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10/08/2014

Guillevic, Art poétique

Guillevic, Art poétique, mot, rêve, mémoire, vivre, miroir

   Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

   Il t’arrive des mots

   Des lambeaux de phrase.

Laisse-toi causer. Écoute-toi

Et fouille, va plus profond.

Regarde au verso des mots

Démêle cet écheveau.

Rêve à travers toi,

À travers tes années

Vécues et à vivre.

 

Ce que je crois savoir,

Ce que je n’ai pas en mémoire,

C’est le plus souvent,

Ce que j’écris dans mes poèmes.

 

Comme certaines musiques

Le poème fait chanter le silence,

Amène jusqu’à toucher

Un autre silence,

Encore plus silence.

 

Dans le poème

On peut lire

Le monde comme il apparaît

Au premier regard.

Mais le poème

Est un miroir

Qui offre d’entrer

Dans le reflet

Pour le travailler,

Le modifier.

— Alors le reflet modifié

Réagit sur l’objet

Qui s’est laissé refléter.

 

Chaque poème

A sa dose d’ombre,

De refus.

Pourtant, le poème

Est tourné vers l’ouvert

Et sous l’ombre qu’il occupe

Un soleil perce et rayonne,

Un soleil qui règne.

 

Mon poème n’est pas

Chose qui s’envole

Et fend l’air,

Il ne revient pas de la nue.

C’est tout juste si parfois

Il plane un court moment

Avant d’aller rejoindre

La profondeur terrestre.

 

Guillevic, Art poétique, dans Art poétique, précédé de Paroi et suivi de Le Chant, préface de Serge Gaubert, Poésie / Gallimard, 2001, p. 166, 172, 177, 178,180 et 184.

 

09/08/2014

Henri Cole, Terre médiane (traduction Claire Malroux)

 

 

                Henri Cole, Terre médiane (traduction Claire Malroux),masque,

                 

                                           Masque

 

          J’ai attaché un masque en papier sur mon visage,

          mes lèvres presque au-dedans de sa petite bouche rouge.

          Tournant la tête à gauche, à droite,

          je ressemblais à quelqu’un que j’avais connu, ou été,

          aux dents blanches bien droites, aux boucles juvéniles.

          Ma vie ordinaire avait suivi son cours attendu,

          comme une flèche d’argent se plante dans un cyprès.

          Reste à ta place ou tu t’en repentiras, ai-je murmuré

          au miroir. Pour réussir, j’avais fait des choses

         que je détestais ; pour être aimé, j’avais rivalisé

                      de promiscuité ;

mon essence semblait se réduire seulement à cela.

Puis j’ai vu mes iris noisette monter à la surface,

          comme des œufs accrochés à une plante aquatique,

          lisses et clairs, dans un visage vide, un visage d’étang.

 

                              Mask

 

I tied a paper mask into my face,

my lips almost Inside its small red mouth.

Turning my head to the left, to the right,

I looked like someone I once knew, or was,

with straight white teeth and boyish bangs.

My ordinary life had come as far as it would,

like a silver arrow hitting cypress.

Know  your place or you’ll rue it, I sighed

to the mirror. To succeed, I’d done things

I hated ; to be loved, I’d competed promiscuously :

my essence seemed to boil down to only this.

Then I saw ma own hazed irises float up,

like eggs clinging to a water plant,

 

seamless and clear, in an empty pondlike face.

 

Henri Cole, Terre médiane, édition bilingue, traduction de l’anglais (États-Unis) et présentation par Claire Malroux, Le Bruit du Temps, 2011, p. 86-87.

08/08/2014

E. E. Cummings, font 5 (traduction Jacques Demarcq)

 

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        Cinq

 I

 

Quand tous les chevaux blancs seront au lit

 

voudrez-vous, ma vraie dame, vous promener

auprès de moi si à peine un semblant de ville

dans un énorme crépuscule vacille

 

et toucher (alors) d’un inexprimé

 

geste subit légèrement mes yeux ?

Et envoyer la vie loin de moi et la nuit

absolument jusqu’au fond de moi… Un prudent

puéril mouvement de votre bras

le fera tout à coup

 

                           fera

plus que des héros magnifiques aux stridentes

armures s’entrechoquant sur de grands chevaux bleus,

et les poètes les regardaient, faisaient des vers,

 

pleurant les chevaliers enfuis sous l’aveuglante lumière.

 

E. E. Cummings, font 5,  traduction et postface de Jacques Demarcq, éditions NOUS, 2011, p. 97, 18 €.

 

 

              Five, I

 

After all white horses are in bed

 

Will you walking besides me,my very lady,

if scarcely the somewhat city

wiggles in considérable twilight

 

touch(now)with a suddenly unsaid

 

gesture lightly my eyes ?

And send life out of me and the night

absolutely into me…a wise

and puerile moving of your arm will

do suddenly that

 

                  will do

more than heroes beautifully in shrill

armour colliding on huge blue horses,

and the poets looked at them, and made verses,

 

through the sharp light cryingly as the knights flew.

 

e. e. Cummings, is 5, in Complete Poems 1904-1962, revised,corrected, and expanded edition containing all the published poetry, by George J. Firmage, New York, Liveright, 1991, p. 303.

 

 

 

 

07/08/2014

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm

 

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Problème. Écrire convient-il à la poésie, il y a tant de poèmes et tous à crans de tourbillon. Si écrire convenait au poème, un suffirait, un de chaque. La pièce s’ajusterait comme s’ajustent la Critique de la raison pure ou le Parménide à leur propos. Et ça n’est pas parce qu’il y a mille façons d’aimer qu’un poème d’amour ne suffit pas. D’ailleurs on sait qu’il n’y a pas mille façons d’aimer. C’est peut-être même parce qu’il n’y en a qu’une et qu’elle se trouve sous le sabot d’un cheval, qu’on se rendra mieux à la chercher qu’à la trouver. La soumission que cherche le poème est bannie de l’écriture. Proche du religieux. De l’hésitation inquiète. L’angoisse décide de l’orée puis sans chemin dans le brouillon, accepte la pleine mer du brouillon pour n’avoir qu’à accueillir le secours ou la mort qui nommera pour elle le silence, sûre d’unique certitude qu’elle est incapable, que sa langue savante de poème est incapable du silence. Alors mieux vaut l’océan pour n’avoir d’autre choix que se mouiller. Et que l’eau du moins soit, avec ses turpitudes de sel. Car ce n’est pas soi, ce n’est pas être que le poème attend mais autre chose, la chose qui ouvrirait taire et qui peut être taire, on ne sait. Passion de chair qui veut dire passion de chair et passion de la parole sous l’autre chose en même temps que chair ouverte à la parole. Qu’est-ce que c’est ? On écrit cependant. On se colle à l’engrenage de distance. Blanchot au bord du poème se tait car tout de même il s’est tu (non par détresse d’écrivain non par triomphe de l’insolence d’homme), par poème, pour se mouiller. Oui tout de même il l’a fait. Il est mort comme un loup.

Savoir quoi que ce soit indiffère la poésie tant l’inquiète la venue. C’est un truc pour paresseux, pour idiots ou pour fidèles. Ce qui est presque dire pour tout le monde, juste pour tout le monde. La poésie est tellement  à tous qu’elle n’est plus respectable et voilà ce qui effraye car il faudrait s’y risquer, aller aux putes : lire.

 

Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm, éditions José Corti, 2005, p. 113-114.

06/08/2014

Pierre Loti, Reflets sur la sombre route

 

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                                         Aubades

 

[...] Persiennes closes, pour que n'entre pas tout de suite dans ma chambre la lumière radieuse, vitres grandes ouvertes pour laisser passer les souffles tièdes venus de la mer.

   Durant cette courte nuit, le silence s'est fait autour de ma maison isolée. Mais, à présent que pointe l'aube rose, les bruits du matin sont commencés, bruits de village et bruits de campagne, que j'ai d'abord vaguement perçus dans un demi-sommeil ; aubade lointaine des coqs ; départ de quelque pêcheur pour le large ; grincements cadencés d'avirons et chanson d'Espagne, qui passent en bas sur la rivière.

   À peine les lueurs viennent de naître ; mes yeux indécis ne distinguent encore, des objets coutumiers qui m'entourent, que les masses et les ombres : silhouettes confuses des meubles, grands carrés blanchissants des fenêtres.

   Et tout près de ma tête, tout près, tinte un petit bruit régulier, rapide, monotone, le tic-tac grêle d'une montre, qui est là pendue et qui se dépêche, qui se dépêche, comme enfiévrée par la fuite du temps qu'elle voudrait suivre. Vite, vite, il court, le temps de la vie ; c'est ce qu'elle dit d'abord, à mon triste réveil, la toute petite machine qui, sans trêve, tourne ses roues minuscules. Vite, vite, tout se précipite, les secondes, les minutes, les heures.... Illusion, l'immobilité et le silence ; une même course folle emporte les jours et les ans, la terre et les mondes, un même tourbillon les entraîne et les use...

 

Pierre Loti, Reflets sur la sombre route, Calmann Lévy, 1899, p. 159-161.

05/08/2014

Aurélie Foglia, Gens de peine

 

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   On pourrait prendre le titre pour guide de lecture et l'on isolerait sans difficulté mots et fragments qui renvoient à l'extrême pauvreté, à la difficulté de vivre, à l'humiliation, à l'absence d'avenir : « les Bafoués », « Gens derniers », « Gens de rien », « ils crient misère ». Ces "gens de peine" seraient analogues à ceux dont La Bruyère écrivaient qu'« ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » (1) Si le sous-titre de cette première partie de Gens de peine, "Vies de" évoque les "Vies de saints", nulle individuation pourtant ; être "gens de rien" est le sort commun, et la catégorie inclut d'autres que les miséreux, longue liste qui, plus avant dans le livre commence dans la littérature avec Apollinaire, Corbière (gens de voyage, de mer) : « on les traite poètes de parasites » et comprend tous les sans nom, « noms nocturnes », « comédiens inconnus ». Le lecteur suivra jusqu'au bout ce motif de l'indifférenciation, les "gens" deviennent foule et coupent les têtes (« pâles comme reines »), acceptent la domination et se gardent de penser, « dans l'enchantement des chaînes ». Bref, « Gens norment » et personne n'y échappe : « Je suis compris dans la masse / d'un tous », et les gens, avec le temps, composent des « Milliards de myriades de morts ».

   À ce motif s'en mêle un autre, autour de la question du nom, ce qui apparaît dans les trois autres sous-titres : "Les Dénommés", "Tailleurs de noms" et "Chez les hommonymes". Quels que soient les noms portés, tous disparaissent sans retour et « personne ne les appelle ». Des personnalités plus ou moins médiatiques portant des noms qui renvoient à autre chose qu'à la personne elle-même : Olivier Sibille (journaliste — la sibylle était prophétesse), Myriam Roman (professeure), Renaud Muselier (homme politique — la muselière bâillon) ; il n'y a aucune adéquation entre celle qui enseigne la littérature et son nom, et sont relevés des noms (tous "existent") qui mettent en évidence l'arbitraire de la dénomination des personnes (Négrier, Péan, Percepied, Bohème, Javelot, etc.) et, au moins apparemment, des lieux (Mondeville, Mouguerre, le marché des Enfants Rouges), les uns et les autres liés à l'histoire ; on peut compléter par Foglia, mot italien pour désigner la feuille. S'ajoutent des noms tirés de la littérature, Madame Malgloire (dans Les Misérables), Jean Trou Verbier (dans Le Drame de la vie de Novarina) ou la Cacanie (dans Musil), et au Jean Valjean de la fiction répond le Jean Grosjean écrivain.

   L'homonymie de "Gens" et "Jean" entraîne des transformations variées, la fête du solstice d'été devenant la Saint-Gens, substitution visible dans un calligramme titré "Les Métamorphoses" où s'inscrivent sur la page les lettres dispersées de "Gens" et "Jean", "a" et "s" étant les seules lettres à la périphérie. Une saynète met en scène des Jean, numérotés de 0 à 7, puis apparaissent un 16, un 40, un 47593 : tous équivalents, Jean ou Gens « mènent des vies, / démènent des vies / surmènent des vies / se dévident ». Mais si le "je" ne se distingue pas de l'ensemble, "Gens" peut remplacer "je" — ou "il(s)", ou "tu" : « Gens comme Temps / est au singulier pluriel », et cette indifférenciation affirmée est visible dans les marques d'accord des verbes : à côté de « Gens ne s'appellent pas », « Gens jonglai » , et les personnes grammaticales peuvent se succéder : « Gens ne parle pas / en leur propre nom ». Cette sortie des règles en suscite d'autres, et "on" vaudra pour "nous" (« on vivotons »), "ils" pour "vous" ((« ils portez »), "nous" pour "ils" ((« Sous peu nous êtrons — et clamsent »), ici avec un mot-valise ("être" + "étron"), -ons pour la terminaison du futur.

   Ces entorses à la grammaire s'accordent au désordre lié à ce que sont les "gens de peine" et au trouble introduit sur ce que sont les noms. À l'homonymie "Gens" / "Jean", répondent tout au long du texte de légères transformations dans les mots, par le changement d'une consonne : « comme les arbres perdent [...] comme les arbres pendent », ou d'une voyelle : « nous ne tombons pas  [...] nous tombeaux », « Gens soucieux / Gens sociaux », etc., l'ajout ou la suppression d'une lettre dans une syllabe (« Gens copulent corpulents ») ou d'une syllabe dans un mot (« ânonnent-anonyment », « secrétaires-sectaires »), etc. On relèvera aussi les nombreuses allitérations (« Gens muets mutilés de mots ») et les vers dans lesquels un mot termine un groupe tout en commençant un autre (« Gens lambdas / se fondent dans la fourmilière / les enfourne »).

   On voit par les quelques exemples retenus qu'avec les motifs de Gens de peine, jamais abandonnés, se construit un ensemble à la tonalité sombre. Les gens de peine et les autres parlent certes d'amour, mais si souvent « devant écran » pensent haine, guerre, mort ; ce n'est pas hasard si est évoquée la nécropole de Souains et les « corps couverts de boue ». Mais l'exergue emprunté à Vigny, vers de L'esprit pur , « Tous sont morts en laissant leur nom sans auréole », prévenait le lecteur.

 

Aurélie Foglia, Gens de peine, NOUS, 2014, 112 p., 12 €.

Article paru dans Sitaudis le 1er août 2014.

 

04/08/2014

Michel de M’Uzan, Les chiens des Rois

                                                   Michel de M'Uzan, Les chiens des Rois, théâtre, scène, lumière, rideau, spectateur

                                             Pâles et tranquilles

Toute la façade du théâtre était illuminée. Devant, le feuillage de grands arbres arrêtait la lumière en une haute voûte claire. Au-dessus, le crépuscule se prolongeait. La soirée était tiède, les bruits étouffés, une foule se pressait à l’entrée.

  Dans la salle, pas une place était inoccupée. Les spectateurs silencieux fixaient la scène. Aucun rideau ne la dissimulait et dans le grand rectangle sombre et opaque, nul décor, nul objet ne se distinguait.

Les lumières s’éteignirent lentement, deux par deux, en longues rangées, à l’orchestre, puis au balcon, aux galeries enfin. Quand tout fut obscur, comme venant du faîte de la salle, les premiers sons d’une flûte descendirent. Lointaines et précises, les notes toujours égales se succédaient sans hâte.

   La scène s’éclaira peu à peu ; deux personnage y étaient déjà placés : un marquis, une marquise, distants de quelques pas. Leurs costumes verts brillaient, l’homme, le buste penché, semblait avancer, la femme, le dos incliné, semblait reculer. Ils rompirent leur immobilité dans une danse lente et mesurée ; tout en haut, la flûte jouait, l’or des vêtements scintillait, les souliers vernis glissaient et tournaient. Le rythme s’accélérait, les perruques blanches flottaient, absorbaient la lumières vive cernant de près le couple qui dansait. Les ombres dédoublées s’allongeaient et revenaient, la flûte jouait plus vite et montait. Les danseurs se rapprochèrent.

 

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Au fond de la salle, au dernier rang, un homme s’était levé ; on ne distinguait que sa haute silhouette sombre. À droite, plus en avant, un second, puis un troisième au milieu, à gauche un autre encore, se dressèrent. Tous étaient tournés vers la scène où le cercle de lumière rétrécissait. Pâles et tranquilles, tout proches, l’homme et la femme continuaient à danser. Deux nouvelles silhouettes apparurent sur le plateau. Le marquis et la marquise ne furent plus alors qu’une seule forme en mouvement. Du plafond de la salle, la flûte lançait ses notes claires, tandis que le lourd rideau rouge descendait lentement.

 

 

 

Michel de M’Uzan, Les chiens des Rois, collection Métamorphoses XLVI, Gallimard, 1954, p. 135-137.

03/08/2014

Max Ernst, Écritures

                                                                               

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                    Réponse à une enquête de Commune, 1935

Pour Max Ernst, art et poésie ne font qu’un. Il assimile la recherche poétique au travail sous-marin du scaphandrier. L’océan doit être sondé autour de ces pics dont le jaillissement signale un monde englouti. De tout ce qu’il aura amené à la surface, le plongeur retiendra les éléments qui lui semblent « trouvailles ». Il rejettera le reste, sans se soucier des chances d’erreur que comporte une telle sélection :

 

… Ce n’est pas une Atlantide morte que ce monde submergé, précise Max Ernst. Il est fleuri de volcans qui, pour ne pas atteindre le niveau de la conscience, n’en agissent pas moins sur cette conscience, donc sur toute vie individuelle ou collective. Le surréalisme est né en plein déluge dada, quand l’arche eut buté contre un pic. Les navigateurs n’avaient pas la moindre envie de réparer leur bateau, de s’installer dans l’île. Ils ont préféré piquer une tête. Grâce à l’écriture automatique, aux collages, aux frottages et à tous les procédés qui favorisent l’automatisme et la connaissance irrationnelle, ils ont touché le fond de cet invisible et merveilleux univers, « le subconscient », à décrire dans toute sa réalité.

Avant sa plongée, nul scaphandrier ne sait ce qu’il va rapporter. Ainsi, le peintre n’a pas le choix de son sujet. S’en imposer un, fût-il le plus subversif, le plus exaltant et le traiter d’une manière académique, ce sera contribuer à une œuvre de faible portée révolutionnaire. De même celui qui prétend fixer sur une toile les rêves de ses nuits n’accomplira pas une autre besogne que l’artiste acharné à copier trois pommes, sans se soucier de rien d’autre que de la ressemblance. Le contenu idéologique — manifeste ou latent — ne saurait dépendre de la volonté consciente du peintre. Le devenir de l’auteur et de l’œuvre sont indéniablement, indissolublement liés. Sinon, il y a tricherie.

La psychologie concrète a démontré que le subconscient individuel se trouve englobé dans le subconscient collectif. La question de la propriété artistique s’est donc modifiée. La vanité du créateur apparaît dans tout son ridicule éclat. L’exhibitionnisme même perd de sa valeur documentaire. Justice est faite de tant d’autres notions dont l’ensemble constituait le mythe artistique. Les méthodes d’exploration consciente sont à la portée de tous et  l’idolâtrie du talent n’est pas moins risible que les autres.

 

Max Ernst, Écritures, Gallimard, collection Le Point du Jour, 1970, p. 401-402.

02/08/2014

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud

 

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   E blanc

                                      Scène 1

 

La mort couche dans mon lit elle a les dents blanches

Patauger dans la nuit appelle-t-on cela

Vivre O dans ma bouche l’ancolie amère

Des jours anciens mon vieux Verlaine rien ne sert

De pleurer au temps des souvenirs la partie

Est déjà perdue tu n’avais pas su le

Retenir il courait plus vite que le vent

Amants de la mort qu’attendiez-vous de la vie

Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être à ta lèvre

Dolente et non le chapelet à l’angélus

 

Ah l’ordre comme un petit serpent fourbe arrive

Toujours quad le clocher sonne douze au clair de

Lune le christ O vieille démangeaison

Pauvre lélian habité par un fantôme à

La jambe de bois l’autre en toi O moulin à

Prières

 

                                           Scène 2

 

Que cherchais-tu en franchissant le saint-gothard

À demi enseveli dans la neige quelle

Porte par où t’enfuir encore et toujours

O toi l’ébloui sans sommeil dévoré par

Les mouches du rêve et que l’éclair divise à

Jamais hagard comme le faucon

 

                                           Scène 3

 

Elle venait sans que j’y prenne garde à pas

De loup et ce cœur en moi s’usait peu à peu

À battre la chamade je ne l’avais pas

Reconnue tant son visage était pâle et

Ressemblait à s’y méprendre à la blanche nuit

Ses regards enjôleurs me grisaient doucement

O comme elle était tendre lorsqu’elle voulut

Me prendre par surprise au petit matin calme

 

J’aurais pu te quitter sans avoir baisé ta

Bouche tandis qu’à m’étreindre elle buvait mon

Sang O la camarde ma camarade attends

Encore un peu je n’ai pas fini d’inventer

Pour lui les mots du nouvel amour

 

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud,

Gallimard, 2009, p. 39-41.

01/08/2014

Zbigniew Herbert, Hermès, le chien et l'étoile

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              La chambre meublée

  

Dans cette chambre il y a trois valises

un lit qui n’est pas à moi

une armoire et le moisi de sa glace

 

quand j’ouvre la porte

les objets se figent

une odeur connue m’assaille

de sueur insomnie et literie

 

un petit tableau au mur

montre le Vésuve

avec un panache de fumée

 

je n’ai pas vu le Vésuve

je ne crois pas aux volcans actifs

 

le deuxième tableau

est un intérieur hollandais

 

dans la pénombre

des mains de femme

inclinent un pot

d’où s’écoule une tresse de lait

 

sur la table un couteau une serviette

un pain un poisson une grappe d’oignons

 

si on suit la lumière dorée

en montant trois marches

par la porte entrebâillée

on voit un carré de jardin

 

les feuilles respirent la lumière

les oiseaux soutiennent la douceur du jour

 

un monde faux

tiède comme du pain

doré comme une pomme

 

du papier peint arraché

des meubles non apprivoisés

les taies des glaces sur le mur

voilà l’intérieur réel

 

dans cette chambre à moi

et à trois valises

le jour fond

en une flaque de sommeil

 

Zbigniew Herbert, Œuvres poétiques complètes I, Corde

de lumière suivi de Hermès, le chien et l’étoile et de Étude

de l’objet, édition bilingue, traduction du polonais par

Brigitte Gautier, Le Bruit du temps, 2011, p. 223 et 225.

31/07/2014

Georges Perros, Poèmes bleus

 

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Ces envies de vivre qui me prennent

Et cette panique, cette supplication

Cette peur de mourir

Alors que je n’ai pas encore vécu

Et que dans ces moments

J’ai ma vie sur ma langue

Il me semble que ça va être possible, enfin

Que je vais y aller d’une grande respiration

Que je vais avaler le soleil et la lune

Et la terre et le ciel et la mer

Et tous les hommes mes amis

Et toutes les femmes mes rêves

D’un seul grand coup

De poitrine éclatée

Quitte à en mourir, oui,

Mais pour de bon

Pas de cette mort ridicule

Déshonorante, inutile,

Qui accuse la parodie

Qui accuse le défaut

De ce qu’on appelle la vie

Sans trop savoir de quoi nous parlons.

On se renseigne auprès des autres

On leur pose des tas de questions

Avec cette hypocrisie de bonne société

On marque des points en silence

Ils souffrent autant que nous, tant mieux

On se dit même

Qu’on est un peu plus vivants qu’eux

O l’horreur

Et la fragilité

De nos amours.

 

Georges Perros, Poèmes bleus, Gallimard,

Le Chemin, 1962, p. 129-130.

30/07/2014

Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines

 

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À Aminta, qui s’est couvert les yeux de la main

 

M’ôte le feu, neige me fait faveur

la main sous qui tes yeux ont disparu ;

n’est pas moins dure avec qui elle tue,

ni moins de flammes anime sa blancheur.

 

Le regard boit d’incendies la fraicheur,

et volcan aux veines les distribue ;

le cœur amant d’une peur prévenue,

craint tout ce blanc, car il le sent trompeur.

 

Si de tes yeux le brasier souverain,

tu le passes en ta main pour l’apaiser,

c’est là grande pitié du cœur humain ;

 

mais pas de toi, car il peut, éclipsé,

puisqu’elle est neige, liquéfier ta main,

si cette main ne veut pas le glacer.


Aminta, que se cubrió los ojos con la mano

 

Lo que me quita en fuego, me da en nieve

lo mano que tus ojos me recata ;

y no es menos rigor con el que mata,

ni menos llamas su blancura mueve.

 

La vista frescos los incendios bebe,

y, volcán, por la venas los dilata ;

con miedo atento a la blancura trata

el pecho amante, que la siente aleve.

 

Si de tus ojos el ardor tirano

le pasas por tu mano por templarle,

es gran piedad del corazón humano ;

 

mas no de ti, que pude, al ocultarle,

pues es de nieve, derretir tu mano,

 

si ya tu mano no pretende belarle.

 

Francisco de Quevedo, Les Furies et les Peines, 102 sonnets,

Choix, présentation et traduction de Jacques Ancet,

édition bilingue, Poésie/ Gallimard, 2010, p. 134-135.

29/07/2014

Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes

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Quand tes yeux conquerans estonné je regarde,

J’y veois dedans à clair tout mon espoir escript ;

J’y veois dedans Amour luy mesme qui me rit,

Et m’y mostre, mignard, le bon heur qu’il me garde.

 

Mais, quand de te parler par fois je me hazarde,

C’ets lors que mon espoir desseiché se tarit ;

Et d’avouer jamais ton œil, qui me nourrit,

D’un seul mot de faveur, cruelle, tu n’as garde.

 

Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que je dis :

Ce sont ceux là, sans plus, à qui je me rendis.

Mon Dieu, quelle querelle en toi mesme se dresse,

 

Si ta bouche & tes yeux se veulent desmentir ?

Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les despartir,

Et que je prenne au mot de tes yeux la promesse.

 

Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes,

 Introduction, bibliographie et notes par Louis Desgraves,

William Blake and C°, 1991, II, p. 154.

 

28/07/2014

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca]

 

 

                         Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca], la putain paysanne

          La putain paysanne

 

Le grand mur qui est en face et clôture la cour

a souvent des reflets d’un soleil enfantin

qui rappellent l’étable. Et la chambre en fouillis

et déserte au matin, quand le corps se réveille,

sait l’odeur du premier parfum gauche.

Même le corps enroulé dans le drap est pareil à celui

des premières années, que le cœur bondissant découvrait

 

On s’éveille déserte à l’appel prolongé

du matin et dans la lourde pénombre resurgit

la langueur d’un autre réveil : l’étable

de l’enfance et le soleil ardent pesant las

sur les seuils indolents. Léger,

un parfum imprégnait la sueur coutumière

des cheveux, et les bêtes flairaient. Le corps

jouissait furtivement de la caresse du soleil

insinuante et paisible comme un attouchement.

 

La langueur du lit engourdit les membres étendus,

jeunes et trapus, presqu’encore enfantins.

L’enfant gauche flairait les senteurs

du tabac et du foin et tremblait au contact

fugitif de l’homme : elle aimait bien jouer.

Quelquefois elle jouait étendue dans le foin

avec un homme, mais il ne humait pas ses cheveux :

il cherchait dans le foin ses membres contractés,

puis il les éreintait, les brisant comme l’eût fait son père.

Comme parfum, des fleurs écrasées sur les pierres.

 

Bien souvent, pendant le long réveil

revient cette saveur sure des fleurs lointaines,

d’étable et de soleil. Aucun homme ne sait

la subtile caresse de cet âcre souvenir.

Aucun homme ne voit par-delà le corps étendu

cette enfance passée dans une attente gauche.

 

           La putana contadina

  

La muraglia di fronte che accieca il cortile

ha sovente un riflesso di sole bambino

che ricorda la stalla. E la camera sfatta

e deserta al mattino quando il corpo si sveglia,

sa l’odore del primo profumo inesperto.

Fino il corpo, intrecciato al lenzuolo, è lo stresso

dei primi anni, che il cuore balzava scoprendo.

 

Ci si sveglia deserte al richiamo inoltrato

del mattino e riemerge nella greve penombra

l’abbandono di un altro risveglio : la stalla

dell’infanzia e la greve stanchezza del sole

coloroso sugli usci indolenti. Un profumo

impregnava leggero il sudore consueto

dei capelli, e le bestie annusavano. Il corpo

si godeva furtivo la carezza del sole

insinuante e pacata come fosse un contatto.

 

L’abbandono del letto attutisce le membra

stese giovani e tozze, come ancora bambine.

la bambina inesperta annusava il sentore

del tabacco e del fieno e tremava al conttato

fuggitivo dell’uomo : le piaceva giocare.

Qualche volta giocava distesa con l’uomo

dentro il fieno, ma l’uomo non fiutava i capelli :

le cercava nel fieno le membra contratte,

le fiaccava, schiacciandole come fosse suo padre.

Il profumo eran fiori pestati sui sassi.

 

Molte volte ritorna nel lento risveglio

quel disfatto sapore di fiori lontani

e di stalla e di sole. Non c’è uomo che sappia

la sottile carezza di quelle’acre ricordo.

Non c’è uomo che veda oltre il corpo disteso

quell’infanzia trascorsa nell’ ansia inesperta.

 

 

Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca], édition

bilingue, traduit de l’italien par Gilles de Van, Gallimard,

1962, p. 104-107.

27/07/2014

Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide augures

fabienne raphoz,oiseaux,merle

Dessin de Ianna Andréadis

 

                    Au merle de mon jardin

 

                                                           (avec l’aide de quelques-uns)

 

Le merle de mon jardin est un oiseau commun

                mais c’est le merle de mon jardin ;

le merle de mon jardin est un oiseau commun

                mais j’ai aussi treize manières de le regarder ;

le merle de mon jardin est un oiseau commun

                 mais il est à lui seul le voyage tout entier ;

le merle de mon jardin n’est ni le ciel ni la terre

                 mais il les réunit ;

il n’y a pas d’ailleurs de son monde pour l’être-là merle

du merle de mon jardin ;

parfois je suis un peu le merle de mon jardin

                  car je le suis des yeux ;

ainsi, pour le dire autrement, l’œil du merle de mon

jardin et mon regard ne font qu’un, mais j’ai moins

d’acuité pour observer le merle de mon jardin

                         qu’il n’en a pour me regarder depuis le

                          pommier ;

les ancêtres du merle de mon jardin volaient

                  avant les ancêtres de la chauve-souris ;

les ancêtres dinosaures du merle de mon jardin ne se

sont pas éteints,

                  ils se sont envolés ;

le merle de mon jardin contrairement à la mouche du pré

                  ne met pas ses pattes sur sa tête ;

dans la syrinx du merle de mon jardin,

                  il y a un peu du Solitaire masqué de Monteverde ;

jaune vif le bec du mâle merle noir : tordus merula de mon jardin

                   comme ceux de tous les mâles merles tordus  sp

du monde sauf le bec du mâle Merle du Maranon Tordus maranonicus

du mâle merle cul-blanc Tordus obsoletus  et du mâle Merle

Haux-Well Tordus  hauxwelli   

 

Une année, le merle de mon jardin a fait son nid quasi

sous mon nez ;

le merle de mon jardin mange souvent des baies de lierre au-dessus

de mon nez sur le gros mur moussu de mon jardin, l’été ;

le merle de mon jardin, comme le piapiateur noir de

Jacques Demarcq,

                  piapiate et tuititrix, son chant résonne refluifluité ;

le merle de mon jardin comme Jacob de Lafon soi-même

                 aime penser les choses par deux : baie et chat,

                 air et froid, œuf et bec, eux et eux, mais à

                  l’inverse de Jacob de Lafon il n’associe rien à

l’arôme du noyau ; 

le merle de mon jardin, comme le merle de Ianna

(Andréadis)

                        peut rester longtemps immobile et regarder  de

                        biais ;

comme Claude Adelen, j’ai tutoyé l’aire du merle de mon jardin

                        en vain ;

le merle de mon jardin se tait à la mi-juillet

                        mais garde son sale caractère — je l’appelle souvent

le pipipissed off merle de mon jardin parce que j’ai un rapport passionnel avec la langue anglaise et le merle de mon jardin ;

le merle de mon jardin se merle de tout c’qui s’passe et passe dans mon jardin ;

le merle de mon jardin aime que je parle de lui et me le fait savoir par un petit

puiitpitEncore, puitpitEncore ;

chaque hiver j’espère que le froid ne tuera pas le merle de mon jardin ;

le merle de mon jardin et moi sommes assez semblables

   à une petite différence près :

                         un jour le merle de mon jardin comme le Merle de Grand Caïman éteint

je le chialerai

 

Ceci étant :

le merle de mon jardin n’est sûrement pas mon merle comme mon jardin n’est finalement pas mon jardin mais le monde du merle de mon jardin et de quelques-uns, pendant l’été pendant l’hiver, par instants, ou bien alors, durant toute l’année, comme le merle de mon jardin : le milan, la buse, le faucon, le martinet, le coucou, le pic, la corneille, le geai, la pie, la pie-grièche, le rougegorge, la grive, l’hirondelle, le verdier, la mésange, le rougequeue, le pinson, le serin, la bergeronnette, le grosbec, la fauvette, le gobemouche coche de mon jardin , le grimpereau, le chardonneret, la sitelle, le tarin, le moineau, le troglodyte, le bruant ; mais aussi le renard, le hérisson, l’écureuil, la taupe, le mulot, l’épeire, le faucheux, le lézard, la couleuvre, l’argus, la piéride, le nacré, la petite tortue, le myrtil, le macaon, le cétoine, le capricorne, le carabe, l’apion, le clairon, le criocère, le hanneton, le bousier, le taupin, le gendarme, la punaise, le criquet, la sauterelle, la guêpe, le frelon, l’abeille, le bourdon, le syrphe, la mouche, la cordulie, mais encore la verge d’or, la gesse, la balsamine, le trèfle, l’œillet, la centaurée, le millepertuis, la carotte sauvage, le coquelicot, la reine des prés, la scabieuse, l’hortie, le cornouiller, le frêne, le noisetier, le noyer ; et tous les autres que je n’sais même pas nommer, que j’n’ai même pas vu ou que j’ai acclimatés à mon jardin à l’inverse du merle de mon jardin qui lui a choisi mon jardin.

 

(Bonnaz, août 2009)

 

 

Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide  augures, Dessins de Ianna Andréadis, Genève, éditions Héros-Limite, 2011, p. 158-161.