06/03/2024
Georges Perros, Œuvres
La vie active, le frottement avec les autres, etc., nous feraient croire qu’on peut changer, c’est-à-dire qu’un mot d’autrui, une opinion sur notre compte, etc., sont capables de nous influencer autrement que dans cette mesure affectueuse ou maligne. Bref, qu’on peut perdre — ou gagner — sa vie, en faisant ceci plutôt que cela. C’est absurde.
Georges Perros, Œuvres, Quarto/Gallimard, 2017, p. 522.
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20/03/2023
Jean Tardieu, Formeries
Les caractères illisibles
Ce que tu assembles, ce que tu divises
se passe au fond de ton sang
hors de ta volonté : tu assistes
et tu te révoltes de n’être qu’un témoin
sans nul pouvoir.
Cette faible vie, tu aurais voulu la dominer
et tu ne parviens
(à force de vigilance)
qu’à percevoir en-deçà et au-delà
des éclairs indéchiffrables
quelques lointains roulements
annonçant que tout se prépare.
Bientôt ce qui est imprévu sera là
et ce que nous attendions s’enfuira.
Nous serons atteints par surprise
sans avoir compris sans savoir lire
les figures de nos propres rêves
pourtant inscrites en lettres géantes
sur la face changeante des nuages.
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard,
1976, p. 74.
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18/02/2021
Italo Calvino, Le chevalier inexistant
Toutes choses bougent dans la page bien lisse ; pourtant rien de transparaît de cette agitation, rien n’a l’air de changer à la surface. Il en va de même de mon papier comme de la rugueuse écorce du monde, elle aussi pleine de mouvements et vide de changement : rien qu’une immense couche de matière homogène, qui se tasse et s’agglomère selon des formes et des consistances variables, dans une gamme de coloris nuancés, et que, pourtant, on imagine sans peine étalée sur une surface plate. Bien sûr, elle présente des excroissances villeuses, plumeuses ou noueuses comme carapaces de tortues ; et de temps en temps ces touffes de plumes ou de poils et ces nodosités donnent l’impression de bouger. Ou bien encore on croit discerner, parmi cet agglomérat de qualités réparties dans toute la nappe de matière uniforme, quelques changements de rapports ; et, malgré tout, rien, substantiellement, ne quitte son lieu.
Italo Calvino, Le chevalier inexistant, traduction Maurice Javion, Livre de Poche, 1972, p. 141.
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04/02/2019
André Malraux, L'Homme précaire et la littérature
L’imaginaire de vérité
Tenons-nous l’imaginaire pour un monde fictif dont changeraient seulement les programmes, où l’on jouerait Fantômasau lieu de Cendrillon ? Pourtant on n’a jamais cru à Fantômas comme à saint Pierre, ni à saint Pierre comme à Fantômas.
Les media peuplent notre imaginaire, et d’images changeantes ; Sans doute celui du Moyen Âge ne fut pas moins peuplé ; sans doute nos images sont-elles présentes dans nos maisons, par le journal et la télé, alors que les images religieuses étaient rassemblées dans l’église. La plus éclatante fiction projetée sur le plus vaste cinémascope, comparée aux grands lieux de pèlerinage, aux cathédrales, devient enfantine, d’abord parce qu’elle est un jeu. La Fable n’a pas plus remplacé l’Histoire Sainte et la Légende Dorée, que les westerns n’ont remplacé la messe. Si Vénus a remplacé la Vierge dans l’illustration, la bibliothèque et le musée, rien n’a remplacé Marie dans la civilisation qu’elle couronne. Supposer que Versailles succède à Notre-Dame de Chartres satisfait les déterminismes — et leur permet d’oublier que du XIIIe au XVIIesiècle, le chrétien a subi une mutation radicale, son lien avec l’imaginaire ayant radicalement changé. Le Moyen Âge a cru au sien comme un vrai communiste croit au communisme ; le XVIIIesiècle, comme les habitants des pays démocratiques croient à la démocratie : distraitement.
André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, dans Essais (Œuvres complètes, VI), Pléiade / Gallimard, 2010, p. 772.
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28/09/2018
Julien Bosc, De la poussière sur vos cils
juillet 2017
Non loin du village
Non loin d’un tas de briques
Elle et lui, comme autrefois.
Comme autrefois
(autrefois disons)
Tout a changé
Sauf le lieu — le terrible lieu.
Sauf leurs jeunesses — fauchées.
Sauf leurs noms — jetés au feu avant d’entrer dans le livre.
Sauf leurs voix.
— Mais est-ce la leur à chacun ?
Où est-ce celle, sourde, qui leur est commune et les sépare de telle sorte que c’est dans ce tout petit écart qu’ils s’aiment et parlent ?
(Parlent, disons)
Ô vitre brisée sur l’inénarrable
Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, La tête à l’envers, 2015, p. 50-51.
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18/04/2017
Paul Éluard, Cours naturel
Passionnément
I
J'ai vraiment voulu tout changer
Sur l'herbe du ciel dans la rue
Parmi les linges des maisons
Partout
Elle jouait comme on se noie
Puis elle restait immobile
Pour que je referme sur elle
Les lourdes portes de l'impossible.
II
Le rire après jouer ayant mis à la voile
La table fut un papillon qui s'échappa.
III
Elle déchira sa robe
Elle embrassa
Une toilette neuve et nue.
IV
Dans les caves de l'automne
Elle fut tour à tour
La fleur neigeuse de la foudre
Et le charbon.
V
Dans la ville la maison
Et dans la maison de terre
Et sur la terre une femme
Enfant miroir œil eau et feu.
VI
Sa jeunesse lui donnait
Le pouvoir de vivre seule
Je n'ai pas su limiter
Mon cœur à sa seule poitrine.
VII
Rien que ce doux petit visage
Rien que ce doux petit oiseau
Sur la jetée lointaine où les enfants faiblissent
À la sortie de l'hiver
Quand les nuages commencent à brûler
Comme toujours
Quand l'air frais se colore
Rien que cette jeunesse qui fuit devant la vie.
Paul Éluard, Cours naturel [1938], dans Œuvres complètes I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 803-804.
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17/05/2014
Robert Walser, Bouderie et autres poèmes
Pourquoi, après tout ?
Alors qu'à la hâte revenait
un jour comme d'autres limpide,
il dit avec une résolution vraie,
une lenteur placide :
Maintenant il faut que ça change,
que dans la lutte je me plonge ;
je veux comme tant d'autres gens
aider à ôter du monde la souffrance,
veux souffrir, vagabondant,
jusqu'à ce qu'au peuple échoie la délivrance;
Ne veux plus jamais me coucher de lassitude ;
il faut faire
quelque chose ; alors l'envahit une incertitude,
une somnolence : à quoi bon, laisse faire.
Robert Walser, Bouderie et autres poèmes, traduction
Fernand Cambon, dans Europe, "Robert Walser",
n° 889, mars 2003, p. 149.
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22/04/2014
Maine de Biran, Journal intime (1792-1817)
C'est une chose singulière pour un homme réfléchi et qui s'étudie, de suivre les diverses modifications par lesquelles il passe. Dans un jour, dans une heure même, ces modifications sont quelquefois si opposées qu'on douterait si on est bien la même personne. Je conçois qu'à tel état du corps répond toujours tel état de l'âme, et que tout dans notre machine étant dans une fluctuation continuelle, il est impossible que nous restions un quart d 'heure dans la même situation absolue d'esprit. Aussi suis-je bien persuadé que ce que l'on appelle coups de la fortune contribue généralement beaucoup moins à notre mal-être, à notre inquiétude, que les dérangements insensibles (parce qu'ils ne sont pas accompagnés de douleurs) qu'éprouve par diverses causes notre frêle machine. Mais peu d'hommes s'étudient assez pour se convaincre de cette vérité. Lorsque le défaut d'équilibre des fluides et des solides les rend chagrins et mélancoliques, ils attribuent ce qu'ils éprouvent à des causes étrangères, et, parce que leur imagination montée sur le ton lugubre ne leur retrace que des objets affligeants, ils pensent que la cause de leur chagrin est dans les objets mêmes.
Maine de Biran, Journal intime (1792-1817), avec un avant-propos, une introduction et des notes de A. de la Valette-Monbrun, Plon, 1927, p. 56-57.
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27/02/2014
Jean de Sponde, Œuvres littéraires, Les amours
Les amours
XXIII
Il est vray, mon amour estoit sujet au change,
Avant que j'eusse appris d'aimer solidement,
Mais si je n'eusse veu cest astre consumant,
Je n'aurois point encor acquis ceste loüange.
Ore je voy combien c'est une humeur estrange
De vivre, mais mourir, parmy le changement,
Et que l'amour luy mesme en gronde tellement
Qu'il est certain qu'en fin, quoy qu'il tarde, il s'en vange.
Si tu prens un chemin apres tant de destours,
Un bord apres l'orage, et puis reprens ton cours,
En l'orage, aux destours, s'il survient le naufrage
Ou l'erreur, on dira que tu l'as merité.
Si l'amour n'est point feint, il aura le courage
De ne changer non plus que fait la verité.
Jean de Sponde, Œuvres littéraires, introduction et notes par Alan Boase, Droz, 1978, p. 71.
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