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10/08/2019

Colette, Pour un herbier

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                                  Jacinthe cultivée

 

   Du côté de Marly, dans la forêt, on m'assure que sous les feuilles mortes les cornes des jacinthes sauvages sont déjà longues d'un doigt. Menaces, autant que promesse, du dix-neuf janvier dix-neuf cent quarante-huit. Je recueille les pronostics des bouches informées qui s'en vont « voir », en fin de semaine, « si le printemps s'avance ». Or, il s'avance en effet, diversement accueilli. Une folle bat des mains : « Les sureaux verdissent ! On ira camper à Pâques !» Mais une sage baisse le sourcil : « Et les bourgeons de marronniers qui changent déjà de forme ! Et les marguerites déjà dans les prés ! Et les bourgeons des lilas qui gonflent ! Nous serons jolis, à la lune rousse ! »

   J4écoute, je recueille ceci et cela. Avant — je veux dire avant que cette jambe ne m'entravât — c'est moi qui jetait le cri, qu'il fût d'alarme ou de joie. Au bord des eaux agitées des Vaux de Cernay, c'est moi qui troussais les feuilles, tombées en novembre, et qui interrogeait les petits rostres pâles, dardés par les bulbes anxieux. Aujourd'hui, mon morose privilège me vaut, avant tout le monde, un bouquet de jacinthes blanches. C'est elles, dans ce vase vert, qui parfument ma chambre. Elles ont déjà tellement bu dans leur serre natale, elles ont si fort distendu leurs veines avides que le moindre choc les lèse. Leur grosse tige congestionnée d'eau bave à sa section comme un escargot, et porte des clochettes lourdes, opaques, d'un blanc de berlingot à la menthe. Qu'ont-elles de commun avec cette haute et grêle fille des bois, que la population parisienne à chaque printemps ravage sans pouvoir la détruire, avec la jacinthe sauvage ? Cueillie sans pitié ni mesure, celle-ci penche la tête, perd son faible parfum, et meurt. Il faut ne l'apercevoir que vivante, et par multitudes, à travers le taillis encore nu, et d'un bleu si également répandu que de loin elle vous trompe : « Tiens, un étang... »

   Mais, ô ma grosse jacinthe blanche cultivée, née dans un bain de siège en forme de carafe qui berça son bulbe durant qu'il dormait sur la table entre le chat, la théière et les cahiers de petit garçon — ô ma citadine bien en chair, je te sais gré de remplacer ce qui me manque et désormais me manquera : la floraison forestière bleue et fragile, innombrable assez pour que j'y puise l'illusion de côtoyer un lac, ou un champ de lin bleu en fleur.

 

Colette, Pour un herbier, dans Œuvres IV, édition Claude Pichois et Alain Brunet, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 907-908.

25/05/2014

Buson (1716-1783), Le parfum de la lune

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les journées lentes

s'accumulent

si loin autrefois

 

le poirier en fleurs

sous la lune

une femme lit une lettre

 

je marche, je marche

songeant à des choses et à d'autres

le printemps s'en va

 

au bord du chemin

des jacinthes d'eau arrachées fleurissent

la pluie du soir

 

la nuit, des voix d'hommes

irriguant les champs

la lune d'été

 

la nuit voilée

les grenouilles brouillent

l'eau et le ciel

 

Buson (1716-1783), Le parfum de la lune,

traduction Cheng Wing fun et Hervé

Collet, Moundarren, 1992, p. 55, 59,

68, 80, 90, 93.

22/12/2013

Colette, Pour un herbier

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                                  Jacinthe cultivée

 

   Du côté de Marly, dans la forêt, on m'assure que sous les feuilles mortes les cornes des jacinthes sauvages sont déjà longues d'un doigt. Menaces, autant que promesse, du dix-neuf janvier dix-neuf cent quarante-huit. Je recueille les pronostics des bouches informées qui s'en vont « voir », en fin de semaine, « si le printemps s'avance ». Or, il s'avance en effet, diversement accueilli. Une folle bat des mains : « Les sureaux verdissent ! On ira camper à Pâques !» Mais une sage baisse le sourcil : « Et les bourgeons de marronniers qui changent déjà de forme ! Et les marguerites déjà dans les prés ! Et les bourgeons  des lilas qui gonflent ! Nous serons jolis, à la lune rousse ! »

   J4écoute, je recueille ceci et cela. Avant — je veux dire avant que cette jambe ne m'entravât — c'est moi qui jetait le cri, qu'il fût d'alarme ou de joie. Au bord des eaux agitées des Vaux de Cernay, c'est moi qui troussait les feuilles, tombées en novembre, et qui interrogeait les petits rostres pâles, dardés par les bulbes anxieux. Aujourd'hui, mon morose privilège me vaut, avant tout le onde, un bouquet de jacinthes blanches. C'est elles, dans ce vase vert, qui parfument ma chambre. Elles ont déjà tellement bu dans leur serre natale, elle sont si fort distendu leur veines avides que le moindre choc les lèse. Leur grosse tige congestionnée d'eau bave à sa section comme un escargot, et porte des clochettes lourdes, opaques, d'un blanc de berlingot à la menthe. Qu'ont-elles de commun avec cette haute et grêle fille des bois, que la population parisienne à chaque printemps ravage sans pouvoir la détruire, avec la jacinthe sauvage ? Cueillie sans pitié ni mesure, celle-ci penche la tête, perd son faible parfum, et meurt. Il faut ne l'apercevoir que vivante, et par multitudes, à travers le taillis encore nu, et d'un bleu si également répandu que de loin elle vous trompe : « Tiens, un étang... »

   Mais, ô ma grosse jacinthe blanche cultivée, née dans un bain de siège en forme de carafe qui berça son bulbe durant qu'il dormait sur la table entre le chat, la théière et les cahiers de petit garçon — ô ma citadine bien en chair, je te sais gré de remplacer ce qui me manque et désormais me manquera : la floraison forestière bleue et fragile, innombrable assez pour que j'y puise l'illusion de côtoyer un lac, ou un champ de lin bleu en fleur.

 

Colette, Pour un herbier, dans Œuvres IV, édition publiée sous la direction de Claude Pichois et Alain Brunet, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 907-908.