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07/02/2014

E. E. Cummings, font 5, traduction de Jacques Demarcq

 

 

Les éditions NOUS ont 15 ans

      www.editions-nous.com 

                      Cummings.jpg

                        Quatre

                          XIV

 

il y a si longtemps que mon cœur n'a été avec le tien

 

serré par nos bras nous mêlant dans

une obscurité où de nouvelles lumières naissent et

grandissent,

depuis que ton esprit a parcouru

mon baiser tel un étranger

dans les rues et les couleurs d'une ville —

 

ce que j'ai peut-être oublié

oh oui, toujours (avec

ces pressantes brutalités

du sang et de la chair) l'Amour

se forge des gestes très progressifs,

 

et taille la vie pour l'éternité

 

— après quoi nos êtres se séparant sont des musées

remplis de souvenirs joliment empaillés

 

E. E. Cummings,  font 5, traduction et postface de Jacques Demarcq, NOUS, 2011, p. 91.

 

 

 

06/02/2014

Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes

  

Les éditions NOUS ont 15 ans...

www.editions-nous.com

 

Le dernier livre paru : Mina Loy [1882-1966]

 

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        Manifeste féministe [1914]

 

Le mouvement féministe tel qu'il est constitué à présent est

Imparfait

 

Femmes si vous souhaitez vous accomplir — vous êtes à la veille d'un soulèvement psychologique dévastateur — toutes vos illusions domestiques doivent être démasquées — les mensonges des siècles sont à congédier — Êtes-vous préparées à cet arrachement— ? Il n'y a pas de demi-mesure  — NUL coup de griffe à la surface du monceau d'ordure s de la tradition ne conduira à la Réforme, la seule méthode est une Démolition Absolue.

Cessez de placer votre confiance dans la législation économique, les croisades contre le vice & l'éducation égalitaire — vous glosez à côté de la Réalité

Des carrières libérales et commerciales s'ouvrent à vous —

Est-ce là tout ce que vous voulez ?

 

[...]

 

Aphorismes sur le modernisme

 

   Le MODERNISME est un prophète criant dans le désert que l'Humanité épuise son temps.

 

   La MORALE a été inventée comme excuse pour assassiner le voisinage.

 

   Les ANARCHISTES en art en sont les aristocrates immédiats.

 

Notes sur l'existence

 

   La guerre n'a laissé aucune trace en nous à l'exception de la disgrâce de quelques vieilles dames qui publiquement se vautrent sur la tombe de leurs fils alors qu'elles auraient dû savoir comment mieux les élever.

 

   Tomber amoureux est un tour de passe-passe qui consiste à magnifier un être humain à des proportions telles que toutes les comparaisons s'évanouissent.

 

   Considérant ma vie passée, je peux en tirer une loi absolue   de la physique — que l'énergie est toujours perdue.

 

Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes, traduction [de l'anglais] et préface d'Olivier Apert, NOUS, 2014, p. 15-16, 49, 50, 51, 59, 61, 61.

05/02/2014

Antoine Emaz, Plaie — note à propos d'Antoine Emaz, Flaques

                                                                     antoine emaz,plaie — note à propos d'antoine emaz,flaques

les heures passent

à la manivelle

au hachoir

on les force à passer

 

sans rien faire

l'horloge resterait bloquée

avec ses poids

au bout de leurs cordes

et le gros balancier de cuivre

immobile

arrêté

ce jour-là

 

 

ce lieu mental

attire

dès qu'on s'en approche

 

comment

désactiver

 

on pourrait partir loin

cela ne changerait rien

 

il faut remettre en état

la tête

absorber

le choc

 

ensuite seulement on pourra voir peut-être

s'il y a du ciel plus bleu et pas d'hiver

ailleurs

 

Antoine Emaz, Plaie, encres de Djamel Meskache,

Tarabuste, 2009, p. 79-80.

                                        *

Note à propos du dernier livre d'Antoine Emaz, Flaques, encres de Jean-Michel Marchetti, centrifuges, 2013, 110 p., 12, 50 €.

 Depuis 2003 avec Lichen lichen, parallèlement aux livres de poèmes, Antoine Emaz publie des notes. Il s'agit d'extraits de ses carnets, sorte de fourre-tout où ce qui arrive au jour le jour est consigné, pour une raison ou une autre. Pas de doute, ces fragments retenus sont bien « à mi-chemin d'un peu tout et n'importe quoi : description, poème, pensée, journal, bon mot, critique, ébauches... » (47). La liste n'est pas exhaustive, et il faut ajouter que le lecteur passe de propositions sur la poésie à des remarques sur le rassemblement, dans Sauf (2011), de plusieurs livres, de réflexions sur la lecture de Titus-Carmel à des citations de Klee (sur la forme), de Reverdy ou de Joubert, du commentaire d'une émission de radio consacrée à Sylvia Plath à une esquisse d'analyse du narcissisme. Il y a, dira-t-on, un désordre qui rend la lecture difficile, puisque les notes semblent ne donner que la « vie à vif » (56), sans l'organisation qui a abouti, comme l'écrit Antoine Emaz, aux Petits traités de Quignard.

   Ce serait pourtant une lecture myope que de ne pas reconnaître des lignes de force dans Flaques. Le titre — un seul mot, comme le titre des livres de poèmes — évoque le minuscule (ce qui reste après la pluie), ce à quoi on ne s'arrête pas, comme les précédents titres des recueils de notes, Cambouis, Cuisine ou Lichen lichen, et Antoine Emaz s'interroge sur le lien qui pourrait être établi entre les poèmes et le « ramasse-miette du vivant » (62) que sont à ses yeux les carnets. Les notes en effet, on l'a dit, retiennent ce qui passe et s'oublie, s'attardant aussi bien sur un passage d'étourneaux, « nuages d'oiseaux » (73) que sur la figure d'un homme âgé qui chantonne La valse brune à la caisse d'un supermarché. Mais comment ne pas s'apercevoir que certains de ces regards sur le quotidien sont aussi le matériau de la poésie d'Antoine Emaz.

   Le livre s'ouvre sur ce qu'est la vie pour chacun ("on"), «  Ne plus rien avoir à retenir : la vie va, on est dans son courant muet. Il y a là, un moment, non pas une joie, mais une forme précaire de paix » (9), motif repris à diverses reprises — « le gros du temps d'une vie est linéaire, répétitif, quotidien.  » (33). Ce début est suivi d'une affirmation sur le fond de l'écriture, motif récurrent dans les écrits d'Antoine Emaz, et constitue une charpente de Flaques : « Le plus important de ce que tu vis n'est pas forcément le plus important à écrire. L'essentiel, c'est ce que tu peux écrire de vivre. » (9) Le lecteur ne sera pas surpris de lire ces deux propositions réunies dans la dernière phrase du livre : « [si l'artiste] ne peut plus vivre écrire publier, alors très vite, il va mal et manque d'air. » (103)

  Parallèlement, ce qu'est la poésie, et plus largement le fait d'écrire, sont des thèmes qui reviennent sans cesse dans Flaques ; parlant de la table où il s'installe pour écrire, face au jardin, il note : « C'est là que je me sens à ma place, qu'il y a du plaisir à vivre un peu comme si le monde des mots, des livres était devenu prioritaire sur le monde des hommes. Même s'il s'agit d'un retrait, pour rejoindre au bout. » (22). Quant à la poésie, faut-il la définir ? Il propose une formule :  « Du vif qui] se cristallise en mots » 29), ou reprend Philippe Beck, même s'il s'estime loin de son écriture : la poésie, un « engin de captation du monde sans merveilleux » (91). Mais ailleurs : « Parce que la poésie est sans définition, on continue d'en proposer » (72). On peut au fil des pages relever les doutes — que restera-t-il de ce qui s'écrit aujourd'hui ? —, mais ce qui est assuré, c'est la certitude que l'art — l'écriture— est le premier pôle de la vie, si l'on entend toujours que « vivre reste premier » (87).

Note parue dans Sitaudis.

 

04/02/2014

James Sacré, Des animaux plus ou moins familiers

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           Une semaine avec James Sacré

 

                      Animaux

 

                           I

 

   Animaux velus sales et grossièrement familiers je vous vois : je lèche un sexe rouge et me réfugie dans vos fourrures et près de vos dents.)

 

Langage

Nul animal n'y est sauf

Grand cheval rouge ou licorne grande

Misère le mien (lequel ?) m'arrache

Des larmes il traîne à l'envers la charrue

Je rage quoi disparaît

Dans le temps parti je langage

 

   Je vais rêver l'été sera clair il faudra un texte qui prenne régulier le format de la page voilà au centre de l'enfance (l'été s'y abreuve) un cerisier grandit la lumière est l'évidence du bleu je vois par dessus des buissons un bord de tuiles une maison je regarde je désire un poème qui serait du silence le même bleu (j'y bois la transparence de nulle écriture) au centre un cerisier n'y rêve pas que je meurs.

[...]

 

James Sacré, Des animaux plus ou moins familiers, André Dimanche, 1993, p. 27-28.

03/02/2014

James Sacré, Lorand Gaspar, Mouvementé de mots et de couleurs

 

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   Une semaine avec James Sacré

 

Je regarde des photos qui m'accompagnent. Retour

À des endroits connus, croit-on, mais n'en reste

Qu'un brasillement de couleurs dans la mémoire, et l'immense

Mouvement du ciel qui fait aller ses bleus et ses nuées

Comme une caresse exaspérée

À tout ce paysage d'été sec et d'arbres pétrifiés.

Des photos que les nuages

N'y bougent plus.

Leur couleur aussi pétrifiée.

Quelque part un œil méduse opère et c'est nulle part

Entre le temps qui n'existe plus et le paysage arrêté.

Son œil de pierre aveugle,

Celui de l'appareil photo, ou l'œil d'encre

Du poème arrêté.

 

James Sacré [poèmes], Lorand Gaspar [photographies], Mouvementé de mots et de couleurs, Le temps qu'il fait, 2003, p. 50.

02/02/2014

James Sacré, Donne-moi ton enfance

             James Sacré, Donne-moi ton enfance, vieille femme, souvenir, mère

         Une semaine avec James Sacré

 

           Un p'tit garçon, je sais plus

 

   Si on cherche bien rien de si puéril ni de vraiment gentil dans ces années disparues. Tous autant qu'on est sait-on pas les gestes surtout méchants, tout le mauvais désir de vivre à la place de l'autre, les jeux cruels poursuivis jusque dans les tendresses qu'on avait ? Et l'indifférence du ciel qui t'emporte en ses tempêtes, l'enfance poussière et paille tout un vol de petits démons dans un grand pet du vent. Forcément que la vie sent mauvais. Faut s'y faire.

 

                                         *

 

   On finit par se souvenir de choses qu'on n'a peut-être pas vécues quelqu'un t'a raconté vieille femme du village là-bas que tu crois maintenant voir son beau visage qui t'accueille au monde maman t'avait laissé tout seul au bout du champ dans la petite voiture d'enfant, presque rien mais comme si d'un coup la parole t'était donnée avec l'autre et l'ampleur du monde... l'enfance a-t-elle commencé avec le premier souvenir qu'on a ? Et si on l'a quittée en même temps que des culottes courtes ? Personne te dira jamais. La vieille femme du village en savait rien non plus.

 

James Sacré, Donne-moi ton enfance, Tarabuste, 2013, p. 21.

01/02/2014

James Sacré, Parler avec le poème

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                 Une semaine avec James Sacré

 

                   Rien de trop solide sur quoi bâtir

                     (Poésie, lyrisme, modernité)

 

Poésie

Une poétique oui, si par ce mot on entend façons d'écriture ou style ; mais je n'ai pas de principes  a priori, de recettes que je voudrais utiliser ou illustrer. Sans exclure pour autant que cela ne se fasse pas  à mon insu. Et quand même, bien sûr, quelques convictions (ou du moins des goûts) : que la poésie par exemple ne met aucun élément du langage à l'écart ; qu'elle ne sait pas ce qu'elle est elle-même entre expérience et langage (y compris entre l'expérience qu'elle fait du langage et les mots qu'elle emploie) ; qu'elle est quelque chose d'aussi vague et fragile que la vie en somme. Oui un signe de vie qui peut-être parfois aussi magnifique que détestable, ou, à l'inverse, aussi misérable que bouleversant. Affaire de relation à l'autre et à soi-même dans le tissage arbitraire (ce qui nous renvoie à nos aveuglements sur nous-mêmes) d'une morale avec nos divers sentiments et nos approximatifs savoirs.

 

James Sacré, Parler avec le poème, La Baconnière, 2013, p. 141.

 

 

 

 

31/01/2014

James Sacré, Portrait du père en travers du temps

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     Une semaine avec James Sacré

 

      Il n'y a qu'un paysage où j'inventais mon enfance

Qui m'inventait dans ses grands ormes devant la maison

Dans les tas de bûches et de rondins, de fagots

(Les Mouches qu'on appelait l'endroit),

Et le pailler en forme de grande meule dans le vent,

Le foin sous les hangars qu'on était bien dedans...

 

Il y a que ce paysage a disparu

Les chemins que je prenais, l'arrangement des pâtis, des     [prailles, les fontaines

Tout a été défait on ne sait plus très bien

À quoi correspondaient des noms de lieux qu'on a gardés.

Et ça n'est plus que dans le souvenir, de moins en moins [précis,

Que j'en ai.

 

(29 juillet 2005-17 mars 2007)

 

James Sacré, Portrait du père en travers du temps, lithographies de Djamel Meskache, La Dragonne, 2009, p. 45.

Photographie Tristan Hordé

 

30/01/2014

James Sacré, Trois anciens poèmes mis ensemble pour lui redire je t'aime

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               Une semaine avec James Sacré

 

      Le taureau, la rose et le poème

 

Avec sa fesse en feu souple en soie la femme

Son visage en linges doux avec ses dentelles

Son foin les odeurs sa fouine tiède elle

Travaille à des treillis miraculeux des trames

 

 

Elle trame un piège au monde et mine ses atours

                                                 (mime ses amours)

 

 

Lui crame ses forêts tombent.

 

 

Belle elle est la rose

 

 

À cueillir au rosier, le projet d'un poème :

Qu'elle porte une épine au cœur de sa splendeur

Le désir en fleurit davantage d'ardeur

De jambes de soleil dans le jeu du poème.

 

[...]

James Sacré, Trois anciens poèmes mis ensemble pour lui redire je t'aime, Cadex éditons, dessin de Yvon Vey, 2006, p. 43-44.

29/01/2014

James Sacré, Écrire pour t'aimer ; à S. B.

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              Une semaine avec James Sacré

 

            Qu'est-ce qu'on fait dimanche ?

 

   Beaucoup de gestes pour aimer sont, tout compte fait, presque rien

   Malgré d'extravagantes paroles que des anges ou des chevaux s'ébrouent dedans

   T'en souviens-tu comme je t'emporte à jamais dans mon cœur avec ton beau prénom presque rien,

   La rengaine d'un amour impossible un dimanche et l'odeur de la brillantine

   J'aimerais faire comprendre à travers la qualité rythmique et machine souple

   Des mots mis ensemble.

   L'effet que produit dans mon corps

   La moindre complicité (roublarde ou naïve) que ton sourire accroche

   À du temps qui passe entre nous ;

   Non pas que je tienne à sauver des sentiments de la ruine

   Mais parce que le grand bien-être et force dans le cœur.

   À dire tout bonnement que je t'aime, ça ressemble vraiment

   À l'ange qui galope dans tous mes poèmes : on le voit mal, mais j'écrirai toujours.

 

James Sacré, Écrire pour t'aimer ; à S. B., André Dimanche, 1984, p. 43.

28/01/2014

Antoine Emaz, Flaques, dessins de Jean-Michel Marchetti (2)

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   Je suis seul ; il fait froid ; il pleut sur le jardin ; la lumière tombe ; profondément, je suis bien.

   Pluie régulière et pas fine, claquettes légères sur le plastique du toit. Je viens de raturer "heureux" parce que ce n'est pas l'adjectif approprié. Je suis neutre, c'est-à-dire en paix avec ce monde (non pas le monde) et avec moi (non pas les autres).

   Aucun stoïcisme ou quelconque dépassement par je ne sais quelle vertu, aucun principe suivi d'une quelconque spiritualité lointaine. C'est parfaitement immédiat : un accord profond avec la pluie, le bout de mur gris, les arbres quasi nus, cette lumière pauvre juste. Juste ce moment : accord. Je vis avec ; je me dissous dedans. Je ne parle pas de bonheur, je parle d'être Le neutre, c'est de l'être pur.

  Aucune sagesse. Vivre en tension, contradiction présente ou alternance d'angoisse et de calme. Être sage revient à être mort avant de mourir. Aucune envie de cela : je préfère de loin affronter mes peurs, mes joies... mon lot de vivre, souffrir inclus, car tout cela ne va pas sans mal. Mais pouvoir au moins me dire que je n'ai pas évité ma vie.

 

Antoine Emaz, Flaques, dessins de Jean-Michel Marchetti, éditions centrifuges, 2013, p. 51.

Photo Tristan Hordé

27/01/2014

Antoine Emaz, Flaques, dessins de Jean-Michel Marchetti

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   Le plus important de ce que tu vis n'est pas forcément le plus important à écrire. L'essentiel; c'est ce que tu peux écrire de vivre. Parfois, seulement des miettes, mais au moins, cela, tu peux le faire.

 

   Écrire s'enracine dans un certain nombre de hantises profondes. Même si l'œuvre bouge un peu, c'est toujours pour finalement retourner à ces quelques points d'ancrage qui font l'identité de l'auteur. En théorie, on peut écrire sur n'importe quoi. En pratique, on n'écrit que sur ce qu'il est nécessaire d'écrire. Le reste passe sous silence, ne retient pas la main, ne s'impose pas.

 

   On devient poète sans aucune élection par une quelconque instance. Simplement, la vie. Et la poésie comme une quête d'élucidation, voire de réponse. On comprend plus tard, non pas trop tard, mais tard qu'il n'y a pas de réponse, et on en reste à ce qui nous fait vivre. En un sens, la poésie ne guérit pas, mais elle soigne, un peu. Un poète n'est pas Pasteur découvrant le vaccin contre la détresse.

 

   Le plus étonnant peut-être dans écrire, c'est cette tension incessante, multiple, complexe, entre liberté et contrôle.

 

Tu veux écrire ? Mets-toi à ta table. Et on verra bien qui, de la table ou de toi, en aura marre le premier.

 

Antoine Emaz, Flaques, Encres de Jean-Michel Marchetti, éditions centrifuges, 2013, p. 9, 33, 41, 48, 52.

Photo Tristan Hordé

26/01/2014

Jean-Loup Trassard, Territoire

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               Une semaine avec Jean-Loup Trassard

 

   Il pleut, les saisons empiètent les unes sur les autres, rarement répondent à ce qui est attendu d'elles, il fait sec de nouveau pour quelques jours, les murs sèchent, la cour sèche, il y a un affleurement pierreux juste au devant de l'ancienne étable. L'hiver entasse des génissons bourrus là-dedans, l'été ils sont hors, à l'herbage, l'étable vide, porte ouverte, des poules entrent. Le volet est sur une sorte de fenêtre, toujours fermée, à l'intérieur on a mis devant un râtelier contenant du foin. La peinture, brun presque orangé, s'est craquelée, le bois qu'elle couvre a vieilli sans bouger, sans autre fatigue qu'être battu par les pluies mouillé séché mouillé, années au long... Les planches sont aux deux bouts, haut et bas, comme rongées, et même sur leurs bords, ce qui les sépare les unes des autres, les disjoint. Un verrou de fer est poussé à fond vers la droite dans un anneau scellé au mur. On ne sait pas à quoi servirait d'ouvrir ce volet, mieux vaut que l'étable demeure ombreuse et que, plaqué contre le mur épais, il empêche la pluie le vent qui secouent chênes et toitures de pénétrer dans le creux garni de paille où les ventres se touchent. Donc le verrou n'est plus manœuvré. La poignée courbe reste en repos mais entre la barre (ronde rouillée) et le bois peint un goupillon pour les bouteilles, son manche, a été coincé tout de biais. La tige raide est constituée par une torsade très serrée de métal oxydé, gris à peu près, formant un petit anneau à son extrémité (celle qui descend plus bas que le verrou). Au-dessus se trouve la brosse, des poils blancs ordonnés par rangs successifs en forme de grappe, avec une sorte d'épi à la pointe.

 

Jean-Loup Trassard, Territoire, textes et photographies, Le temps qu'il fait, 1989, n.p.

25/01/2014

Jean-Loup Trassard, Inventaire des outils à main dans une ferme

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               Photographie Jean-Loup Trassard

        Une semaine avec Jean-Loup Trassard

 

                    Cognée, haches & merlins

 

   S'il ne faut ruer (c'est-à-dire jeter) le manche  après la cognée, n a cette fois perdu pour ainsi dire le nom avant l'outil. Mais au mot de cognée, qui n'est plus dit, je n'oppose nulle dureté d'oreille tant il sait alentour étende les bois du Moyen Âge, la neige, appeler surtout l'idée d'un abattage des arbres par nécessité our se chauffer.

   Durant la guerre fut retrouvé le lien direct entre  un grincement d'arbres qui tombe et le crépitement du feu : le bois étant à peine sec il fallait le faire fumer sur les côtés de la cheminée. Seule excuse, un peu hâtive, au sacrifice de tel châtaignier-écusson (énorme tronc, feuillage rare, châtaignes précoces) que je regrette encore. J'ai vu tomber alors beaucoup de pieds, participant au jeu, évaluant l'entaille, tirant sue les cordes come pour un vêlage, fêtant la chose !

   Aussi malgré les défrichements agricoles et l'exploitation aérée des forêts, parce que son bruit lointain dans les brumes fait mal (que dire alors du cri inquiétant de la tronçonneuse! ), j'écrirai bien : cognée, outil de destruction. Cette incisive emmanchée triomphe en une heure, deux peut-être, de la patience séculaire de tout arbre, met à bas le domaine du vent. C'est la plus grande des haches, maniable à deux mains. Le fer souvent en est long, étroit dans le corps, large au tranchant.

 

Jean-Loup Trassard, Inventaire des outils à main dans une ferme, Le temps qu'il fait, 1981, p. 21-22.

24/01/2014

Jean-Loup Trassard, Caloge

                                   Jean-Loup Trassard, Caloge, blé, mer, oiseau, alouette

          Une semaine avec Jean-Loup Trassard

 

   Mer bientôt blonde sur ses orges, mer chevelue de seigles roux. Nous sommes là simplement pour voir. Pour marcher de façon précaire au bord d'une sphère sur son orbe. Et nous croyons que rien n'entame le regard de l'homme vers la mer.

   Marée montante du blé vert, reflux des pailles qui laissent le chaume aride. Dans l'étendue de ciel béant les oiseaux n'ont pas coutume de se percher, ils nichent sur le sol, faute de branches passent en élévation, ou chutes, leur vie criante. Alouettes que leur chant maintient hautes, qui soudain tombent en deux ou trois paliers, et devant notre étrave le vol de l'œdicnème. D'entre les vagues céréales mûrissantes sort l'appel d'une caille, nous la nommons.

   Sensible à cette respiration longue qui nous fait sur les champs monter descendre, à l'ample courbe qui jusqu'au lointain baisse relève les champs avec lenteur, nous allons sous la voile du ciel tendu, à chacun pour seule mâture sa verticalité, d'espace ivres.

 

Jean-Loup Trassard, Caloge, Le temps qu'il fait, 1991, p. 28.