19/03/2024
Emily Dickinson, Du côté des mortels
Je n’oserais pas quitter mon ami,
Au cas où — au cas où il devrait mourir
Pendant mon absence — et que — trop tard
Je rejoigne le Cœur qi m’attendait —
Si je devais décevoir les yeux
Qui ont scruté — tant scruté — pour voir —
Et ne pouvaient se résoudre à se fermer avant
Qu’ils m’aient « aperçue » — ils m’ont aperçue —
Si je devais poignarder la foi patiente
Si sûre de ma venue — bien sûr je suis venue —
À l’écoute — à l’écoute — endormi —
En prononçant mon nom doucement —
Mon cœur souhaiterait se briser avant ça —
Se briserait alors — alors brisé —
Serait aussi inutile que le prochain soleil du matin —
Là où le givre de minuit — s’étendait !
Emily Dickinson, Du côté des mortels, poèmes
1860-1861, traduction François Heusbourg, éditions
Unes, 2023, p. 105.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Dickinson Emily | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : emily dickinson, du côté des mortels, attente, écoute, fin de vie | Facebook |
30/12/2022
Liliane Giraudon, Divagation des chiens
« À force. À force de rêver d’un autre lecteur, j’en suis arrivée à imaginer une sorte de "manœuvre" pour échapper au rang des poètes qui d’ailleurs n’ont jamais voulu de moi. "Enfantillages", mais c’est vrai. La seule appartenance mythique et impersonnelle que je désirais, c’était celle-là. Je mesure mieux maintenant ces larmes versées à la lecture d’une lettre de Hölderlin où il déclarait simplement "les hommes ont-ils donc réellement honte de moi ?" Parlait-il de lui ou de l’ensemble de ce qu’il avait déjà écrit ? Je sais bien. Il ne faut pas mélanger. Son corps, soi-même, l’écriture (Ah ! l’horrible imbécillité de ceux qui bavent "moderne", estampillent la moindre affichette, la plus petite liste artistique. Comme si le poème avait à s’ordonner à l'art ou à une quelconque idée neuve du beau. Comme si écrire était un jeu. Du savoir-faire avec en prime quoi ? Quel risque ?) Il m’a fallu du temps pour comprendre. Agencer formellement sur du rien à dire, ce néant d’après dans le vacarme d’un monde plus sanglant et stupide que celui des siècles précédents, non. Ce que je voulais, c’était tout simplement la fatalité comme ajustement. Non pas "ma vie sans moi", mais le poème sans moi. J’ai manqué de forces. Je ne pouvais vivre cette évidence. Alors il y eut les exercices spirituels pour ne plus écrire. J’ai cru que j’allais devenir folle.Depuis, sur les bords de l’étang où je fais de longues marches jusqu’à la tombée du jour, j’ai ramassé un chien. Il ne me quitte plus. Nous mangeons strictement la même chose : viande crue.
Je ne bois plus que de l’eau. Je suis devenue chaste. Mes cheveux ont blanchi mais ils sont toujours aussi longs. Ne m’envoie plus rien. C’est vraiment inutile. Je ne veux plus lire. Ni rien savoir. Je t’en prie, n’insiste plus pour les traductions d’Émilie Dickinson. Je les ai toutes détruites cet hiver. Dans le petit poêle. Tu as raison. J’ai trahi, mais "fidèlement". Ce retournement connu de nous seules ne pouvait être que catégorique.
Hölderlin, Celan ou Pessoa deviendront des otages. C’est le Retour. Saison très noire pour ceux qui poursuivent. Ici les premières violettes apparaissent. Il suffit d’écarter doucement les herbes. Chasser de son cœur la mortelle impatience. Commencer vraiment la véritable attente. Celle concernant ceux qui enfin n’attendent plus rien... »
Liliane Giraudon, Divagation des chiens, P.O.L., 1988, p. 14-15.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : liliane giraudon, divagation des chiens, lecteur, attente | Facebook |
19/07/2022
Henri Thomas, La joie de cette vie
Le bonheur d’être assis ou m’agitant un peu, dans une pièce chauffée et silencieuse, avec livres et carnets.
Une bonne part des ennuis de la vieillesse vient des autres, jeunes ou vieux : ils vous retirent, par prudence ou par indulgence ou par mépris, les outils de la vie, les armes, les fonctions.
Il ne faut pas guetter, il faut attendre.
Si l’existence des pauvres (qui seront toujours nombreux, même si le nombre des riches et demi-riches augmente) est fatalement basse, inculte, sans esprit, alors la beauté de la nature est empoisonnée (puisqu’elle n’est que pour les favoris de la fortune), et ce monde est un lieu sinistre. Essayez des systèmes sociaux différents, aucun n’y remédiera.
Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 51, 53, 56, 57.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : henri thomas, la joie de cette vie, livre, carnet, attente, pauvreté | Facebook |
14/05/2021
Charles Albert Cingria, La Fourmi rouge
La Fourmi rouge
... C’est une chambre comme une autre. Par terre, pas de pavé : des planches comme dans un appartement. Au milieu, exactement, une chaise. C’est là que je suis assis, j’attends. Il y a bien dix jours que je suis dans cette position. Je sais que ma situation est irrémédiable. J’étais en fermé dans une cage pendant qu’on me jugeait. Ma famille n’avait pas été prévenue. Des avocats des fortune n’ont fait qu’embrouiller les choses, et, quand avec un horrible bruit de boiseries, le jury en hermine et en toge est rentré (j’attendais , le cœur mort, mais ils ne disaient rien), une lecture précédée d’un long mortel silence, précédé de toussotements imperceptibles, a commencé à laquelle, tout d’abord, je n’ai rien compris. Ensuite non plus. J’écoutais pourtant, j’écoutais encore. Il y avait des nuances, des arrêts, un regard heureux à l’hémicycle. Mon cœur se remettait à vivre. Ah ! pourquoi ? Cette lecture s’était arrêtée à une incidente. Je regardai mes défenseurs et un petit public. Un bruit de pieds général m’avait fait comprendre. C’était la fin.
Charles Albert Cingria, La Fourmi rouge et autres textes, L’Âge d’Homme, 1978, p. 91.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : charles albert cingria, la fourmi rouge et autres textes, attente, procès | Facebook |
07/05/2021
James Sacré, Une fin d'après-midi à Marrakech
C’est pas fait pour penser un poème, pas vraiment.
M’installer pour écrire dans l’air et les feuillages
D’un boulevard parisien en même temps que dans mon sentiment
Pour quelqu’un qui n’arrive pas, que j’attends peut-être
À la place de quelqu’un d’autre jamais venu
N’aboutit
(À la faveur de règles tellement subtiles qu’à la fin
C’est comme si on écrivait sans règles du tout)
Qu’à mettre ensemble des mots dans le plus grand désordre.
Si on se rapproche ainsi de l’évident feuillage du monde tel que par exemple
Il peut s’obscurcir et briller dans un visage aimé.
C’est difficile d’en être sûr. Est-ce qu’on a pensé ?
James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech, Ryôan-ji, 1988, p. 107.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, une fin d’après-midi à marrakech, attente, réalité | Facebook |
30/12/2017
Friederike Mayröcker, Bonsoir, Bonjour
Image arrêtée
Sans amour lieu
Sans amour se traiter
soi-même, attendre
n’importe quelle promesse :
facteur téléphone
direction lune
couleur de ciel
progressivement la nature
couronne la clôture
de rose
Plusieurs fois par jour l’heure (l’alarme)
ce temps en éclats ! chaque fois
vers une prochaine charité
se tourner
à la fin le dernier
soleil ourle en la dorant
l’oreille
réconfortant, flamme de cire
en nonchalant rose
Friederike Mayröcker, Bonsoir, Bonjour,
traduction de l’allemand Gabrielle Ross
et Marcelle Fonfreide, dans
Le Nouveau Commerce, automne 1982, p. 41.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : friederike mayröcker, bonsoir, bonjour, image arrêtée, promesse, attente | Facebook |
13/09/2017
Borges, Éloge de l'ombre
Labyrinthe
De porte, nulle part, jamais. Tu es dedans
Et l’alcazar embrasse l’univers
Et il n’a point d’avers et de revers,
Point de mur extérieur ni de centre secret.
N’espère pas que la rigueur de ton chemin
Qui obstinément bifurque sur un autre
Qui obstinément bifurque sur un autre
Puisse jamais finir. De fer est ton destin
Comme ton juge. N’attends point la charge
De cet homme-taureau dont l’étrange
Forme plurielle épouvante ces rêts
Tissés d’interminable pierre.
Il n’existe pas. N’attends rien. Pas même
Au cœur du crépuscule noir, la bête.
Borges, Éloge de l’ombre, traduction J.-P. Bernès
et N. Ibarra, dans Œuvres complètes, II, Pléiade /
Gallimard, 1999, p. 161.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : borges, Éloge de l’ombre, labyrinthe, attente, destin, forme, nuit | Facebook |
09/05/2017
Jacques Izoard, La Patrie empaillée
Déjà nous attendons juin,
et que les rixes craquent,
ensoleillées comme
tant d’autres appareils du corps :
les yeux dans leurs loges,
gloutons et sereins,
les dents d’aix, les sûres
traces de doigts sur la jambe,
entre les cuisses bleues-belles,
longues du feu tapi.
Jacques Izoard, La Patrie empaillée,
Grasset, 1973, p. 72.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques izoard, la patrie empaillée, attente, corps, yeux, feu | Facebook |
02/07/2016
Jacques Baron, L'Allure poétique
Attendre
Un petit chemin de fer
Qui coule comme un tord-boyau
À la guerre comme à la guerre
L’extrême durée de l’espace
Depuis le temps des fafiots
O rouges coquelicots
Hirondelles en mal d’amour
Le mal d’armes et le pas rude
Mal de tête des plaines nues
Une ombre à peine portée
L’incertitude qui t’enlace
Repeint ton cœur au minium
Plaisir usé. Refaire le temps
Refaire une plainte éternelle
Le bien s’est à tire d’aile
échappé de ma maison
Jacques Baron, L’Allure poétique,
1924-1973, Gallimard, 1974, p. 85.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques baron, l'allure poétique, attente, refaire le temps | Facebook |
10/05/2016
Georges Perros, Poèmes bleus
Je te propose ce fugitif compagnonnage
Entre le chien et le loup
De l’aboiement crépusculaire
Je te demande de m’aider
À extraire de nos solitudes jumelles
Un peu de cette magie
Grâce à laquelle se renouvelle le bail
Se rafraîchissent nos tristes idées
Qui sont comme pierres dans un désert sans oasis
Stupidement debout contre le mur du néant
Comme lorsqu’on attend quelqu’un
Qui ne viendra pas
Qui ne viendra plus
Le rendez-vous n’aura pas lieu
Les pierres de Carnac sont comme ces idées
Muettes comme l’éternité
Justes bonnes à attirer ceux qui veulent savoir tout
Par le biais de qui ne sait rien
Ô l’Histoire belle paresse,
Mais vivre en est une autre, histoire,
Rempli d’épines, le chemin,
Et n’ignore-t-on pas encore
L’étrange énigme d’ici-bas ?
Georges Perros, Poèmes bleus, Gallimard,
‘’Le Chemin’’, 1962, p. 53-54.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : georges perros, poèmes bleus, solitude, néant, attente, carnac, histoire | Facebook |
10/08/2015
Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort
On attend
depuis le premier jour
qu’on nous touche
le centre
Certains
ont voulu venir
mais n’ont pas été loin
Nous ne sommes peut-être pas
assez élastiques
*
On ne se croise pas
Chacun son enveloppe
*
Il ne faut pas croire
les animaux
différents de nous
Ils attendent
qu’on leur mette les mains dedans
Il fait noir
au milieu de la viande
*
On ne caresse jamais
l’intérieur d’un corps
*
On pense
que quelqu’un viendra pour aider
à nous retenir
C’est une erreur
Le corps se sectionne dans le corps
Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort,
éditions Unes, 1991, p. 9-13.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-louis giovannoni, garder le mort, attente, viande, corps | Facebook |
10/02/2015
Étienne Faure, La vie bon train
Attendre un amour en face de la voie 13 plusieurs minutes, et voilà le qui-vive des premières fois qui revient. L’express convenu hésite avant de choisir le quai où s’est massé le groupe informé de ses intentions. S’instaure le doute ultime des rendez-vous : la voie, l’horaire et l’encore théorique certitude qu’il sera là dans le compartiment. Un train arrive. des êtres isolés vont se retrouver appariés, combinés avec une amie, un conjoint, un alter ego très lointain ou si ressemblant qu’ils vont bien ensemble. Les secrets de ces assortiments demeurent dérobés aux yeux qui ne percent rien, ou presque rien, de ces choses. Rattrapés en courant, les rendez-vous ratés à cet instant préfigurent, comme les amours, l’inaptitude à se rencontrer. Il était moins une. D’autres sont restés impassibles, la tête hors du cou haut perchée pour apercevoir l’ami qui devait être ici, qui devrait arriver. Le temps resserrant les chances de le voir surgir (il s’en est écoulé, du monde, depuis cinq minutes...) le songe remonte à petits pas dans l’âme à présent pensive.
Étienne Faure, La vie bon train, proses de gare, éditions Champ Vallon, 2013, p. 86.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Faure Étienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Érienne faure, la vie bon train, proses de gare, attente, déception | Facebook |
22/11/2014
Jaroslav Seifert, Sonnets de Prague, traduction Henri Deluy et Jean-Pierre Faye
Dès le printemps jusqu'à tard dans l'hiver
puis dans l'hiver encore jusqu'aux jours du printemps
quand le vent défait les dentelles blanches
et pare Prague d'une autre dentelle
c'est avril. Le soleil de la cruche
verse le lait. Viendront les baptêmes
prépare une petite branche de romarin
et dis où je vais te retrouver
et sous les arcades du Tyn
déjà je viens sa main dans ma main
au moment où elle déboutonne son gant
écoute les demi-heures qui sonnent
j'attends comme le bâton ou comme l'ombre
comme celui qui attend sous le parvis
Jaroslav Seifert, Sonnets de Prague, traduits par Henri
Deluy et Jean-Pierre Faye, Seghers, 1985, p. 15.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jaroslav seifert, sonnets de prague, traduction henri deluy et jean-pierre faye, avril, attente | Facebook |
13/07/2014
Antoine Emaz, Jours
2. 03. 08
la peur
la mémoire noire
on ne la rappelle pas
elle vient
quand elle veut
ou peut-être au signal
d'un ultra-son de vivre
elle remonte
on lui fait sa place
sans parler
on attend qu'elle reparte
par le premier train de nuit
le plus souvent
quand on l'entend venir
on commence par prendre un verre
et s'occuper de tout et rien
histoire
d'espérer qu'elle passera
à quelques pas
sans voir
on la sait bête
taupe
parfois ça marche
on ne la revoit plus
elle ne faisait que passer
elle a jeté son froid
rappelé assez que l'on était
poreux
[...]
Antoine Emaz, Jours, éditions En Forêt /
Verlag Im Wald, 2003, p. 109 et 111.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Emaz Antoine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : antoine emaz, jours, peur, attente, mémoire | Facebook |
27/05/2014
Klaus Merz, Après Homère
Après Homère
Dans la chambre ronronne
le chat. Dehors
un chien qui erre.
À la fenêtre
une femme, elle attend.
Et personne pour l'écrire.
Dernière volonté
Il lui faudrait un Dieu
pour dire merci,
nous confia le vieillard.
Quant aux douleurs et doléances,
il s'en tirait plus ou moins
seul.
Spectacle
Le froid s'ajoute
au silence. L'heure bleue
fait son entrée.
Nous pressons le front
contre la vitre et
applaudissons tout bas.
Nach Homer
Im Zimmer schnurrt
die Katze. Draussen
ein streunender Hund
Am Fenster steht
eine Frau, sie wartet.
Und keiner schreibt's auf.
Letzter Wunsch
Lieb wär'ihm ein Gott,
um zu danken, gestand
uns der Alte.
Mit Schmerz und Klage
komme er eher
allein zurecht.
Schauspiel
Kälte paart sich
mit Stille. Die blaue
Stunde zieht ein.
Wir drücken die Stirn
ans Fensterglas und
spenden leise Applaus.
Klaus Merz, Après Homère, traduction
Marion Graf, dans La revue de belles-lettres,
2013-2, p. 20-21, 26-27, 28-29.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : klaus merz, après homère, dernière volonté, spectacle, femme, attente, silence, douleurs | Facebook |