29/05/2024
Jules Renard, Journal
Être clair ? Nous sommes si peu capables d’efforts pour comprendre les autres !
Quand elle avait pris ses belles résolutions d’économie, elle commençait tout de suite par refuser aux pauvres.
L’incompréhensible dit toujours : « Mais tu ne comprends donc rien ! ».
Si l’inspiration existait, il ne faudrait pas l’attendre ; si elle venait, la chasser comme un chien.
La peur de l’ennui est la seule excuse du travail.
Jules Renard, Journal, Gallimard/Pléiade, 1965, p. 130, 131, 133, 133, 134.
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01/05/2022
Francis Ponge, Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel,
Chaque mot a beaucoup d’habitudes et de puissances ; il faudrait chaque fois les ménager, les employer toutes. Ce serait le comble de la « propriété dans les termes ».
Mais tout mot est obscur s’il voile un coin du texte, s’il fascine comme une étoile, s’il est trop radieux.
Il faudrait dans les phrases les mots composés à de telles places que la phrase ait un sens pour chacun des sens de chacun de ses termes. Ce serait le comble de la « profondeur logique dans la phrase » et vraiment « la vie » par la multiplicité infinie et la nécessité des rapports.
C’est-à-dire que ce serait aussi le comble du plaisir de la lecture pour un métaphysicien.
Et la cuisinière à sa façon pourrait la trouver agréable. Ou comprendre.
La règle de plaire serait ainsi autant que possible obéie, ou le désir de plaisir satisfait.
Francis Ponge, Pratiques d’écriture ou l’inachèvement perpétuel, Hermann, 1984, p. 40.
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08/10/2016
Thomas de Quincey, Les derniers jours d'Emmanuel Kant
Je tiens pour acquis que toutes les personnes instruites admettront qu’elles portent un certain intérêt à l’histoire personnelle d’Emmanuel Kant, même si leurs goûts ou les circonstances ne leur ont guère donné l’occasion de connaître l’histoire des idées philosophiques de Kant. Un grand homme, fût-ce dans un domaine impopulaire, doit toujours susciter une large curiosité. Imaginer qu’un lecteur considère Kant avec une indifférence absolue ; c’est l’imaginer absolument dépourvu de penchants intellectuels ; donc, même si en réalité il se trouvait qu’il ne portât aucun intérêt à Kant, la courtoisie exigerait pourtant qu’on affectât de présumer le contraire. En vertu de ce principe je ne présente pas d’excuses à un quelconque lecteur, philosophe ou non, Goth ou Vandale, Hun ou Sarrazin, auquel j’impose une brève esquisse de la vie et des habitudes familières de Kant, fondée sur le témoignage de ses amis et de ses élèves. Il vrai que, sans que le public manque d’ouverture d’esprit, les œuvres de Kant ne bénéficient pas dans notre pays de tout l’intérêt suscité par son nom ; phénomène que l’on peut attribuer à trois causes : d’abord, la langue dans laquelle ses œuvres sont écrites ; deuxièmement la prétendue obscurité de la philosophie qu’elles exposent, obscurité soit intrinsèque, soit due à la manière particulière dont use Kant pour la formuler ; troisièmement, l’impopularité de toute philosophie spéculative, quelle qu’elle soit, et de quelque manière qu’elle soit traitée, dans un pays où les structures et les tendances de la société imposent à toutes les activités de la nation une orientation presque exclusivement pratique.
Thomas de Quincey, Les derniers jours d’Emmanuel Kant, traduction Sylvère Monod, dans Th de Q, Œuvres, Pléiade / Gallimard, 2011, p. 1339-1341.
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13/08/2016
Anna Glazova, Expérience du rêve
choses dont on a besoin
nées du besoin
autrement dit faim et froid,
ni se décomposant ni s’amaigrissant.
besoin dont est tissée la limite rugueuse du monde
choses importantes — signifiant
impondérables comme la lumière
et distinguer ce qui signifie
et ce que tu signifies
n’est pas nécessaire
mais il importe
que les signes discriminent
taillent
lumière entière autant qu’obscurité.
Anna Glazova, Expérience du rêve, traduit du russe
par Julia Holter et Jean-Claude Pinson, joca seria,
2015, p. 69.
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24/09/2015
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo
Aperçu, à la morsure, à la langue de cendre,
illuminé, ses draps déchirés dans la puanteur,
oublié près du gouffre, la salive à la bouche,
comme un garçon d’argile foudroyé, peint, dévoré et sali,
à l’agonie sur l’herbe du pré, puni, poussé dans le trou,
dévorant son foie et touchant l’eau, choisissant,
triant les coquilles dans le noir, écrasant les
bouquets qui puent et qui salissent, les morceaux
perdus dans l’obscurité, Innocent pinçant la fleur,
la feuille rouge de l’arbre, les lèvres sur le bois poli,
la bouche fermée, prêt à mourir, toujours châtié,
toujours libre, les pieds nus sur le limon, en odeur
de neige.
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit,
1986, p. 44.
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02/06/2015
Miguel Angel Asturias, Trois des quatre soleils
Des carrefours. Chemins en croix. Bras de l’horizon. La rencontre. La séparation. La captivité. La masse royale. La controverse. Le sang. Le fracas. Les pieds sur les marches vers les profondeurs. Des glaçons d’ombre. Une stratification d’obscurités, glacées, congelées, que ma présence met en mouvement. Torches impossibles. La sensation tactile. Les doigts. Une suite d’arcades, de colonnes, de murs. Les doigts élastiques, fous, tambourinant sur des solitudes, à la recherche des tombes. Descendre. S’allonger de la taille jusqu’aux pieds. Des jambes interminables foulant des escaliers sans fin. Des marches. Des alignements de marches. Des pieds. Un pied pour chaque marche. Tous mes pieds usés par cette descente. Mes pieds et mes divinations. Je répète des divinations pour trouver mon visage. C’est lui que je cherche, que je suis en train de chercher. Mon visage, blanche ossature. Dois-je attendre ? Ou poursuivre ? Mais où me diriger ? S’il existe neuf fosses dans ce monde des disparus, dans quelle fosse vais-je trouver mon visage d’os blanc ? Je ne vois pas...
Miguel Angel Asturias, Trois des quatre soleils, Les Sentiers de la création, Albert Skira, 1971, p. 91-92.
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04/11/2014
Samuel Beckett, Malone meurt
Cette fois je sais où je vais. Ce n'est plus la nuit de jadis, de naguère. C'est un jeu maintenant, je vais jouer. Je n'ai pas su jouer jusqu'à présent. J'en avais envie, mais je savais que c'était impossible. Je m'y suis quand même appliqué, souvent. J'allumais partout, je regardais bien autour de moi, je me mettais à jouer avec ce que je voyais. Les gens et les choses ne demandent qu'à jouer, certains animaux aussi. Ça commençait bien. Ils venaient tous à moi, contents qu'on veuille jouer avec eux. Si je disais, Maintenant j'ai besoin d'un bossu, il en arrivait un aussitôt, fier de la belle bosse qui allait faire son numéro. Il ne lui venait pas à l'idée que je pourrais lui demander de se déshabiller. Mais je ne tardais pas à me retrouver seul, sans lumière C'est pourquoi j'ai renoncé à vouloir jouer et fait pour toujours miens l'informe et l'incertitude, les hypothèses incurieuses, l'obscurité, la longue marche les bras en avant, la cachette. Tel est le sérieux dont depuis bientôt un siècle je ne me suis pour ainsi dire jamais départi. Maintenant ça va changer, je ne veux plus faire autre chose que jouer. Non, je ne vais pas commencer par une exagération. Mais je jouerai une grande partie du temps, dorénavant, la plus grande partie, si je peux. Mais je ne réussira peut-être pas mieux qu'autrefois. Je vais peut-être me trouver abandonné comme autrefois, sans jouets, sans lumière. Alors je jouerai tout seul, je ferai comme si je me voyais. Avoir pu concevoir un tel projet m'encourage.
Samuel Beckett, Malone meurt, éditions de Minuit, 1951, p. 9-10.
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25/12/2013
Jean Tardieu, Formeries
Comme bientôt
(Grains de sable les étoiles)
Comme
j'entends déjà
mourir ma raison ma mémoire
dans les chantiers déments de l'avenir
soit que j'ouvre la porte
ou que je la referme sur
l'obscurité qui m'enfante et qui m'efface
et qui livre au néant radieux le réel
toujours promis aussitôt dérobé
bientôt
ne seront plus les signes de tous noms
que grains de sable au fond des arches creuses
où fut le tendre globe de nos yeux et où
circule et se dérobe nu
le solitaire espace
et sonneront les sons des mots
toujours repris et déformés de bouche en bouche
et déjà dans ma voix
depuis longtemps
ils se sont sans rien
dire entrechoqués jusqu'à
l'éclatement
et redisant et redisant rabâchent
un seul époumoné murmure
car c'était toi oui c'était moi
l'un qui profère l'autre se tait
l'un qui parle et l'autre entend
si c'est lui c'est aussi moi
c'est vous aussi mais nul ne vient nul n'apparaît
pour interrompre ou désigner
l'origine et la fin sinon
cet astre obtus porté vers l'astre
et cent mille qui viennent
vers cent mille autres qui s'en vont
en s'enfonçant dans cette nuit
inconcevable
où le miracle me fascine m'éblouit
me fait vivre me tue
mais sans remède
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976,
p. 35-36.
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12/12/2013
Valère Novarina, Notre parole
Qui communique ? Est-ce moi qui parle ? Écoutons notre langue et comme il y a quelque chose de mystérieux dans ce mot même de personne...Et comme nous avons reçu une idée trop petite, précise, trop étriquée, trop mensurée,, trop propriétaire de l'homme : « acteur social », « particulier », « consommateur », « ego d'artiste », « usager de soi »... Chacun de nous est bien plus ouvert, non fini, et visité. Il y a quelque chose de présent, d'absent et de furtif en nous. Comme si nous portions la marque de l'inconnu. Comme si l'homme était parmi les bêtes le seul animal qui ne s'appartienne pas. Il y a comme un voleur en nous, une présence dans la nuit. Nous ne pouvons en parler. Nous luttons contre lui pour lui demander son nom et il répond par des énigmes. Nous lui demandons son nom et c'est le nôtre qui a changé. Il y a un autre en moi, qui n'est pas vous, qui n'est personne.
Quand nous parlons, il y a dans notre parole un exil, une séparation d'avec nous-mêmes, une faille d'obscurité, une lumière, une autre présence et quelque chose qui nous sépare de nous. Parler est une scission de soi, un don, un départ. La parole part du moi en ce sens qu'elle le quitte. Il y a en nous, très au fond, la conscience d'une présence autre, d'un autre que nous même, accueilli et manquant, dont nous avons la garde secrète, dont nous gardons le manque et la marque.
Valère Novarina, Notre parole, dans Le théâtre des paroles, P.O.L, 2007, p. 237-239.
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30/05/2013
Shoshana Rappaport, Milonga
[...]
Si je pouvais je t'apprendrais tout ce que je ne t'ai pas appris.
Comment trouver les mots justes ?
Je voudrais rêver. Le monde est fait de correspondances admirables. (Comme dans le conte inventif, il faudrait poser son souffle au sol et entendre le pas des hommes.) Pouvoir errer des années durant pour retrouver la clarté d'un feu de bois. Considérons les rencontres.
Nulle corneille noire assombrissant, obscurcissant le ciel.
Il faudrait trancher dans le vif. Mais quoi ?
Ma foi, émerger de l'obscurité provisoire. (On n'hérite pas du courage.) Prendre appui sur l'obscurité passagère. Donner enfin sur un espace intérieur libre, hors des lieux communs. (Hors du champ des passions éteintes ?) Avancer. Une parole serait-elle inégale à celle qui la retient ?
C'est tout.
Voilà pour les faits. (Ne pouvoir offrir que ce qu'on a.)
(Sous prétexte de parler de nous, j'exerce à ma manière l'art de la miniature.)
Il est des chemins qui tranquillisent. Des chemins qui rassurent et qui portent. Ce qui compte c'est le rapprochement. « Large porte de la connivence. » Porte laissée entrouverte. Porté toujours à y croire, porté à cet extraordinaire-là. (Tel étendard levé.)
Que vais-je faire ? (Ne pas sombrer.) Prendre les choses bravement. Voilà. Ne rien hâter. Vagabondage licite. Malgré tout. (Friends will be friends ?)
[...]
Shoshana Rappaport, Milonga, Le bruit du temps, 2013, p. 50-52.
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