09/09/2014
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846), traduction Pierre Leyris
Viens-t’en avec moi
Viens-t’en avec moi
Il n’est plus que toi
Dont mon cœur puisse se réjouir ;
Nous aimions par les nuits d’hiver
Errer dans la neige :
Si nous renouvelions ces vieux plaisirs ?
Noires et folles, les nuées
Tachent d’ombre, là-haut, les terres élevées
Comme elles faisaient autrefois,
Et ne s’arrêtent que là-bas,
À l’horizon confusément amoncelées,
Tandis que les rayons de lune
Si prestement luisent et fuient
Qu’à peine pouvons-nous dire qu’ils ont souri.
Viens avec moi — viens te promener avec moi ;
Nous étions bien plus autrefois,
Mais la Mort nous a dérobés nos compagnons
Comme le Soleil la rosée ;
Oui, la Mort les a pris un à un, nous laissant
Tous deux seuls désormais ;
Aussi mes sentiments se voudraient-ils aux tiens
Nouer étroitement, n’ayant d’autre soutien.
« Non, ne m’appelle pas, cela ne saurait être ;
L’Amour serait-il si constant ?
La fleur de l’Amitié peut-elle dépérir
Pour revivre après de longs ans ?
Non, quand même le sol est humide de larmes
Et si belle qu’elle ait pu croître ;
Car la sève une fois tarie, son flux vital
Ne s’épanchera jamais plus :
Mieux encore que ne fait l’étroit cachot des morts
La Terre sépare le cœur des hommes. »
[Printemps 1844]
Come, walk with me
Come, walk with me ;
There only thee
To bless my spirit now ;
We used to love on winter nights
To wander throw the snow.
Can we not woo back old delights ?
The clouds rush dark and wild ;
They fleck with shade our mountain heights
The same as long ago,
And on the horizon rest at last
In looming masses piled ;
While moonbeams flash and fly so fast
We scarce can say they smiled.
Come, walk with me — come, walk with me ;
We were not once so few ;
But Death has stolen our company
As sunshine steals the dew :
He took them one by one, and we
are left, the only two ;
So closer would my feelings twine,
Because they have no stay but thine.
« Nay, call me not ; it may not be ;
Is human love so true ?
Can Friendship’s flower droop on for years
And then revive anew ?
No ; though the soil be wet with tears,
How fair soe’er it grew ;
The vital sap once perished
Will never flow again ;
And surer than that dwelling dread,
The narrow dungeon of the dead,
Time parts the hearts of men. »
[Spring 1844]
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846), choisis
et traduits d’après la leçon des manuscrits par
Pierre Leyris, édition bilingue, Poésie / Gallimard,
1963, p. 144-147.
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08/09/2014
Dante, La Divine comédie, L'Enfer, traduction de Jacqueline Risset
En hommage à Jacqueline Risset
1936-4 septembre 2014
un extrait de sa traduction de Dante
Chant I
Au milieu du chemin de notre vie
je me retrouvai par une forêt obscure
car la voie droite était perdue.
Ah dire ce qu'elle était est chose dure
cette forêt féroce et âpre et forte
qui ranime la peut dans la pensée !
Elle est si amère que mort l'est à peine plus ;
mais pour parler du bien que j'y trouvai,
je dirai des autres choses que j'y ai vues.
Je ne sais pas bien redire comment j'y entrai,
tant j'étais plein de sommeil en ce point
où j'abandonnai la vraie vie.
Mais quand je fus venu au pied d'une colline
où finissait cette vallée
qui m'avait pénétré le cœur de peur,
je regardai en haut et je vis ses épaules
vêtues déjà par les rayons de la planète
qui mène chacun droit par tous sentiers.
Alors la peur se tint un peu tranquille,
qui dans le lac du cœur m'avait duré
la nuit que je passai si plein de peine.
[...]
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita.
Ahi quanto a dir qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte
che nel pensier rinova la paura !
Tant' è amara e poco è piu morte ;
ma per trattar del ben ch'i' vi trovai
dirò de l'altre cose ch'i' v'ho scorte.
Io non so ben ridir com'i' v'intrai,
tant' era pien di sonno a quel punto
che la verace via abbandonnai.
Ma poi ch'i' fui al piè d'un colle giunto,
la dove terminava quella valle
che m'avea di paura il cor compunto,
guardai in alto e vidi le sue spalle
vestite già de' raggi del pianeta
che mena dritto altrui per ogne calle.
Allor fu la paura un poco queta,
che nel lago del cor m'era durata
la notte ch'i' passai con tanta pieta.
Dante, La Divine comédie, L'Enfer, traduction et
notes de Jacqueline Risset, GF-Flammarion,
1992, p. 25 et 24.
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07/09/2014
André Frénaud, Parmi les saisons de l'amour
Les fils bleus du temps
Les fils bleus du temps
t'ont mêlée à mes tempes.,
toujours je me souviendrai
de ta chevelure.
Après l'amertume
tant d'autres pas vides,
loin par-delà l'oubli,
mort de tant de morts
si même vivant,
un éclat de ton œil clair
est monté dans mon regard,
toute l'ardeur de ta beauté
se répand même à voix basse
dans tous les jours de ma voix,
un signe épars dans le miroir transformé,
une douceur dans la confusion de mes songes,
une chaleur par les seins froids de ma nuit.
Je meurs de ma vie,
je n'ai pas fini.
Je te porterai encore,
mon feu amour.
André Frénaud, Parmi les saisons de l'amour, dans
Il n'y a pas de paradis, Poésie /Gallimard, 1967
[1962], p. 169.
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06/09/2014
James Joyce, Poèmes, Chamber Music, traduction Jacques Borel
Viens légère ou légère pars :
Bien que ton cœur te fasse voir
Chagrins, vallons, soleils noyés,
Que ton rire, Oréade, danse
Jusqu’à ce que l’air des sommets
Rebrousse avec irrévérence
Ta chevelure déployée
Sois légère et toujours ailée :
Les nues qui voilent les vallées
Quand monte l’étoile du soir
Sont les plus humbles des suivants :
Rire et amour se fassent chant
Si le cœur renonce à l’espoir.
Lightly come or lightly go :
Though thy heart presage thee woe,
Vales and many a wasted sun,
Oread, let thy laughter run,
Till the irreverent mountain air
Ripple all thy flying hair.
Lightly, lightly — ever so :
Clouds that wrap the vales below
At the hour of evenstar
Lowliest attendants are ;
Love and laughter song-confessed
When the heart is heaviest.
James Joyce, Poèmes, Chamber Music, Pomes
Penyeach, poèmes traduits de l’anglais et préfacés
par Jacques Borel, Poésie du monde entier,
Gallimard, 1967, p. 65 et 64.
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05/09/2014
Vitezslav Nezval, Prague aux doigts de pluie, et autres poèmes
Nezval en 1919
Maïakovski à Prague
Entre les coiffeurs et les popes
Un athlète agile comme une antilope
Ses jeux préférés c'étaient
Les vers et le revolver à tambour
Qui veut de la vodka qui se bouche les intestins
Gauche gauche gauche
Quand Maïakovski vint à Prague
J'étais dans un théâtre au vestiaire
Haut-de-forme de maître de poste
Qu'il est impossible d'enlever
C'était futuriste
Comme nos vies brèves
Et comme ce passant superbe
Qui boirait de la jambe gauche
Il avait l'air trop sérieux pour un poète
Il était trop empâté pour une grenouille
Ah tout ce qui serait arrivé
Si la veste et la fiancée étaient de la même cuvée
C'était de la honte
Que naît la haine
Comme les éléphants il dédaignait toute chose
Plus le ciel est lointain plus il est monotone
Surtout dans les bars
Où n'importe qui admire le charlatan
Il l'avait vu danser à Harlem
Il aimait les palmiers autant que les pommes de terre
Des volets
Et Maïakovski est mort
Lui qui pleurait dès qu'il était seul
Tu connais cela et moi aussi je connais cela
Comme nous aimons Prague
Chaque fois qu'il venait quelqu'un de là-bas
Les tavernes et les ménages bouleversés
Et la Voltava tout à coup séduisante
Comme une baigneuse
Nous nous éloignons dans la nuit
À l'angle d'une rue Maïakovski agite son chapeau
Tu te jettes tête baissée
Dans des vers indéfinissables comme la nuit
Et Prague est de nouveau vivante
Le charme des blondes de la petite charcuterie
Comme les ouvrières sont belles
Et nous ne le savions pas
Tu marches et tu parles
Les perspectives défilent
Belles et usées
Comme ton manteau marron
Je connais dans les faubourgs un immeuble
Auquel il ressemble
Comme la poésie à la réalité
Et comme la réalité à la poésie sa demi-sœur
Vitezslav Nezval, Prague aux doigts de pluie, et autres poèmes
(1919-1955), traduit du tchèque par François Kérel,
Préface de Philippe Soupault, Les Éditeurs Français
Réunis, 1960, p. 63-64.
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04/09/2014
Georges Bataille, Poèmes, dans Œuvres complètes, IV
Le loup soupire…
Le loup soupire tendrement
dormez la belle châtelaine
le loup pleurait comme un enfant
jamais vous ne saurez ma peine
le loup pleurait comme un enfant
La belle a ri de son amant
le vent gémit dans un grand chêne
le loup est mort pleurant le sang
ses os séchèrent dans la plaine
le loup est mort pleurant le sang.
La Marseillaise de l’amour
Deux amants chantent la Marseillaise
deux baisers sanglants leur mordent le cœur
les chevaux ventre à terre
les cavaliers morts
village abandonné
l’enfant pleure
dans la nuit interminable
Georges Bataille, Poèmes, dans Œuvres complètes, IV,
Œuvres littéraires posthumes, Gallimard, 1971, p. 27 et 35.
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03/09/2014
Joseph Joubert, Carnets, I (suite)
On entend dans leurs paroles le tintement de leurs cerveaux.
Il faut avouer ses ténèbres.
Aux médiocres il faut des livres médiocres.
Évitez d'acheter un livre fermé.
Mépriser la vie et la mort.
Modèles. — Il n'y a plus de modèles.
Dans les festins, il suffit d'être joyeux pour être aimable.
Chercher la sagesse plutôt que la vérité. Elle est plus à notre portée.
Un rêve est la moitié d'une réalité.
Sexes. L'un a l'air d'une laie et l'autre d'un écorché.
Joseph Joubert, Carnets, I, Gallimard, 1994 (1938), p. 149, 172, 172, 183, 192, 192, 195, 197, 218, 228.
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02/09/2014
Joseph Joubert, Carnets
Sur nos chaises européennes, l'homme paraît uniquement propre à remuer la langue comme si sa seule destination était de parler.
Le seul moyen d'avoir des amis, c'est de tout jeter par les fenêtres, de n'enfermer rien et de ne jamais savoir où l'on couchera le soir.
Il y a, me direz-vous, peu de gens assez faits pour prendre ce parti. Eh qu'ils ne se plaignent donc pas s'ils n'ont pas d'amis, ils n'en veulent pas.
Nous avons reçu le monde comme un héritage qu'il n'est permis à aucun de nous de détériorer, mais que chaque génération au contraire est obligée de laisser meilleur à sa postérité.
On n'aime qu'une fois, disent les chansons ; c'est-à-dire qu'il n'y a qu'un seul âge qui soit véritablement propre à l'amour.
[...] tout sentiment religieux est un sentiment servile et quiconque s'agenouille devant Dieu se façonne à se prosterner devant un roi.
On ne tolèrera aucune intolérance.
Joseph Joubert, Carnets, Gallimard, 1994 (1938), p. 72, 75, 91, 110, 119, 132.
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01/09/2014
Pascal Commère, Des laines qui éclairent
Songe du petit cheval déplacé en terre franque
21
Qu'odeur surie ! Tous pets ardents en la chambre mobile,
l'abominable braiment de qui croyait
se libérer du monde contraint. Frères de peines — et si la joie
mauvais soleil à partager chaque matin, titubant
balai de feuilles en mains, jour mouillé. Comme d'autres portaient
treillis de bronze rangers délacées,
frappant du sabot le gravier lâche, renâclant
à saluer les néfastes couleurs. Sans fierté
de par la quartier abêti, minaudant en salle des gardes. Et
la relève tarde encore,
pour séduire sur l'autel poisseux déesse Kronenbourg.
Dépenaillé, la gorge au vent — mauvais quart d'heure
pour les mâchoires, tous mots de travers, la partition flottante
contre le buisson d'or gris. Où passait, fanfaronne
l'ombre d'un régiment fantôme : bais et alezans, vieux rouans
rougis sur la sciure défaite — boulets atteints, la gourme
au mors en ses canons d'acier. Et ganaches verdies !
Pascal Commère, Des laines qui éclairent, Obsidiane & Le temps qu'il fait, 2012, p. 305.
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31/08/2014
Rachel Blau Duplessis, Brouillons, traduction Auxeméry
Midrush
Œuvres parmi
les morts pour cerner
le flot vivant des
espoirs envolés couronnes illuminées,
après avoir rejoint les couples toasts,
tremblant de peur clignotement des lampe
dans une arche goudronnée. autour des portes et des maisons.
Impossible de
donner aux détails
assez de
foi, assez de force
pour ce qui est
affirmation
cercles, pustules, charivari cercle jardin surveillé
varicelle l'Doc i'dit sale mourant sombrant et même
maladie avec assez de fil pour plat, vu les derniers com-
faire grincer une lyre acide promis
« des jours » « de vert »
[...]
Rachel Blau Duplessis, Brouillons, traduction de l'anglais et présentation par Auxeméry, avec la collaboration de Chris Tysh, Corti, 2013, p. 57.
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30/08/2014
Sylvia Plath, Ariel, traduction de Valérie Rouzeau
Mort & Cie
Deux, bien sûr, ils sont deux.
Ça paraît tout à fait évident maintenant —
Il y a celui qui ne lève jamais la tête,
L’œil comme une œuvre de Blake,
Et affiche
Les taches de naissance qui sont sa marque de fabrique —
La cicatrice d’eau bouillante,
Le nu
Vert-de-gris du condor.
Je suis un morceau de viande rouge. Son bec
Claque à côté : ce n’est pas cette fois qu’il m’aura.
Il me dit que je ne sais pas photographier.
Il me dit que les bébés sont tellement
Mignons à voir dans leur glacière
D’hôpital : une simple
Collerette,
Et leur habit funèbre
Aux cannelures helléniques,
Et leurs deux petits pieds.
Il ne sourit pas, il ne fume pas.
L’autre si,
Avec sa longue chevelure trompeuse.
Salaud
Qui masturbe un rayon lumineux,
Qui veut qu’on l’aime à tout prix.
Je ne bronche pas.
Le givre crée une fleur,
La rosée une étoile,
La cloche funèbre,
La cloche funèbre.
Quelqu’un quelque part est foutu.
Sylvia Plath, Ariel, présentation et traduction
de Valérie Rouzeau, Poésie / Gallimard, 2011,
p. 45-46.
Death & CO.
Two, of course they are two.
It seems perfectly natural now —
The one who never looks up, whose eyes are lidded
And balled, like Blake’s,
Who exhibits
The birthmarks that are his trademark —
The scald scar of water,
The nude
Verdigris of the condor.
I am red meat. His beak
Claps sidewise : I am not his yet.
He tells me how badly I photograph
He tells me how sweet
The babies look in their hospital
Icebox, a simple
Frill at the neck,
Then the flutings of their Ionian
Death-gowns,
Then two little feet.
He does not smile or smoke.
The other does that,
His hair long and plausive.
Bastard
Masturbating a glitter,
He wants to be loved.
I do not stir,
The frost makes a flower,
The dew makes a star,
The dead bell,
The dead bell.
Somebody’s done for.
Sylvia Plath, Ariel, Faber and Faber, London,
1988 [1965 by Ted Hughes], p. 38-39.
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29/08/2014
Franco Loi, Cinq poèmes
Moi j'embrasse le temps, et lui il m'emmène,
c'est comme ça que fait le vent quand il te respire
et on croit respirer de son souffle à lui.
Maudite conscience de l'histoire,
air des gens morts dans le rêve,
mensonge qui te fait croire que ce serait la vie
et c'est ce rien là qui passe dans la mémoire,
patience ennemie du temps,
buée sans regarder du souffle sur le miroir.
Oh lumière déjà ombre quand nous la voyons,
douleur de l'être pareille à l'air qui se connaît.
Moi je regarde et ne regarde pas, je tâte le silence,
reflet du rien qui depuis le rien fait écouter.
Franco Loi, Cinq poèmes, traduit du milanais avec l'aide de l'auteur par Bruna Zanchi et Bernard Vargaftig, dans Europe, janvier-février 2002, n° 873-874, p. 281.
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28/08/2014
Walter Benjamin, La lune
La lune
La lumière qui coule de la lune n'éclaire pas le théâtre de notre existence diurne. Le périmètre baigné par sa lueur égarante semble appartenir à une contre-terre ou à une terre seconde. Ce n'est pas celle que la lune suit comme son satellite, c'est une terre à son tour transformée en satellite de la lune. Son vaste sein, dont la respiration était le temps, ne se soulève plus ; la création est enfin rentrée chez elle, et peut remettre le voile de veuve que le jour lui avait arraché. C'est ce que me donnait à comprendre le rayon blafard qui se glissait vers moi à travers les lames de la jalousie Mon sommeil était agité, découpé par l'arrivée et le départ de la lune. Quand elle était là et que je me réveillais, je me trouvais expulsé de ma chambre, qui ne semblait vouloir héberger personne d'autre qu'elle. La première chose sur laquelle tombaient alors mes yeux, c'étaient les deux cuvettes couleur crème de ma vaisselle de toilette. Pendant la journée, je n'aurais jamais songé à m'y attarder. Mais à la lumière de la lune, la bande bleue qui courait à la partie supérieure des cuvettes était une offense. Elle imitait un ruban de tissu bleu glissé à travers un ourlet. Et de fait, le bord des cuvettes était plissé comme une collerette. Entre les deux cuvettes se trouvaient de lourds brocs de la même porcelaine, portant le même motif floral. Ils s'entrechoquaient quand je quittais mon lit, et leur tintement se propageait sue le plateau de marbre de la table de toilette, se communiquait aux bols et aux godets. Quoique je me réjouisse de surprendre dans mon environnement nocturne un signe de vie — et ne fût-ce que l'écho de la mienne propre —, celui-ci n'avait rien de fiable et en ami déloyal attendait de me duper. [...]
Walter Benjamin, La lune, traduit de l'allemand par Pierre Rusch, dans Europe, "Walter Benjamin", avril 2013, n° 1008, p. 9-10.
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27/08/2014
Jacques Moulin, Comme un bruit de jardin
Fraisier
On ne joue pas avec la fraise. C'est un mot d'incandescence une cavité plaine.
On se dit de la fraise sans s'y afficher. À peine la finale rappelle-t-elle qu'on y est. Qu'on s'y fraie en sujet. Avec bonheur au vu du zézaiement qui pousse à l'écholalie.
On se rêve en la fraise akène grave glissé à l'infini des braises.
*
S'adonner de nouveau à la fraise aller
au mot point d'avidité avoir
raison de ses bordures
S'en tenir aux fièvres de sa forme
— on frise encore le fruit —sans
déranger la fleur
— on apaise ses craintes abrège sa perte
S'ouvrir à ses fragrances
aux graines de ses fuites
quand les stolons répandent
un jardin des errances
Composer avec elle prendre ses aises
demeurer enfin en sujet
dans l'éclat de son temps
Jacques Moulin, Comme un bruit de jardin, Tarabuste, 2014, p. 17-18.
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26/08/2014
Antonio Rodriguez, Pulsion fission
Pulsion fission
tout n'est pas perdu, même si les noyaux éclatent, même si les particules se percutent, même si c'est l'âge de la fission, l'époque des amours sensibles, l'époque des amours déçues, avec des déçus qui résistent et des déçus qui s'évadent, et tous se percutent ; nous y sommes, je crois, nous comme les autres, sensibles et déçus dans cette fission, à nous percuter lentement dans l'espace restreint de notre cuisine, dans l'espace restreint de la salle de bains, avec des meubles lourds qui nous regardent, avec des objets ébahis qui nous questionnent, nous et nos meubles qui nous regardent, tandis que nous rêvons de nous assembler autrement, d'échanger encore des fluides, de suinter délicatement, sans ces meubles, sans leur regard lourd ; est-elle restée la même, merveilleuse qui s'oublie parfois, douce et bestiale ? est-elle restée la même, avec sa part de sucre entre les jambes ?
Antonio Rodriguez, dans L'étrangère, n° 35-36, 2014, p. 183.
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