Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

01/08/2023

Jean Tardieu, Une voix sans personne

220px-Tardieu_Harcourt_1946.jpg

                  Le monde immobile

 

Puits de ténèbres fontaine sourde lac sans éclat

Présence épaisse battement faible l’instant est là

Rien ni personne une ombre lourde et qui se tait

J’entends les siècles rien ne résonne rien n’apparaît

Sur ce tombeau l’espace bouge c’est ma pensée

pour nul regard pour nulle oreille la vérité

 

Jean Tardieu, Une voix sans personne, dans Œuvres,

Quarto/Gallimard, 2005, p. 502.

31/07/2023

Jean Tardieu, Histoires obscures

images.jpeg

                 Mémoire morte

 

Près des lambris dorés des bureaux

où les corridors filent dans les miroirs sans fin

chaque porte, chaque pilier

cache un tueur qui s’ennuie et bâille ;

le temps est long et le gage est mince.

 

Cependant au dehors dans l’ombre des immeubles

plus d’un portail abrite de la pluie

une femme debout brillante comme une vitrine

qui regarde avec des yeux vides.

 

— Allô ? — Oui c’est moi ! ... — Il est temps

— Écoutez... Où êtes-vous ?... Où êtes-vous ?

— Qui  parle ? ... qui est là ?... Je n’entendds pas !

 

La mer a annulé ses avenues :

demain le sable sous le pas des caravanes.

Alors l’archéologie dans les roches

confondra nos siècles et nos jours

et la conque d’un téléphone rouillé

ne livrera aucun secret

sur le bourdonnement de nos paroles.

 

Jean Tardieu, Histoires obscures, dans

Œuvres, Quarto/Gallimard, 2005, p. 884

 

30/07/2023

Jean Tardieu, Le Témoin invisible

        220px-Tardieu_Harcourt_1946.jpg

              Feintes nécessaires

 

J’appuie et creuse en pensant aux ombres

,je passe et rêve en pensant au roc.

 

Fidèle au bord des eaux volages

j’aime oublier sur un sol éternel.

 

Je suis changeant sous les fixes étoiles

mais sous les jours multiples je suis un.

 

Ce que je tiens me vient de la flamme

ce qui me fuit se fait pierre et silence.

 

Je dors pour endormir le jour. Je veille

la nuit, comme un feu sous la cendre.

 

Ma différence est ma nécessité !

Qui que tu sois, terre ou ciel, je m’oppose,

 

car je pourchasse un ennemi rebelle

ruse pour ruse et feinte pour feinte !

 

Ô châtiment de tant de combats,

Ô seul abîme ouvert à ma prudence :

 

Vais-je mourir sans avoir tué l’Autre

qui règne et se tait dans ses profondeurs.

 

Jean Tardieu, Le Témoin invisible, dans Œuvres,

Quarto/Gallimard, 2005, p. 142-143.

29/07/2023

Jean Tardieu, Accents

images.jpeg

          

      Les dangers de la mémoire

 

Ils s’assemblent souvent pour lutter

Contre des souvenirs très tenaces

Chacun dans un fauteuil prend place

Et ils se mettent à raconter

 

Les accidents paraissent les premiers

Puis l’amour, puis les sordides regrets,

Enfin les espérances mal éteintes.

Toutes ces images sont peintes

Au mur entre les fleurs du papier.

 

Ils pensent ainsi s’habituer

Aux poisons que leur mémoire transporte.

Moi cependant, derrière la porte,

Je vois le PRÉSENT fuir avec ses secrets.

 

Jean Tardieu, Accents, dans Œuvres, Quarto/

Gallimard, 2005, p. 89-90.

28/07/2023

Jean Tardieu, Le Témoin invisible

images.jpeg

Ombre

 

Frange d’invisible,

tremblant de secrets,

l’absent qui te prie

et qui t’a porté

baigné dans son ombre

à travers le jour,

lié en silence

à toutes les feuilles,

à travers les pierres

et à tous les temps

n’est-ce pas toujours

ce vaste Toi-même

où tu t‘es perdu ?

 

Jean Tardieu, Le Témoin

 Invisible dans Œuvres, Quarto/

Gallimard, 2005, pp. 143.

26/07/2023

Jean Tardieu, Essai d'explication de mes recherches en poésie (1943)

       Unknown.jpeg

Seul le poème, parce qu’il est par excellence l’acte de la pensée, peut se placer dans ce courant réversible, dans ce passage continuel de l’être au néant, et du néant à l’être. La danse du poème, par les pesées et les allègements successifs du rythme, peut seule transporter le mouvement obscur du monde dans la lumière de la parole communicable. Là où la raison ne peut plus aller, la pensée poétique poursuit et là où, dans la sombre étincelle du poème, on se sent bousculé, au-delà de toute élucidation logique, par le choc du pressentiment, c’est alors que le poème devient identique à la permanente contradiction et prend part avec angoisse, avec allégresse, à la « geste » du monde.

 

Francis Ponge, Jean Tardieu, Correspondance, 1941-1044, édition présentée et établie par Delphine Hautois, Gallimard, 2022, p. 145

 

 

22/03/2023

Jean Tardieu, Da capo

Unknown-3.jpeg

Litanie du « sans »

 

Et sans visage

et sans image

et sans entendre

sans rien attendre

 

Partout en rien

partout ce seuil

et sans recours

 

Mais la splendeur

jamais perdue

qui la retrouve ?

 

Sans les merveilles

sans les désastres

plus rien qui vaille

 

Et sans parler

et sans se taire

et la fureur ?

et les délices ?

 

Et sans rien d’autre

que le même

et qui s’en va

et qui revient

et qui s’en va

 

Jean Tardieu, Da capo,

Gallimard, 1995, p. 27.

21/03/2023

Jean Tardieu, Formeries

Unknown.jpeg

Un chemin

 

Un chemin qui est un chemin

sans être un chemin

porte ce qui passe

et aussi ce qui ne passe pas.

 

Ce qui passe est déjà passé

au moment où je le dis.

Ce qui passera

je ne l’attends plus je ne l’atteins pas.

 

Je tremble de nommer les choses

car chacune prend vie

et meurt à l’instant même

où je l’écris.

 

Moi-même je m’efface

comme les choses que je dis

dans un fort tumulte

de bruits, de cris.

 

Jean Tardieu, Formeries, Gallimard,

1976, p. 50.

20/03/2023

Jean Tardieu, Formeries

        Unknown.jpeg

 

       Les caractères illisibles

 

Ce que tu assembles, ce que tu divises

se passe au fond de ton sang

hors de ta volonté : tu assistes

et tu te révoltes de n’être qu’un témoin

sans nul pouvoir.

 

Cette faible vie, tu aurais voulu la dominer

et tu ne parviens

(à force de vigilance)

qu’à percevoir en-deçà et au-delà

des éclairs indéchiffrables

quelques lointains roulements

annonçant que tout se prépare.

 

Bientôt ce qui est imprévu sera là

et ce que nous attendions s’enfuira.

Nous serons atteints par surprise

sans avoir compris sans savoir lire

les figures de nos propres rêves

pourtant inscrites en lettres géantes

sur la face changeante des nuages.

 

Jean Tardieu, Formeries, Gallimard,

1976, p. 74.

 

 

19/03/2023

Jean Tardieu, Margeries

                   Unknown-4.jpeg

                  Insomnie

 

Tard, très tard, je veille les yeux fermés,

je vais dans ma nuit, je vais, je rame

entouré de formes invisibles

douces ou terribles, que je tiens

comme un enchanteur mille démons

et parfois je fais surgir de l’ombre

un visage, un feu ou une fleur

nés pour un instant, nés pour mourir,

car j’ai toujours mon fidèle abîme

où replongeront toutes figures.

La fleur tourne au vent, me dit adieu,

un pâle rayon sur sa corolle,-

et le précipice l’engloutit.

 

Jean Tardieu, Margeries,

Gallimard, 1986, p. 222.

18/03/2023

égéries, un oiseau fin de moi

Unknown-5.jpeg

Un oiseau loin de moi

 

Un oiseau loin de moi

Une fleur sous la neige

Une maison qui brûle

 

Un noir mourant de soif

Un blanc mourant de faim

Un enfant qui appelle

 

Le vent dans le désert

La ville abandonnée

L’étoile solitaire

 

En voilà bien assez

Pour que je vous ignore

Beaux jours de mon été

 

Jean Tardieu, Margeries,

Gallimard, 1986, p. 167.

17/03/2023

Jean Tardieu, Comme ci comme ça

Unknown-3.jpeg

Le vivant prolongé

 

                  (Avec naturel.

                   Familièrement, comme ça)

 

Le mort qui est en moi

s’impatiente

 

Il tape dans sa caisse

à bras raccourcis

Il voudrait qu’on le montre

une dernière fois

 

Quant au vivant

ça va pas mal merci

 

pour le moment.

 

Jean Tardieu, Comme ci comme ça,

Gallimard,1979, p. 63.

16/03/2023

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela

Unknown-1.jpeg

Insomnie

 

Ma longue nuit les yeux ouverts

seul délivré je veille

pour ceux qui dorment.

 

Rendu à l’espace

à l’empire du souffle

bien au-dessus des demeures.

 

Vertige lucide. J’entends monter

vers moi le hurlement secret des morts

le tonnerre d’un monde éteint 

silence assourdissant    langage

des énigmes confondues.

 

Bientôt (toujours trop tôt)

la retombée le masque aveuglant

le piège   délice de vivre

 

Je verserai dans le jour

trésor accumulé des nuits

cette réserve obscure

cette ombre comme la mer

où dansent les feux en péril.

 

De nouveau les rumeurs à la dérive

 

paroles déchirées

                           lointaines

                                           indéchiffrables

 

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela,

Gallimard, 1979, p. 29-30.

24/12/2022

Jean Tardieu, Accents

front_slider.jpg

Les dangers de la mémoire

 

Ils s’assemblent souvent, pour lutter

Contre des souvenirs très tenaces.

Chacun dans un fauteuil prend place

Et ils se mettent à raconter.

 

Les accidents paraissent les premiers,

Puis l’amour, puis les sordides regrets,

Enfin les espérances mal éteintes.

Toutes ces images sont peintes

Au mur, entre les fleurs de papier.

 

Ils pensent ainsi s’habituer

Aux poisons que leur mémoire transporte.

Moi cependant, derrière la porte,

Je vois le PRÉSENT fuir avec ses secrets.

 

Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 14.

23/12/2022

Jean Tardieu, Accents

 

jean tardiez, accents, premier dernier amour

Premier dernier amour

 

Tout est mort. Même les désirs de mort

Sont morts. Ce qui grandit est sans figure.

 

Les mains, les yeux — déserts. Toute mesure

S’effondre après ce feu qui brise un corps.

 

Rien — ni espoir ni doute — n’ouvre plus

La porte où le soleil vient nous attendre.

 

Les fruits profonds, par l’orage abattus,

Sont morts : l’esprit possède enfin leur cendre ;

 

Avide, — seul — et maître d’une nuit

Où le ciel pleut, où le mouvement plonge,

 

Où, sur l’objet qu’il efface, bondit

L’appel sans voix qui confond tous nos songes.

 

Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 35.