25/07/2023
Christina Rossetti, Monna innominata
Temps file, espoir fléchit, vie bat de l’aile lasse ;
Mort suit vie de très près — leur écart se resserre ;
Foi court avec tous, dresse un visage ardent, passe
Le reste, rend tout léger, repousse la terre
Mais trouve encore du souffle pour prier, chanter
Lors qu’amour lève une ode, devant, demandant
La grâce et pour la grâce encore remerciant,
Content de ce que jour donne et nuit va donner.
Vie faiblit ; lorsqu’amour replie l’aile au-dessus
D’espoir las, que nous sentons moins son pouls sensible,
Allons nous en dormir, mon cher ami, paisibles :
Encore un peu, douleur, vieillesse ont disparu ;
Encore un peu, la vie ressuscitée dissout
Deuil, décadence et mort — et amour devient tout.
Christina Rossetti, « Monna innominata » (1881), dans Le Chaos dans 14 vers, anthologie bilingue du sonnet anglais, choix et traduction Pierre Vinclair, éditions Lurlure, 2023, p.
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16/07/2023
Joseph Joubert, Carnets
Toute inconstance est un tâtonnement.
Il est impossible d’aimer deux fois la même personne.
Ils prennent l’art pour la nature.
Le beau, c’est l’intelligence rendue sensible. Ainsi un son même n’est beau que lorsqu’il est tel qu’il n’a pu être produit que par l’intelligence et non par le hasard.
Dans la vieillesse on ne vaut plus que par des qualités de réflexion. On les garde en dépit de l’âge parce que notre intérêt perpétuel est de les avoir.
Joseph Joubert, Carnets, Gallimard, 1994, p. 143, 253, 300, 307, 309.
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01/07/2023
Antoine Emaz, Erre
29.08.18
le temps va le corps
suit son cours peine un peu à poursuivre
mais c’est le même refus posé
on reprend seulement une poignée de sable
dans les mots
toujours rien à céder
sur ce terrain d’être vieux
pour la misère ou pour le désir
au bout peut-être on n’aura pas bougé grand-chose
plutôt la vie s’est chargée de changer
la lumière et les angles les êtres les lieux un peu
sans bruit on rassemble
un peu de joie sèche
pour aller à demain
qui demande autre chose
Antoine Emaz, Errz, Tarabuste, 2023, p. 111.
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30/07/2022
Jean Tortel, Les Villes ouvertes
Mon nom fut-il inscrit
Sur le mur dépouillé
De ses pariétaires ?
Est-ce bien le mien ? J’ai vécu
Jusqu’ici. Un autrefois
Apparaît et disparaît.
Je ne me souviens pas.
Je descends tous les jours.
Je passe par là.
Je trempe mes mains dans l’eau.
La rue est sûrement la même
Et sans soleil et rien qui puisse le nier.
Son nom et mes initiales
N’ont pas changé. Suis-je si vieux
Qu’un signe écrit me concernant
Près des fontaines
Soit incompréhensible et cependant
La pierre est nue.
Jean Tortel, Les villes ouvertes, Gallimard, 1965, p. 73.
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14/03/2021
Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame
« Celui qui est entré dans les propriétés de l’âge... »
C’est le début d’un poème de mon vieux Livre des morts antérieur à Leçons — quand j’étais encore bien loin de pouvoir le dire de moi ; aujourd’hui, je devrais écrire plutôt « celui qui commence à entrer dans les marécages de la vieillesse, dans ses fondrières »... Mais en même temps, dehors, ce qu’il voit se préparer, s’annoncer dans le jardin et dans la campagne, à travers la fenêtre qui n’est pas celle qu’il voudrait boucher tant bien que mal, c’est, dans les tout premiers bourgeons roses d’un abricotier et, plus loin, les toutes premières fleurs roses de l’amandier, comme une aube éparpillée, l’annonce, une fois de plus dans la vie, de l’invasion du monde autour de lui par des essaims d’infimes anges très frêles, qu’une brève averse ou la surprise d’une bourrasque suffiraient à éparpiller dans l’herbe ou la terre. Comme si les plantes aussi avaient reçu le don de la parole, le don du chant, un chant qui ne pourrait être traduit que dans le beau latin de la liturgie :
EXULTATE JUBILATE
tel qu’en pourraient mieux que personne chanter les enfants.
Philippe Jaccottet, La Clarté Notre-Dame, Gallimard, 2021, p.25-26.
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21/06/2020
Henri Thomas, La joie de cette vie
Je n’ai pas vécu ce que j’écris maintenant ; je le vis, je le découvre, en l’écrivant — sur le mode de l’écriture, comme on dit en croyant par cette formule expliquer quelque chose.
Un ami — il lui faudrait des qualités que je n’ose rêver de personne, et dont je n’ai pas en moi le modèle. C’est en ce sens que « Ô mes amis, il n’y a pas d’amis ».
Vivre, être, s’exprimer — je ne vois rien de plus — car voir ne passe pas outre.
Une bonne part des ennuis de la vieillesse vient des autres, jeunes ou vieux : ils vous retirent, par prudence ou par indulgence ou par mépris, les outils de la vie, les armes, les fonctions, « dont vous n’avez plus besoin ; Reposez-vous, ce serait risqué, ne vous exposez pas... » Ils n’ont jamais tout à fait raison, mais à la fin, de guerre lasse, par indifférence ou mépris, on lâche prise.
Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1992, p. 30, 32, 45, 53.
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18/02/2020
Émile Verhaeren, Les Heures du Soir
Les Heures du Soir, XXII
Si nos cœurs ont brûlé en des jours exaltants
D’une amour claire autant que haute,
L’âge aujourd’hui nous fait lâches et indulgents
Et paisibles devant nos fautes.
Tu ne nous grandis plus, ô jeune volonté,
Par ton ardeur non asservie,
Et c’est de calme doux et de pâle bonté
Que se colore notre vie.
Nous sommes au couchant de ton soleil, ô amour,
Et nous masquons notre faiblesse
Avec les mots banals et les pauvres discours
D’une vaine et lente sagesse.
Oh ! que nous serait triste et honteux l’avenir,
Si dans notre hiver et nos brumes
N’éclatait point, tel un flambeau, le souvenir
Des âmes fières que nous fûmes.
Émile Verhaeren, Les Heures du Soir,
Mercure de France, 1922, p. 181.
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15/02/2020
Paul-Jean Toulet, Les Contrerimes
LIII
Voici que j’ai touché les confins de mon âge,
Tandis que mes désirs sèchent sous le ciel nu,
Le temps passe et m’emporte à l’abyme inconnu,
Comme un grand fleuve noir, où s’engourdit la nage.
LXXV
Vieillesse, lendemain d’amour, tristes ébats...
Sur les carreaux d’azur rampait la fleur du givre.
Un Arlequin caduc pleure. Est-il las de vivre ?
Va, nous dormirons tous. Mais les lits, c’est plus bas.
CIV
Étranger, je sens bon. Cueille-moi, sans remords :
Les violettes sont le sourire des morts.
Paul-jean Toulet, Les Contrerimes, dans Œuvres complètes,
Bouquins/Robert Laffont, 1986, p. 46, 49, 53.
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17/02/2018
Antonio Porchia, Voix abandonnées
Ce qui naît de ce monde porte dès la naissance la vieillesse de ce monde.
Quand on se met à nous voir comme ceci, comme cela, on ne nous voit pas.
Toute personne anonyme est parfaite.
Un homme est un homme avec les autres : seul il n’est personne.
S’éveiller est toujours une surprise.
Antonio Porchia, Voix abandonnées, traduction de l’espagnol (Argentine) Fernand Verhesen, éditions Unes, 1991, p. 23, 29, 31, 33, 39.
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28/03/2015
Jules Renard, Journal
Si vieux, qu’il ne sort de sa bouche que des mots qui ont l’air historique.
Le langage des fleurs qui parlent patois.
Comment ! Je donnerais ma place à une vieille femme qui, non contente de monter sur la plate-forme d’un autobus, devrait être morte !
Un poète inspiré, c’est un poète qui fait des vers faux.
C’était un homme méthodique : il déjeunait en mâchant du côté droit, et dînait en mâchant du côté gauche.
Les gens sont étonnants : ils veulent qu’on s’intéresse à eux !
Jules Renard, Journal, 1887-1910, texte établi par Louis Guichard et Gilbert Sigaux, Pléiade / Gallimard, 1961, p. 183, 184, 189, 192, 196, 197.
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28/05/2014
Mina Loy (1882-1966), Velours mousseline, traduction Olivier Apert
Velours mousseline
Elle est froissée
Ses traits
au bord du cri
injure du temps
fuient la mort de partout
maintenus tant bien que mal par un filet de rides.
La place des seins disparus
est signalée par une épingle à nourrice.
Raide,
elle s'appuie contre la pierre angulaire
d'un grand magasin.
Seul mannequin à présenter
sa dernière création,
le patron original
de la misère.
Vêtue de lambeaux d'autrefois
qui ne suffiraient pas à un squelette.
Festonnée par l'éclat inattendu
d'un coton fleuri
la moitié de sa jupe noire
luit comme un miroir maculé
et réfléchit le caniveau —
un mètre de velours mousseline.
*
Chiffon Velours
She is sere.
Her features,
verging on a shriek
reviling age,
flee from death in odd directions
somehow retained by a a web of wrinkles.
The site of vanished breasts
is marked by a safety pin.
Rigid,
a rest against the comestone
of a department store.
Hers alone to model
the last creation,
original design
of destitution.
Clothed in memorial scraps
skimpy even for a skeleton.
Trimmed with one sudden burst
of flowery cotton
half her black skirt
glows as a soiled mirror
reflects the gutter —
a yard of chiffon velours.
Mina Loy, Choix de poèmes, traduits
par Olivier Apert, dans Les Carnets d'eucharis,
2014, n°2, p. 132.
Commande : 17 €, à
Nathalie Riera, L'Olivier d'Argens,
Chemin de l'Iscle, BP 44
83520 Roquebrune-sur-Argens
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06/10/2013
Philippe Jaccottet, Taches de soleil ou d'ombre,
1976
À Paris, visite à Francis Ponge. J'arrive rue Lhomond à midi, un peu en avance. On refait la façade ; l'escalier est très délabré. Odette m'ouvre ; elle a les cheveux gris, mais son visage est toujours aussi beau, sa taille aussi fine et droite. Francis sort de sa chambre en maillot de corps ; il me semble un peu plus petit qu'autrefois, un peu plus frêle surtout (il a soixante-dix-sept ans) ; mais le visage peu changé. Il passe ses bretelles et une chemise devant moi, tandis qu'Odette tient absolument à faire son lit contre son gré.
Comme tant d'autres fois, il y a plus de vingt ans, je passe l'après-midi dans le bureau. Après qu'il m'a parlé de ma mère et de la mort de son père, assez vite, tous ses propos vont revenir à lui, en particulier à ses difficultés avec Gallimard. La tête bientôt me fait mal et je ne suis pas sans effort ce long monologue, que conclura la lecture de quelques pages sur le vent, qui ne me convainquent pas complètement. C'est un homme blessé. (Sa riposte aux attaques de ses anciens admirateurs, Pleynet hier, Prigent aujourd'hui, a retrouvé la violence des batailles entre surréalistes.) Il réaffirme son gaullisme, se proclame même plus ultra que Michel Debré. Ce qui se passe dans le monde l'écœure : il m'avoue même qu'il sera heureux de quitter un monde aussi atroce. Quand il évoque de récents rapts d'enfants, je le surprends au bord des larmes.
Il se montre très dur à l'égard de Perse, à peine moins pour Char. Grand éloge, en revanche, de Maldiney (qui, évidemment, ne saurait lui faire de l'ombre).
(11 février)
Philippe Jaccottet, Taches de soleil ou d'ombre, Le Bruit du temps, 2013, p. 110-111.
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04/06/2012
William Butler Yeats, L'escalier en spirale (traduit par J.-Y. Masson)
Jeunesse et vieillesse d'une femme
II
Avant la création du monde
Si je mets du noir sur mes cils,
Si je fais mes yeux plus brillants
Et mes lèvres plus écarlates,
Ou vais de miroir en miroir
En leur demandant si tout va bien,
Nul étalage de vanité en cela :
Je cherche le visage que j'avais
Avant la création du monde.
Et si je regardais un homme
Comme s'il était mon bien-aimé,
Alors que mon sang reste froid
Et que mon cœur est indifférent ?
Pourquoi devrait-il m'estimer cruelle
Ou s'estimer trahi ?
Je voudrais qu'il aime ce qui était
Avant la création du monde.
V
Consolation
Oui, il y a bien de la sagesse
Dans les sentences des sages :
Mais étends ce corps un instant
Et laisse reposer ta tête
Jusqu'à ce que j'aie dit aus sages
En quel lieu l'homme trouve son réconfort.
Comment la passion pourrait-elle être aussi violentc
Si je n'avais jamais pensé
Que le crime d'être né
Assombrit tout notre destin ?
Mais au lieu même où le crime est commis,
Le crime peut aussi être oublié.
Father and child
She heards me strike the board and say
That she is under ban
Of all good men and women,
Being mentioned with a man
That has the worst of all bad names;
And thereupon replies
That his hair is beautiful,
Cold at the March wind his eyes.
Consolation
O but there is wisdom
In what the sages said:
But strecht that body for a while
And lay down that head
Till I have sold the sages
Where man is comforted.
How could passion run so deep
Had I never thought
That the crime of being born
Blackens all our lot ?
But where the crime's committed
The crime can be forgot.
W. B. Yeats, L'escalier en spirale [The Windox Stairs and Other Poems], présenté, annoté et traduit de l'anglais par Jean-Yves Masson, Verdier, 2008, p. 131 et 135, 130 et 134.
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26/05/2012
Isabelle Ménival, Khôl
Vieillesse vue d'ailleurs
je dégoupille mes veines
en fondues sonores
j'ai monté tant de roches
la fatigue me prend près d'un roc immuable
où des pianos
jouent
comme des fous
j'aimais les musiques leur barbarie souvent
belle
souvent la même que celle qu'on tient
au creux des paumes
souvent j'aimais le bruit des courses à contretemps
les sentiers pleins d'empreintes
je comprenais
déjà
la foule infatigable frappant aux portes
je courais
aussi j'existais
je ne priais jamais dieu
ni le fils
apeuré
ni ses pairs
incestueux
j'étais sage en défaut
insolence par mots
tout dépités crépitant dans le cœur encore gose
je dégoupille mes veines
corps qui transite
sourires aux lèvres
les murs âpres d'eau
Isabelle Ménival, Khôl, éditions Argol, 2012, p. 73-74.
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