30/05/2024
Franz Kafka, Journal
Je vais essayer de rassembler progressivement tout ce qu’il y a de douteux en moi, plus tard ce qui est plausible, ensuite le possible, etc. Il y a sans doute en moi un désir avide de livres. Non pas, en fait, les posséder ou les lire, mais bien plutôt les voir, me convaincre de leur existence dans la vitrine d’un libraire. S’il y a quelque part plusieurs exemplaires du même livre chacun d’entre eux me réjouit. C’est comme si ce désir provenait de l’estomac, comme si c’était un appétit qui s’égare. Les livres que je possède me réjouissent moi, par contre les livres de mes sœurs me font bien plaisir. Le besoin de les posséder est incomparablement plus faible, il manque presque.
Kafka, Journal, traduction Robert Kahn, éditions NOUS, 2020, p. 211-212.
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25/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités, III
Supposé que l’espoir nous prenne de compenser le peu de nécessité que nous trouvons dans les choses du monde et dans l’ordre désordonné de la nature en écrivant des livres, l’ordre que nous imposons à ce que nous écrivons n’aboutit jamais à élever le livre au niveau du réel, au statut d’une région où le phantasme, le symbole, le sens soient enfin arrachés. Au contraire. Tout l’artifice que nous introduisons à cette fin s’accroît au fur et à masure que nous lisons, fait hyperboliquement retour, et l’existence d’un livre nous apparaît à chaque fois particulière, disproportionnée, chétive, risible, infiniment touchante. Tout l’ordre et l’intention et la maîtrise et la beauté s’effondrent infiniment à tout instant dans l’absence de nécessité de tout livre. Nul n’est jamais contraint de faire un livre. Même les dieux des religions révélées. Et infiniment ils nous semblent vains.
Pascal Quignard, Petits traités, III, Maeght, 1990, p. 78-79.
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13/12/2022
Novalis, L'Encyclopédie
Le caractère de la passion est la démesure — doubles modes de passions — toute passion est fièvre.
Secrets de l’art d’utiliser comme formule tout phénomène naturel, toute loi naturelle — ou de construire l’art sur un mode analogique.
Qu’est-ce qu’un auteur ? Un auteur a nécessairement pour but d’être auteur. — On ne saurait considérer la nature au sens habituel du terme comme auteur ou artiste.
Les livres sont une variété moderne de l’essence historique — mais d’une très haute importance. Ils ont pris peut-être la place des traditions.
Novalis, L’Encyclopédie, traduction Maurice de Gandillac, Les éditions de Minuit, 1966, p. 216, 304, 305, 307.
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19/10/2022
Ambrose Bierce, Épigrammes
Le premier homme que vous croiserez est un imbécile. Si vous pensez le contraire, interrogez-le et il vous le prouvera.
Des deux types de folie passagère, l’une s’achève dans le suicide, l’autre dans le mariage.
Faute d’yeux derrière la tête, nous nous voyons au seuil de l’horizon. Seul celui qui accomplit cet acte remarquable consistant à se retourner sait qu’il est le personnage central de l’univers.
L’amour est une charmante balade d’un jour. À la toute fin, embrassez votre compagnon et prenez congé de lui.
Si vous voulez lire un livre parfait, écrivez-le.
Ambrose Bierce, Épigrammes, traduction Thierry Gillybœuf, éditions Allia, 2014, p. 13, 15, 19, 20, 21.
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19/07/2022
Henri Thomas, La joie de cette vie
Le bonheur d’être assis ou m’agitant un peu, dans une pièce chauffée et silencieuse, avec livres et carnets.
Une bonne part des ennuis de la vieillesse vient des autres, jeunes ou vieux : ils vous retirent, par prudence ou par indulgence ou par mépris, les outils de la vie, les armes, les fonctions.
Il ne faut pas guetter, il faut attendre.
Si l’existence des pauvres (qui seront toujours nombreux, même si le nombre des riches et demi-riches augmente) est fatalement basse, inculte, sans esprit, alors la beauté de la nature est empoisonnée (puisqu’elle n’est que pour les favoris de la fortune), et ce monde est un lieu sinistre. Essayez des systèmes sociaux différents, aucun n’y remédiera.
Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 51, 53, 56, 57.
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25/04/2021
Borges, Histoire de la nuit
Un livre
À peine une chose parmi les choses
Mais tout autant une arme. On la forgea
En Angleterre, l’an 1604 ;
On la chargea d’un rêve. Elle renferme
Bruit et fureur et nuit et rouge écarlate.
Ma paume la soupèse. Qui dirait
Qua l’enfer est en elle : ces sorcières
Barbues que sont les Parques, les poignards
À quoi l’ombre ordonne d’exécuter
Ses décrets, l’air délicat du château
Qui te verra mourir, la délicate
Main capable d’ensanglanter les mers,
l’épée et la clameur de la bataille.
Et ce tumulte silencieux dort
Au cœur de l’un des livres d’un tranquille
Rayonnage. Il dort et il attend.
Borges, Histoire de la nuit, traduction Jean-Pierre Bernès et Nestor Ibarra, dans Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 1999, p. 619.
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03/04/2021
Nathalie Sarraute, Enfance
J'ai l'embarras du choix, il y a des livres partout, dans toutes les pièces, sur les meubles et même par terre, apportés par maman et Kolia ou bien arrivés par la poste... des petits, des moyens et des gros...
J'inspecte les nouveaux venus, je jauge l'effort que chacun va exiger, le temps qu'il va me prendre... J'en choisis un et je m'installe avec lui sur mes genoux, je serra dans ma main le large coupe-papier en corne grisâtre et je commence... D'abord le coupe-papier, tenu horizontalement, sépare le haut des quatre pages attachées l'une à l'autre deux par deux, puis il s'abaisse, se redresse et se glisse entre les deux pages qui ne sont plus réunies que sur le côté... Viennent ensuite les pages "faciles" : leur côté est ouvert, elles ne doivent être séparées que par le haut, puis quatre "difficiles", et ainsi de suite, toujours de plus en plus vite, ma main se fatigue, ma tête s'alourdit, bourdonne, j'ai comme un léger tournis... « Arrête-toi maintenant, mon chéri, ça suffit, tu ne trouves vraiment rien faire de plus intéressant ? Je le découperai moi-même en lisant, ça ne me gêne pas, je le fais machinalement...»
Nathalie Sarraute, Enfance, Gallimard, 1983, p. 79.
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08/10/2020
Jules Laforgue, L'Imitation de Notre-Dame-la-lune
Encore un livre
Encore un livre ; ô nostalgies
Loin de ces très goujates gens,
Loin des saints et des argents,
Loin de nos phraséologies !
Encore un de mes pierrots morts ;
Mort d’une chronique orphelinisme ;
C’était un cœur plein de dandysme
Lunaire, en un drôle de corps.
Les dieux s’en vont ; plus que des hures ;
Ah ! ça devient tous les jours pis ;
J’ai fait mon temps, je déguerpis
Vers l’Inclusive Sinécure.
Jules Laforgue, L’Imitation de Notre-Dame-la-lune,
cité dans Anthologie des poètes français contemporains,
II, Delagrave, 1922, p. 384.
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27/04/2019
Claude Chambard, Carnet des morts
IV
Dans le miroir nous ne nous connaissons pas
C’est le sauvage qui est dans le grain.
Mieux vaut être sauvage qu’aveugle.
S’il n’y a pas de buée sur le miroir, c’est la mort.
La mort est invisiblement visible dans le miroir.
Le livre est le lieu de la ressemblance.
Même si le livre ne ressemble pas au livre, il est la ressemblance.
Nous ressemblons à ce que nous lisons dans le livre.
Même si ce que nous lisons est exécrable. Notre visage alors se tord & marque sa répugnance. Nous effaçons le livre de notre visage le live, nous nous écartons de la ressemblance ;
Claude Chambard, Carnet des morts, Le bleu du ciel, 2011, p. 36-37.
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15/10/2018
Étienne Faure, Tête en bas
Soirée autour de Tête en bas d’Étienne Faure,
avec un hommage à Julien Bosc, éditeur et poète,
le jeudi 18 octobre, à partir de 19 h,
librairie Liralire, 116, rue Saint-Maur, 75011, Paris.
Parfois s’excusant, les livres
— d’avoir vécu, d’être jaunes —
chutent, obscurs,
soudain remarqués sur la planche
par leur absence — on les ramasse,
en relit quelques lignes, extraits de vie,
fulgurances, les adopte un temps
puis leur sens retombe, les mains les rangent
au plus haut, côté ciel, en réchappent
un dactyle, une fleur inhalée de longue date,
foin du monde où s’arrêta la lecture d’avant,
et des lettres d’amour recluses
autrefois parcourues en hâte, emmêlées avec
les mots du livre qui les protègent, les enveloppent,
les mots protégeant les mots jusqu’à la prochaine
lecture quand d’autres mots s’acclimatent
au noir des signes, qu’on y voie.
chutes
Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 81.
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08/10/2018
Ingeborg Bachmann, Malina
Des livres ? Oui, j’en lis beaucoup, j’ai toujours beaucoup lu. Non, je ne sais pas si nous nous comprenons. Je lis de préférence par terre, ou sur mon lit, presque toujours couchée, non, les livres importent moins que la lecture, noir sur blanc, les lettres, les syllabes, les lignes, ces fixations inhumaines, ces signes, ces conventions fixes, ce délire issu de l’homme et figé dans son expression. Croyez-moi, l’expression en délire, elle provient de notre délire. Ce qui compte aussi, c’est le fait de feuilleter, de courir, de fuir d’une page à l’autre, d’être complice d’un épanchement délirant qui s’est coagulé ; ce qui compte, c’est la bassesse d’un enjambement, l’assurance de la vie dans une seule phrase, et la réassurance des phrases dans la vie. Lire est un vice qui peut se substituer à tous les autres pour nous aider à vivre, parfois ; c’est une débauche, une intoxication qui vous ronge.
Ingeborg Bachmann, Malina, traduction Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira, Seuil, 2008 (1973), p. 77.
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01/08/2018
Joël Bastard, Des lézards, des liqueurs
Il devra pleuvoir dans les bibliothèques pour noyer les mots, les psoques et les lépismes, les dévoreurs d’imprimerie. Que les meilleurs, les plus solides d’entre eux surnagent aux intempéries. Nous verrons bien ce qu’ils deviennent ! Que le vent tourne et retourne bruyamment les manuscrits, les pages effrayées. Détruise la narration. Ainsi, nous tenterons l’édification d’un poème sanglant, nerveux, accompli dans son registre d’évidences et de dangers. Seuls les insectes volants planeront sur de désert de fontaines.
Joël Bastard, Des lézards, des liqueurs, Gallimard, 2018, p. 77.
Littérature de partout rouvrira son anthologie à la fin du mois d’août.
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14/02/2018
James Sacré, Dans la parole de l'autre
Un long mur de livres
À Antoine Emaz
1 En deça
On attend
Ça n’est pas forcément un mur
Qu’on a devant soi
Aussi bien
L’indécise couleur d’une glycine (dans un autre livre)
J’ai cru qu’Antoine passait
(« On respire déjà mieux d’écrire » dit-il) passait
À travers le mur. Entre la pierre et quelles fleurs ?
Le bouquet d’iris ou le cerisier.
Là devant.
Et passe-t-il vraiment
D’un titre au suivant dans le livre ?
Poème du mur
Poème de la fatigue
Un long mur de titres
Poème des dunes
Poème d’une énergie contenue (dedans, pâle, hébétude)
La fin, les chiens
On arrive au bout du livre
Un autre sera bientôt là.
Devant. Plus loin.
Tout continue. On écrit toujours
En deçà.
En deçà
Où le présent craint. « les chiens jaunes ». Je me
souviens :
Retour d’école tous les soirs avec la peur
Pour passer devant cette chienne de chez le voisin
Méfiante et méchante. Le petit fauve, l’allure basse.
Si je l’entends encore
Maintenant ! J’ai le dos
Contre un poème d’Antoine Emaz, le mur de son poème
Contre. Et précautions.
James Sacré, Dans la parole de l’autre (livret 1), Rougier V, 2018, p. 4-5.
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08/02/2018
Michel Bourçon, À l'arbre que l'on devient
Nulle empreinte dans cette nuit éblouissante, un val où se perdre dans le noir ponctué de réverbères, ce véhicule de chair dans lequel rien ne bat, l’oubli du sang en ses veines, solstice hivernal du cœur.
Par la fenêtre, parmi le balancement des arbres chahutés par le vent, il y a le livre qui attend d’être écrit, on distingue parmi les branches, la silhouette d’un poème, à pas menus, à pas comptés, se découvre et capitule en souriant au vainqueur.
Dans le jour de neige, seuls les flocons savent ce qu’ils font, pas une aile au ciel pour déchirer le blanc, les mots tourbillonnent en tête et se poseront ailleurs, pas sur la page où un feutre noir repose comme pain sur la planche.
Michel Bourçon, À l’arbre que l’on devient, le phare du cousseix, 2017, p. 3.
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17/12/2017
Joseph Joubert, Carnets, I
Le seul moyen d'avoir des amis, c'est de tout jeter par les fenêtres, de n'enfermer rien et de ne jamais savoir où l'on couchera le soir.
On ne devrait écrire ce qu'on sent qu'après un long repos de l'âme. Il ne faut pas s'exprimer comme on sent, mais comme on se souvient.
Enseigner, c'est apprendre deux fois.
Ceux qui n'ont à s'occuper ni de leurs plaisirs ni de leurs besoins sont à plaindre.
Les enfants veulent toujours regarder derrière les miroirs.
Aux médiocres il faut des livres médiocres.
Les uns disent bâton merdeux, les autres fagot d'épines.
L'un aime à dire ce qu'il sait, l'autre à dire ce qu'il pense.
Évitez d'acheter un livre fermé.
Ce monde me paraît un tourbillon habité par un peuple à qui la tête tourne.
Joseph Joubert, Carnets, I, textes recueillis par André Beaunier, avant-propos de J.P. Corsetti, préface de Mme A. Beaunier et A. Bellesort, Gallimard, 1994 [1938], p. 73, 79, 143, 143, 161, 165, 172, 176, 183, 183, 211.
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