02/06/2022
Étienne Faure, Vol en V
Accroché au linge comme on s’agrippe aux livres,
il met en route une machine à laver,
le ronronnement lui fait une présence,
à lessiver on ne sait quel affront du sort,
dans le virage accélérant le mouvement qui
sépare avenir et passé, eau claire et eau usée,
partagés par on ne sait quel hasard,
aléa de la vie centrifuge en allée ailleurs,
hors de son cœur à l’étroit dans sa cage
inapte à contrer l’air qui hésite à sortir,
entrer, redire ce qui le chiffonne, tout ce qu’il ne sait
pas faire, perplexe — choix des textiles, cotons délicats,
vie en couleurs, vie synthétique, mélange,
autres fibres —, on croirait, ces grands draps, des pagnes,
des saris, des sarongs, des toges, tout un monde
de paréos mis à sécher aux fenêtres
au motif qu’il fait beau dehors avec vue sur cour,
Paris, les toits, la rue, autres perspectives.
tambour à l’essorage
Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 19.
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07/04/2021
Philippe Jaccottet, Nuages
Et ce dernier été, peut-être parce que je sais que, dans la meilleure hypothèse, je n’en ai plus tant que cela devant moi, et que le risque de voir ce mot "dernier" prendre son sens absolu s’aggrave chaque jour selon une progression accélérée, certaines choses de ce monde qui aura été le mien, le nôtre, pendant presque toute notre vie, m’ont étonné plus qu’elles ne l’avaient jamais fait encore, ont pris plus de relief, d’intensité de présence ; plus de, comment dire ? plus de chaleur aussi, étrangement, comme on n’en reçoit généralement que des êtres proches ; bien que je sache, en même temps, que cela ne peut en aucune manière être pris au pied de la lettre, comme si je m’étais mis à croire à une amitié, à des sentiments des choses pour l’homme, qui les rendraient capable de nous "parler" vraiment, à leur façon. Il doit s’agir d’une autre espèce de relation. N’empêche : j’ai peine à croire que la chaleur ne fût qu’en moi, se reflétant en elles. Ce doit être plus compliqué.
Philippe Jaccottet, Nuages, Fata Morgana, 2003, p. 13-15.
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22/07/2017
Lou Andreas-Salomé, Lettre à Rainer Maria Rilke
Vienne IX, Pelikangasse 13, 13 janvier 1913
Cher Rainer,
J’ai devant moi ta lettre, qu’on vient de m’apporter, et il me semble que la neige de ces premières vraies journées d’hiver qui s’étale devant mes fenêtres et sur le jardin en fait aussi partie, parfaite illustration de cette distance entre nous dont tu écris qu’elle ne devrait pas exister. Je la ressens très souvent, Rainer, cette distance purement spatiale, et l’absurdité de ne pouvoir la franchir. À moins de recourir au train et à tout un luxe de combinaisons dans les rendez-vous. Il faudrait, eu contraire, que nous puissions nous retrouver sans bruit et tout naturellement sur des chemins perdus — que ce ne fût pas du tout un morceau de vie à côté d’autres qui s’en trouveraient modifiés, mais sans déplacer les autres ni se soumettre à leurs limites. Cela devrait être possible, et le sera peut-être un jour. Pour moi, quelque chose de semblable ou presque, existe déjà, et je t’en ai plus d’une fois parlé. Quand je lis ta lettre, et l’extrait de ton journal, et tout ce qui s’y trouve brusquement exprimé de ce qui reste, même dans le contact le plus personnel et le plus intense, sans substance et sans voix, — alors oui, je t’ai auprès de moi. […]
Rainer Maria Rilke, Lou Andreas-Salomé, Correspondance, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Gallimard, 1980, p. 252-253.
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14/11/2016
Philippe Beaussant (1930-2016), Le biographe
Billet
Jeudi
Mon amour, je déteste t’écrire… Je n’aime pas les mots écrits. Ils ne sont pas vrais. Il y a cet espace entre mon cœur et ce papier, qui ne se franchit qu’à peine et qui change les sens. Je le sens, je les pense, et lorsqu’ils arrivent jusqu’à la feuille, ce n’est plus eux, je ne les reconnais plus. Comment serais-je sûre que tu les reconnais ? J’aime t’avoir devant moi : je te donne mes mots, tu me donnes les tiens, ce sont des cadeaux que nous nous faisons. Je voois dans tes yeux les mots que tu vas dire, ou bien je ne les vois pas parce qu’il fait nuit et j’aime encore davantage. J’entends ta voix, je sens ta main sur moi qui dit les mots. Je veux ta main, mon amour. Quand viens-tu ?
J.
Philippe Beaussant, Le biographe, "Le Chemin", Gallimard, 1978, p. 63.
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29/04/2015
Franz Kafka, À Milena
Dans l’introduction de cette nouvelle traduction des lettres de Kafka à Milena Jesenska (seules les lettres de Kafka ont été conservées), Robert Kahn rapporte ce que l’on sait de leur première rencontre, à Prague en 1919. La jeune femme, âgée de 23 ans, fille d’un médecin pragois célèbre, vivait à Vienne avec son mari ; elle avait lu un texte de Kafka et elle souhaitait le traduire en tchèque. Une correspondance commence à partie de mars 1920, elle s’interrompt en décembre mais quelques lettres sont à nouveau écrites, la première fin mars ou début avril 1922, la dernière en décembre 1923, de Berlin, peu de mois avant la mort de l’écrivain le 3 juin 1924. Comme les Lettres à Felice et les Lettres à Ottla(1), les lettres à Milena sont une œuvre littéraire et, cela a souvent été écrit, constituent un portrait complexe de Kafka ; dans l’article nécrologique qu’elle a publié, repris pour clore ce volume, Milena insiste sur un trait majeur : il « voyait le monde avec une telle lucidité qu’il n’a pas pu le supporter et qu’il devait mourir, parce qu’il ne voulait pas faire, comme les autres, de compromis. » (298)
Les lettres, souvent très longues, parfois rédigées à différents moments de la journée, forment une tentative de comprendre ce qu’il en est de la relation à l’autre, en même temps qu’elles construisent une liaison très particulière — Kafka et Milena ne se rencontrent que quelques jours en 1920 —, une passion partagée dans les mots puisque l’on peut déduire le contenu des lettres de Milena par les commentaires détaillés de Kafka. Une certaine intimité naît rapidement, visible par la passage de « Madame Milena » à « Milena » et à « Toi », et parallèlement Kafka signe « FranzK », Milena ayant lu d’abord son prénom « Frank », puis « Ton » et « F » ; il note dès les premières lettres que connaître Milena est « de l’ordre des retrouvailles » (35) et il insiste sur le fait que l’un et l’autre pensent les mêmes choses et éprouvent les mêmes sentiments aux mêmes moments. Il rapporte un rêve du 1er octobre où la relation introuvable est dite, « on s’intervertissait continuellement, j’étais Toi, Tu étais moi » (255). Fantasme de la fusion, donc, et peur constante que le lien fragile de la correspondance se rompe.
De là, une vie faite d’attente, l’absence de la lettre quotidienne, ou du télégramme, provoque l’angoisse, ce qu’écrit Kafka : « (...) toute la journée préoccupé par tes lettres, dans la souffrance, l’amour, le souci et une sorte de peur tout à fait indéterminée devant l’Indéterminé » (216). Chaque lettre, lue et relue, suscitant des questions pour obtenir une nouvelle lettre, est la clé de la relation de Kafka à Milena. Lui conseillant dans une lettre de moins consacrer de temps à la correspondance, il fait marche arrière dans la lettre suivante, « deux lignes suffisent, même une seule, même un mot, mais ce mot je ne pourrais m’en passer qu’en souffrant terriblement » (133). Les lettres sont une présence, faites pour « qu’on y enfouisse le visage et qu’on perde la raison » (52). Non que Kafka ne souhaite pas la proximité physique ; il écrit qu’il lui faudrait venir à Vienne et repartir avec la jeune femme, mais il retarde sa venue, persuadé qu’il « ne supporterai[t] pas la tension mentale » (39). "Amour de loin" ? Robert Kahn remarque justement que Kafka n’écrit jamais « je » devant le verbe "aimer" : il est Kafka, Franz, un nom : pas un sujet. C’est pourquoi il peut écrire qu’il est « incompréhensible que l’on puisse être loin de toi » (90) et que « la vraie Milena est ici » (47, ici c’est-à-dire dans la chambre, par ses lettres.
La distance entre Prague et Vienne pourrait être franchie sans trop de difficultés, mais comme c’était le cas quand il était fiancé à Felice, l’important n’est pas du tout d’abolir la séparation ; tout au long de cette correspondance d’une année, s’expriment le désir de vivre avec Milena et l’impossibilité de le faire, l’impossibilité d’admettre que l’on puisse « se prendre d’intérêt pour [lui] » (58). Le mot, récurrent, qui éclaire son lien complexe à Milena comme, d’une autre manière, au monde qui l’entoure, est "peur" : la phrase « ta relation avec moi je ne la connais pas du tout, elle appartient tout entière à la peur » (65), a pour complément : « cette peur [du monde] n’est pas seulement peur, mais aussi désir d’une chose qui soit plus que tout ce qui produit la peur « (275).
Écrire à Milena (à Felice, etc.) n’aboutit certainement pas à supprimer la peur, écrire étant toujours « se dénuder devant des fantômes » (279), mais cette mise à nu permet de supporter l’insupportable, le fait d’être né (comme il l’écrit), grâce à l’illusion pour un temps de ne plus être entièrement absent au monde. Kafka, qui savait ce qu’était la psychanalyse (dont il refusait la prétention à guérir), affirmait que sa maladie, la tuberculose, n’était pas seulement un mal physique, et la tranquillité — ou « une certaine forme d’intranquillité » — était nécessaire pour recouvrer la santé, et la "présence" épistolaire de Milena valait un séjour dans un sanatorium. Cette présence-absence, en effet, était le moyen de demeurer « seul dans sa chambre » sans l’être, « condition préalable de la vie » (100).
Il faut insister sur le fait que Robert Kahn, outre qu’il traduit l’intégralité des lettres d’après les dernières éditions scientifiques allemandes, respecte au plus près l’écriture si particulière de Kafka, n’adapte pas le texte à son gré, comme l’avait fait Vialatte autrefois (pour ces lettres comme pour Le Procès et d’autres œuvres) — il ne traduit pas angst par « angoisse » chaque fois que le mot apparaît, il conserve la ponctuation très personnelle de Kafka, il restitue son humour, etc. ; les notes sur les événements, les personnes, les lieux, brèves mais précises, facilitent la lecture. On lit ces lettres à Milena comme les récits et nouvelles de Kafka : il « ne cherche toujours qu’à communiquer du non-communicable » (275), ce qui est l’objet de la littérature.
Kafka, À Milena, traduction de l’allemand et introduction de Robert Kahn, NOUS, 2015, 322 p., 18 €.
Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 15 avril 2015
1. Franz Kafka, Lettres à Felice, I et II et Lettres à Ottla, traduction Marthe Robert, 1972 et 1978, Gallimard.
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26/05/2014
Jean-Claude Pirotte (1939-24 mai 2014), Revermont
sans nouvelles d'ailleurs
et n'étant pas d'ici
ma présence m'écœure
et mon absence aussi
*
ce n'est pas assez dire
que je suis seul et nu
en vérité c'est le bonheur
fredonnant les trilles du diable
de cette vie je peux maudire
seul et nu devant ma table
aux horizons imaginaires
et quel instrument que mes nerfs
un violoneux fantôme joue
mes mêmes airs jour après jour
et cela me tue à ravir
Jean-Claude Pirotte, Revermont,
Le temps qu'il fait, 2008, p. 65, 82.
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