06/02/2023
Jean Grosjean, Une voix, un regard
La Beune
Un grand verger bosselé au fond d’ un vallon, bordé de sombres noyers, avec un néflier tortueux, deux mirabelliers, des quetschiers quelques pommiers penchants. Et la fosse d’un étang à sec. Oui, le ruisseau a été détourné. Il circule entre des roches qu’il lave ou bien il les enjambe avec une sorte de chuchotement, de quoi inquiéter les arbres. Ils ont l’air de se retourner à demi comme les vaches quand on traverse leu pâture.
Surplombé de pentes raides où les forêts s’accrochent, ce vallon ne s’ouvre qu’au nord. Il est livré aux brefs jours d’hiver, aux longs vents d’hiver, à de brusques gels, à des neiges stagnantes. Mais le soleil d’été le regarde par-dessus les bois. Le soleil sait voir, à travers l’eau courante, les galets de grès rose qui somnolent au fond du ruisseau. Et il y a les cris des enfants qui jouent à la guere avec des chutes d’étoffes pour drapeau. Ah les prunes par terre.
Jean Grosjean, Une voix, un regard, Textes retrouvés 1947-2004, Gallimard, 2012, p. 189.
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22/04/2019
Constantin Cavafy, Jours de 1908
Jours de 1908
Il s'est retrouvé cette année-là sans travail ;
il vivait donc des cartes,
du trictrac et des prêts.
Une place, à trois livres par mois, dans une petite
papeterie lui avait été proposée.
Mais il la refusa sans hésiter.
Ça n'allait pas. Ce n'était pas un salaire pour lui,
jeune homme assez instruit, âgé de vingt-cinq ans.
À peine s'il gagnait par jour deux shillings, ou trois.
Que tirer de plus, pauvre garçon, des cartes et du trictrac
dans les cafés populaires de son rang,
même s'il jouait habilement, même s'il choisissait pour partenaires
des sots.
Quant aux prêts, n'en parlons pas.
Il obtenait rarement un thaler, c'était un demi-thaler le plus souvent,
il devait même parfois se contenter du shilling.
Pour une semaine quelquefois, ou davantage,
délivré des effrayantes veillées,
il allait se rafraîchir aux bains, nager le matin.
Ses vêtements étaient dans un état minable.
Il portait un costume, toujours le même, un costume
couleur cannelle, très fané.
Ah, jours de l'été mille neuf cent huit,
votre vision idéale, esthétisée,
fait abstraction du costume couleur cannelle, très fané.
Votre vision l'a gardé
tel qu'au moment de s'en défaire, d'enlever
les vêtements indignes, les sous-vêtements reprisés.
Tout nu ; parfaitement beau ; une merveille.
Les cheveux négligés, un peu ébouriffés ;
les membres légèrement hâlés
d'avoir été nus sur la plage, aux bains.
Constantin Cavafy, traduit du grec par Maria Tsoutsoura, dans
Europe, "Constantin Cavafy", n° 1010-1011, juin-juillet, 2013, p. 66-67.
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28/10/2017
Julien Gracq, Carnets du grand chemin
Les demi-cultivés (ou demi-barbares) de l’ère de l’audiovisuel. Quand on suit à la radio ou à la télévision un des innombrables jeux radiophoniques, on est frappé de la proportion somme toute élevée des réponses justes, considérablement plus grande en moyenne qu’elle ne l’eût été il y a cinquante ans. Mais on pressent en même temps que ces connaissances ponctuelles n’ont aucune tendance à s’organiser en réseaux cohérents. L’esprit de leur possesseur fait penser à un cartographe du relief qui, disposant d’un assez grand nombre de points cotés, n’aurait aucune notion de la manière de les joindre par des courbes de niveau.
Julien Gracq, Carnets du grand chemin, édition C. Dourguin, dans Œuvres complètes II (édition B. Boye), Pléiade / Gallimard, 1995, p. 1097.
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20/09/2017
William Faulkner, Les Larrons
C’était samedi matin, vers 10 heures. Ton arrière grand-père et moi, nous étions dans le bureau de l’écurie de louage. Père assis à son bureau en train de compter l’argent et de vérifier avec la liste des factures de livraison les sommes que je venais de collecter dans le sac de toile en faisant le tour de la Place ; et moi assis sur la chaise contre le mur, attendant midi, l’heure où je toucherais les dix cents de mon salaire du samedi (de la semaine) et où on rentrerait à la maison et où je serais enfin libre de rattraper (on était en mai) la partie de base-ball qui se jouait sans moi depuis le petit déjeuner : l’idée (pas la mienne, celle de ton arrière grand-père) étant que même à onze ans un homme devait depuis un an déjà assumer le coût et les responsabilités de sa place au soleil, de l’espace qu’il occupait dans l’économie de ce monde (du moins celle de Jefferson, Mississippi). Tous les samedis matins je partais avec Père immédiatement après le petit déjeuner, tandis que tous les autres garçons de notre rue se contentaient de s’occuper de balles, de battes et de gants — pour ne rien dire de mes trois frères qui, étant plus jeunes et par conséquent plus petits que moi, avaient plus de chance, à supposer que tels étaient bien la logique et les présupposés de Père : puisque tout adulte digne de ce nom pouvait prendre en main ou assumer la responsabilité économique de quatre enfants, n’importe lequel de ces enfants, à plus forte raison l’aîné, suffirait pour prendre en charge les déplacements nécessaires à cette économie (…)
William Faulkner, Les Larrons, Pléiade / Gallimard, 2016, p. 785-786.
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12/04/2016
Peter Altenberg (1859-1919), Esquisses viennoises
Comme vont les choses
Elle était une toute petite comédienne du théâtre d’été, elle avait des yeux célestes, elle avait faim.
« J’aimerais vous jouer une fois Jane Eyre », dit-elle à un jeune écrivain.
« Venez me voir ! », dit-il.
« Oh ! vous me le permettez ? ! »
Elle joua devant lui.
Il la félicita, fit en sorte qu’elle se sentit heureuse.
Puis il l’embrassa, la serra contre lui — — —.
« Dieu me garde ! », dit-elle, s’abandonnant au destin.
Elle garda ses yeux célestes, sa faim, et déclamait Jane Eyre, son grand rôle — — —.
Peter Altenberg, Esquisses viennoises, traduction de l’allemand de Miguel Couffon, Pandora / Textes, 1982, p. 58.
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03/01/2016
Jean Tardieu, Formeries ; Comme ceci comme cela
La fin du poème
C’est la fin du poème. Épaisseur et transparence, lumière et misère — les jeux sont faits.
On avait commencé par la rime pour enfants. On avait cherché des ondes de choc dans d’autres rythmes. On avait gardé le silence, ensuite murmuré : on cherchait à se rapprocher du bruit que fait le cœur quand on s’endort ou du battement des portes quand le vent souffle. On croyait dire et on voulait se taire. Ou faire semblant de rire. On voulait surtout sortir de son corps, se répandre partout, grandir comme une ombre sur la montagne, sans se perdre, sans rien perdre.
Mais on avait compté sans la dispersion souveraine. Comment feindre et même oublier, quand nos débris sont jetés aux bêtes de l’espace, — qui sont, comme chacun sait, plus petites encore que tout ce qu’il est possible de concevoir. Le vertige secoue les miettes après le banquet.
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976, p. 81.
Complainte du verbe être
Je serai je ne serai plus je serai ce caillou
toi tu seras moi je serai je ne serai plus
quand tu ne seras plus tu seras
ce caillou.
Quand tu seras ce caillou c’est déjà
comme si tu étais n’étais plus,
j’aurai perdu tu as perdu j’ai perdu
d’avance. Je suis déjà déjà
cette pierre trouée qui n’entend pas
qui ne voit pas ne bouge plus.
Bientôt hier demain tout de suite
déjà je suis j’étais je serai
cet objet trouvé inerte oublié
sous les décombres ou dans le feu ou dans l’herbe froide
ou dans la flaque d’eau, pierre poreuse
qui simule une murmure ou siffle et qui se tait.
Par l’eau par l’ombre et par le soleil submergé
objet sans yeux sans lèvres noir sur blanc
(l’œil mi-clos pour faire rire
ou une seule dent pour faire peur)
j’étais je serai je suis déjà
la pierre solitaire oubliée l
le mot le seul sans fin toujours le même ressassé.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979,
p. 45-46.
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19/10/2015
Yves Ravey, Sans état d'âme
Au moment de dormir, enfant, si le vent était à l’ouest, et quand les locomotives s’engouffraient dans le tunnel, au loin, ma parvenait chaque soir le ferraillement saccadé des wagons de marchandises, qui reliaient les usines de construction automobile à la frontière.
C’était des convois sans fin. Je me souviens qu’après l’école, descendant du car de ramassage scolaire, je m’asseyais, avec Stéphanie et Betty, sur le parapet du pont, au-dessus du ruisseau. Et tous les trois, nous assistions au passage des trains aperçus à l’horizon, derrière la ligne des peupliers.
Notre jeu préféré, c’était compter les wagons, yeux fermés, mains sur le visage, dans un temps imparti, en nous repérant au rythme des roues sur les rails. Le plus souvent, j’ouvrais à peine les paupières, écartant les doigts, sans que mes camarades ne s’en aperçoivent. Et quand le meneur de jeu qui, lui, comptait à voix basse, les yeux ouverts, criait stop, chacun donnait son chiffre. Toujours je tombais juste et je gagnais la partie.
Yves Ravey, Sans état d’âme, Minuit, 2015, p. 7-8.
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08/04/2015
Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Craductions : recension
Christian Prigent, Vanda Benes, Typhaine Garnier
Bruno Fern
Il y a une longue tradition de jeu avec les homophonies dans la langue et il n’est pas besoin de chercher longtemps des exemples dans les pratiques quotidiennes, de l’enseigne Diminu’tif à l’aide-mémoire Mais où est donc Ornicar ?, de la publicité Un monde se crée, un monde secret aux locutions comme Vieux comme mes robes ou Fier comme un p’tit banc. Et les lecteurs du Canard enchaîné font leur provision de calembours chaque semaine. Les auteurs citent Hugo et, abondamment, Jarry, en renvoyant aussi à Brisset, Khlebnikov, Biély, Desnos, Leiris — ajoutons Alphonse Allais. Le jeu avec une autre langue, soit proposer un énoncé compréhensible en français à partir, ici, du latin, est plus rare. Mais on pense tout de suite à Louis Wolfson(1) et à son impossibilitéde lire et d’entendre l’anglais qui, pour survivre, adaptait quasi immédiatement texte et sons par homophonie, dans plusieurs langues — tout en gardant un sens acceptable.
La veine de ces Pages rosses est dans la lignée de Jean-Pierre Verheggen ; hommage liminaire lui est rendu, ainsi qu’à l’inventeur, Pierre Le Pillouër, du mot valise craduction, crade (crado, cradingue) + traduction ; crade, comme on sait, est formé à partir de crasseux, comme cracra. Où est la saleté ? « Une craduction est une traduction. Mais sachant qu’un sens ne se perçoit qu’entendu via des sons, elle transpose d’abord, plutôt que les significations, les sonorités qui les engendrent. » (p. 9) Jeu de lettrés, certes, puisque la mise en relation de la locution latine et de sa traduction jouée ne peut être comique qu’à la condition de pouvoir traduire réellement le latin. Sage précaution, mais aussi invitation à poursuivre le jeu : à la manière des éditions anciennes du Petit Larousse, les auteurs ont repris dans des "pages roses" (d’où le titre), par ordre alphabétique, la totalité des locutions et expressions utilisées, en donnant leur origine, quand besoin était, et leur traduction.
Le caractère systématique du jeu conduit à distribuer les craductions dans des rubriques, et c’est le cadre de la vie quotidienne qui organise le classement(2) : "La vie de famille", "La vie amoureuse", "Hygiène et santé", etc. On joue, certainement, mais les titres indiquent que les auteurs ne font pas que trouver des homophonies. Outre que ce genre d’activité est excellent pour bien comprendre les ressources des langues — et il serait bon que la pratique de l’homophonie soit systématique dans l’enseignement —, l’accumulation des craductions dans un domaine aboutit à esquisser un tableau critique des mœurs contemporaines. Les auteurs, outre qu’ils expliquent avant la partie "pages roses", le fonctionnement de la craduction, esquissent son caractère salubre : on s’y reportera.
Pour le fonctionnement, quelques exemples montreront les vertus de l’exercice pour améliorer la pratique de la langue. On reproduit le plus fidèlement possible les sons : Pater familias s’entend donc "Pas taire femme il y a", qui devient en bon français : « Hélas sa femme ne veut pas se taire ». Le mot latin peut correspondre, par sa prononciation, à un mot français et l’on peut, avec des adaptations mineures, avoir une équivalence : Persona non grata se transforme aisément en « Plus personne à gratter ». La correspondance entre la prononciation du mot source et celle d’un mot français aboutit à des modifications plus subtiles : dans Vis comica (traduit par « pouvoir de faire rire », dans les pages roses), vis = vice = péché, donc pour la craduction : « péché, c’est marrant ». Autre exemple d’interprétation, le mot latin est décomposé en ses syllabes : Confer (« se reporter à ») équivaut alors en français à : con + fer, ce qui devient « Piercing pubien ». On comprend que la plasticité des sons autorise des interprétations différentes du même énoncé ; soit le célèbre Tu quoque mi fili, il donne lieu à deux craductions : « T’es cocu, filou ! » et « Tout coquet le fiston ! ». On peut aussi lire d’autres langues dans l’énoncé source en latin ; ainsi dans Volens nolent, pourquoi ne pas lire un "no" anglais ? donc, on aboutit à « Au volant sois pas lent ». Un dernier exemple où l’homophonie emporte la langue : Audi alteram parte (« Qu’on entende l’autre partie ») est bien un énoncé pris dans l’actualité : « J’ai abîmé la portière de ma voiture allemande ».
Mais toute règle, comme on apprend dès l’école primaire, a ses exceptions, et il en fallait aussi dans ces Pages rosses ; etc. se traduit sans peine par « Qui en a trop fait le garde pour soi ». Pages rosses : un vrai régal, à lire pour changer la morosité des veillées, et à poursuivre.
Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Pages rosses, craductions, Les impressions nouvelles, 98 p., 9 €.
Cette recension a paru sur Sitaudis le 26 mars 2015.
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1. Louis Wolfson, Le Schizo et les langues, Connaissance de l’inconscient / Gallimard, 1970.
2. Voir pour des classements analogues, Christian Prigent, La Vie moderne, P.O.L, 2012.
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26/03/2015
Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Pages rosses (craductions)
Une craduction est une traduction. Mais sachant qu’un sens ne se perçoit qu’entendu via des sons, elle transpose d’abord, plutôt que les significations, les sonorités qui les engendrent.
[à partir de locutions latines]
La vie de famille
Fama volati Madame conduit
Tu quoque mi fili ! Tout coquet, le fiston !
Desinit in piscem Daisy sniffe dans la piscine
La vie amoureuse
In medio stat virtus L’homme vertueux se tâte en public
Noli me tangere Ne pas limer : danger !
Ita diis placuit Elle l’a plaqué dix fois
La vie religieuse
Gratis pro deo Croire, ça coûte pas cher
Coram populo Coran pour les nuls
Domini dies Dieu fait un petit somme
La vie professionnelle
Sine qua non Canon à scier
Agere sequitur Aiguise ton sécateur
Tu es ille vir T’es viré, illico !
Problème immobiliers
Quo no ascendet ! C’est pas là, l’ascenseur !
Latine loquimur Les latrines sont fermées
Tu rides ego fleo Tout ridé, l’égout fuit
Etc.
Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent,
Pages rosses, craductions, Les impressions nouvelles, 2015,
96 p., 9 €.
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09/02/2015
E. E. Cummings, font 5, traduction Jacques Demarcq
Quatre
I
La lune regardait par ma fenêtre
elle me touchait de ses petites mains
et de ses doigts pelotonnés
d’enfant elle comprenait mes yeux joues lèvres
ses mains (glissant) palpaient la cravate errant
sur ma chemise et dans mon corps ses
pointes tripotaient minusculement la vie de mon cœur
les petites mains se sont, par à-coups, retirées
tranquillement ont commencé à jouer avec un bouton
la lune a souri elle
a relâché ma veste et s’est glissée
par la fenêtre
elle n’est pas tombée
elle a continué à glisser dans l’air
sur les maisons
les toits
Et venant de l’est vers
elle une fragile lumière s’est penchée grandissant
E. E. Cummings, font 5, traduit et présenté par
Jacques Demarcq, NOUS, 2011, p. 77.
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04/11/2014
Samuel Beckett, Malone meurt
Cette fois je sais où je vais. Ce n'est plus la nuit de jadis, de naguère. C'est un jeu maintenant, je vais jouer. Je n'ai pas su jouer jusqu'à présent. J'en avais envie, mais je savais que c'était impossible. Je m'y suis quand même appliqué, souvent. J'allumais partout, je regardais bien autour de moi, je me mettais à jouer avec ce que je voyais. Les gens et les choses ne demandent qu'à jouer, certains animaux aussi. Ça commençait bien. Ils venaient tous à moi, contents qu'on veuille jouer avec eux. Si je disais, Maintenant j'ai besoin d'un bossu, il en arrivait un aussitôt, fier de la belle bosse qui allait faire son numéro. Il ne lui venait pas à l'idée que je pourrais lui demander de se déshabiller. Mais je ne tardais pas à me retrouver seul, sans lumière C'est pourquoi j'ai renoncé à vouloir jouer et fait pour toujours miens l'informe et l'incertitude, les hypothèses incurieuses, l'obscurité, la longue marche les bras en avant, la cachette. Tel est le sérieux dont depuis bientôt un siècle je ne me suis pour ainsi dire jamais départi. Maintenant ça va changer, je ne veux plus faire autre chose que jouer. Non, je ne vais pas commencer par une exagération. Mais je jouerai une grande partie du temps, dorénavant, la plus grande partie, si je peux. Mais je ne réussira peut-être pas mieux qu'autrefois. Je vais peut-être me trouver abandonné comme autrefois, sans jouets, sans lumière. Alors je jouerai tout seul, je ferai comme si je me voyais. Avoir pu concevoir un tel projet m'encourage.
Samuel Beckett, Malone meurt, éditions de Minuit, 1951, p. 9-10.
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13/09/2014
Louis Scutenaire, Mes inscriptions
À quoi sert-il d'écrire un poème, d'achever un blessé, de bâtir une cabane ?
À écrire un poème, achever un blessé, bâtir une cabane.
S'il vous plaît de vraiment gagner, ne réfutez point, parlez d'autre chose.
Je n'ai jamais désiré voir construire les grands monuments, sauf peut-être, et sur la foi des vieux graveurs, la tour de Babel.
Le misanthrope est celui qui reproche aux hommes d'être ce qu'il est.
Un pot de chambre — « le vase de nuit » — est poétique au même titre qu'un buisson au printemps. Le tout est de savoir s'utiliser et d'être libre.
En brisant ou détournant les règles d'un jeu, vous ne trouvez qu'un autre jeu.
Louis Scutenaire, Mes inscriptions, éditions Labor, 1990, p. 204, 210, 216, 233, 238, 260.
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24/10/2013
Daniel Pozner, Trois mots
[...]
Nuages déchiffrés nus
Journaux déchirés mots
Les mêmes jamais
Les mêmes phrases
Délicieux sens doublés
C'est montage
Nuages déchiffrés nus
Dérangés déplacés in-
Attendue journée enfance
Incertaine mobile — coupez !
Souffle court regard
C'est montage
Regard avant amère
Piétine apprend à
Marcher tôt chute
Coup d'épaule
Souffle court regard
Pas de panique
L'amour langueye
Eaux roses — vagues ?
Hasard — d'un
Coup d'épaule
Les dés lancés
Dés bègues débiffés
Toujours neufs (enfumés)
Si parenthèse nous
Hasard d'un
Rouge instant renouvelé
Comme ça reste
Ouverte (et langue)
[...]
Daniel Pozner, Trois mots, Le bleu
du ciel, 2013, p. 11-15.
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29/09/2013
Constantin Cavafy, Jours de 1908
Jours de 1908
Il s'est retrouvé cette année-là sans travail ;
il vivait donc des cartes,
du trictrac et des prêts.
Une place, à trois livres par mois, dans une petite
papeterie lui avait été proposée.
Mais il la refusa sans hésiter.
Ça n'allait pas. Ce n'était pas un salaire pour lui,
jeune homme assez instruit, âgé de vingt-cinq ans.
À peine s'il gagnait par jour deux shillings, ou trois.
Que tirer de plus, pauvre garçon, des cartes et du trictrac
dans les cafés populaires de son rang,
même s'il jouait habilement, même s'il choisissait pour partenaires
des sots.
Quant aux prêts, n'en parlons pas.
Il obtenait rarement un thaler, c'était un demi-thaler le plus souvent,
il devait même parfois se contenter du shilling.
Pour une semaine quelquefois, ou davantage,
délivré des effrayantes veillées,
il allait se rafraîchir aux bains, nager le matin.
Ses vêtements étaient dans un état minable.
Il portait un costume, toujours e même, un costume
couleur cannelle, très fané.
Ah, jours de l'été mille neuf cent huit,
votre vision idéale, esthétisée,
fait abstraction du costume couleur cannelle, très fané.
Votre vision l'a gardé
tel qu'au moment de s'en défaire, d'enlever
les vêtements indignes, les sous-vêtements reprisés.
Tout nu ; parfaitement beau ; une merveille.
Les cheveux négligés, un peu ébouriffés ;
les membres légèrement hâlés
d'aoir été nus sur la plage, aux bains.
Constantin Cavafy, traduit du grec par Maria Tsoutsoura, dans
Europe, "Constantin Cavafy", n° 1010-1011, juin-juillet
2013, p. 66-67.
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