fini, et visité. Il y a quelque chose de présent, d'absent et de furtif en nous. Comme si nous portions la marque de l'inconnu. Comme si l'homme était parmi les bêtes le seul animal qui ne s'appartienne pas. Il y a comme un voleur en nous, une présence dans la nuit. Nous ne pouvons en parler. Nous luttons contre lui pour lui demander son nom et il répond par des énigmes. Nous lui demandons son nom et c'est le nôtre qui a changé. Il y a un autre en moi, qui n'est pas vous, qui n'est personne.

   Quand nous parlons, il y a dans notre parole un exil, une séparation d'avec nous-mêmes, une faille d'obscurité, une lumière, une autre présence et quelque chose qui nous sépare de nous. Parler est une scission de soi, un don, un départ. La parole part du moi en ce sens qu'elle le quitte. Il y a en nous, très au fond, la conscience d'une présence autre, d'un autre que nous même, accueilli et manquant, dont nous avons la garde secrète, dont nous gardons le manque et la marque.

 

Valère Novarina, Notre parole, dans Le théâtre des paroles, P.O.L, 2007, p. 237-239.

 

 

11/12/2013

Valère Novarina, Le drame dans la langue française

               Valère Novarina, Le drame dans la langue française, représenter

             Le drame dans la langue française

 

26 de juille [1974]. Foutre la langue, être précipité. Faire un feu d'enfer Trouver le rapport entre ça d'économie et ça de langue. On trouve le rapport qui fait d'un trou la langue française. Mâcher en bouche. Corriger les dactyles, comme on corrige les fesses. Au bout du langue française qui apparaît. Elle va le sortir par le trou corrigé. Allégorie de la langue française trouée.

 

   Pas récrire ce qu'on ne supporte plus, chercher la bagarre, attaquer l'ancien texte. Ça se produit par accrocs. Ça fout la peur. Ceci rend fou. Il touche quelque chose qui rend fou. Le langue rend fou. Prendre par morceau, cerner un morceau. Laisser les blancs, chasser les blancs. Chute de la représentation, effondrement théâtral. Fatigue de plus en plus à représenter, à dire quoi que ce soit par du langue. Fatigue de la présentation, fatigue à représenter de plus en plus grande et qui met dans un état de givrage complet, destruction des lieux, outrage public à la langue française, effondrée et dessous. C'est dessous la langue qu'on est maintenant, effondré. Le vingt-sept.

 

   Nécessité d'aérer par des numéros, de chiffres, d'artistes, d'articles, des mesures, des dates, de music-hall, de fantaisistes, des mesures des chiffres de kilomètres effectués. Asphyxié. Page treize-quinze écrites presqu'en dormant. Fabrication d'états crépusculaires par la pratique du martyrisement de son langue du bonne française cadmium. Tout est atteint par les maladies, tout est appliqué aussitôt. Presque plus rien qu'on ne pratique aussitôt. De moins en moins de notes dans ce cahier-ci, de moins en moins de maximes, de traitements remis à plus tard. Tout est tout de suite appliqué. Gendrée du perpétuel des morts. Hors du langue, pansée, j'applique à la langue le pensement. Toujours un carré. Quatre heures semble être une bonne mesure pour les séances. Faire toujours des séances de quatre heures. Se dater la rémine et s'poncer l'calibri. Prendre la trotteuse. Pulsif le carré noir alimentier. Il échange les tuyaux contre la médecine gouvernementale. Fin vingtième.

 

 

Valère Novarina, Le drame dans la langue française, dans Le Théâtre des paroles, P.O.L, 2007, p. 67-69.

10/12/2013

Christian Prigent, Demain je meurs

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                          intermède I

 

 

Un dimanch' matin/ (c'est l'été),

On s'est levé tôt, / on s'est s'coué.

     On a pris son p'tit / déjeuner

En trempant le pain . dans l'café.

 

     On a mis sa bell' / chemisette

Et sa culott' bleue / la plus chouette.

Foulard rouge au cou, / les socquettes

Pas tir'bouchonnées, / la raie nette.

 

Car c'est aujourd'hui / qu'on y va,

     Avec maman, a / vec papa,

     Même avec Mémé, / tralala.

Sur son trente et un / d'apparat.

 

                    Où ça ? Où ça ?

 

À la fête (pas à Neuneu, non non !

     Ni Dieu, mon Dieu non !

Ni foraine avec les autos-tampons

Ni de Saint-Michel goinfrer saucissn !

 

À cell' du Parti, car c'est la plus belle

     La fêt' de l'Aube' nouvelle !

On verra les chars avec les donzelles

     Dessus en dentelles.

 

Figurer les peuples du monde entier

Autour d'une terre en papier mâché.

C'est pour nous apprendre à coexister

     Dans un univers enfin pacifié.

 

Une en kimono de papier crépon

Avec des aiguill's dans le chignon :

     C'est Madam' Japon

Une en gandoura de band's de carton

 

C'est en Arabie qu'on se nipp' comme ça.

Une autre en chapka de vrais poils de chat :

     C'est l'URSS (vivats ! vivats !)

Et cetera.

 

[...]

Christian Prigent, Demain je meurs, P.O.L, 2007, p. 146-147.