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10/06/2024

Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres

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Le passé vit de hasards. Tout incident tire un souvenir.

 

Mon hasard est plus moi que moi.

Une personne n’est que réponses à quantité d’incidents impersonnels.

 

Il importe que le passé ne soit pas seulement à moitié mort.

 

Toute discussion se réduit à donner l’adversaire la couleur d’un sot ou la figure d’une canaille.

 

Duplicité :

Que si tu veux paraître jouer un double jeu et tenir double rôle, joue le tien. Pour paraître inconstant, il suffit de demeurer ce que l’on est, — constant ou non.

 

Paul Valéry, Mauvaises pensées et autres, dans Œuvres, II, Gallimard / Pléiade, 1960, p. 879, 880, 881, 883, 885.

15/10/2023

Paul Verlaine, La bonne chanson

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Dans le vieux parc solitaire et glacé

Deux formes ont tout à l’heure passé.

 

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,

Et l’on entend à peine leurs paroles.

 

Dans le vieux parc solitaire et glacé

Deux spectres ont évoqué leur passé.

 

­— Te souvient-il de notre extase ancienne ?

— Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne.

 

— Ton cœur bat-il toujours à mon sel nom ?

Toujours vois-tu mon âme en rêve. — Non.

 

— Ah ! les beaux jours de bonheur indicible

Où nous joignions nos bouches ! — C’est possible.

 

— Qu’il était bleu, le ciel, et grand l’espoir !

— L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

 

Tels ils marchaient dans les avoines folles,

Et la nuit seule entendit leurs paroles.

 

Paul Verlaine, La bonne chanson, dans Poésies complètes,

Bouquins/Robert Laffont, 2011, p. 108.

17/02/2023

Jude Stéfan, Que ne suis-je Canule

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Stéfan est mort

et Jude aussi

   pour les Amis épars

avecque lui mourra Emma

         sa jeune ou belle égérie

         (ne furent qu’

         étang gelé

         - un datura ouvert –

phare isolé

en fausses métaphores)

pauvres hères dans  nos campagnes

         qui l’hiver vous pendiez

           à raison

         Vous nous communiez

         vous nous en conjurez

         Ne Plus Écrire

 

Jude Séfan, Que ne suis-je Catulle,

Gallimard, 2010, p. 97.

07/02/2023

Jean Grosjean, Une voix, un regard

jean grosjean,une voix,une regard,partir,futur,passé

Nos jours

 

Il a fallu différer les départs

dont nous rêvons

et recevoir tout à tour

les jours inconnus

lourds de soleil ou de pluie.

 

Les uns donnaient des pépites,

de l’encens ou du pavot,

mais d’autres d’un air candide

lançaient des questions

qui n’ont jamais de réponse.

 

L’un posait des chrysanthèmes

sur le lit de nos parents,

l’autre offrait aux fronts d’enfants

pour leur faire ombrage

les lauriers des fortsen thème.

 

Comment vouliez-vous qu’on parte

quand tant de futurs arrivent

et qu’aucun d’eux ne retire

son rire ou son deuil

sans qu’un autre lui succède ?

 

Mais dès que les nouveaux jours

seront moins nombreux aux portes

nous irons sur l’autre berge

voir quels anciens jours

sont près à nous recevoir.

(Cahiers de l’ENS, Meknès, n° 4, 1983)

Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes

retrouvés 1947-2004, Gallimard, 2012, p. 96-97.

04/06/2022

Étienne Faure, Vol en V

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Les dieux sont courroucés sur l’Ukraine, il tonne,

ça résonne tout le long de la frontière cernée

de saules et de bouleaux, deux tristesses, deux détresses

— pousser malgré l’eau des marais et la terre sableuse

parmi les tombes d’outre-tombe (terre et ombre)

d’outre-rivière en son temps signataire

du pacte sinueux germano-soviétique —,

les croix en bois dans le jardin

plantées comme s’il en poussait après la pluie

ont repris leur élévation vers le ciel

bleu égaré, vieille antienne

évanouie finalement après qu’on est passé clore

le sujet comme on clôt l’incident de toute une vie,

ne sachant si les tombes affalées

parmi les Versgissmeinnicht et les orties

avaient appartenu un temps au camp

des assaillants, des réfugiés, ni de quel

pays démantelé l’hiver fut recomposé,

ni

de quel bois les souvenirs se chauffent.

Bang

 

dans un jardin planté de croix

 

Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 131.

 

 

14/02/2022

Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes

                         

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                      Notes sur l’existence

 

Il importe peu que dans notre propre situation nous ayons pu voyager un million de kilomètres dans cette dimension désolée — l’intériorité. Notre personnalité visible, laquelle borne les confins de l’égo, quoiqu’apparemment étant ce que nous devons être, existe de fait là où nous y renonçons. Notre personnalité visible demeure un mannequin changeant, composé par hasard.

 

Le passé est mort telle une superstition dépassée, une momie au milieu de physionomies effritées dans la poussière de laquelle, des temps à autre, un grain s’incruste dans l’œil de la mémoire.

(...)

La guerre n’a laissé aucune trace en nous à l’exception de la disgrâce que quelques vieilles dames qui publiquement se vautrent sur la tombe de leur fils alors qu’elles auraient dû savoir comment mieux les élever.

 

Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes, traduction Olivier Apert, NOUS, 2022, p. 55 et 57.

25/01/2022

Pascal Quignard, Abîmes

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Le malheur est distinct du désespoir.

Le malheur consiste en la croyance au présent. Le malheureux est le corps qui exclut que tout passé puisse l’affecter. La dépression, l’acedia redoutent de façon panique le passé ressurgissant ici comme un fauve qui dévore. Le déprimé prétend vivre dans l’instant. Tout souvenir doit être évité. Il émeut trop. Toute rétrospection est fuie.

Le signe de la déréliction est l’impossibilité de souffrir le passé parce que la possibilité du bonheur tisse un lien puissant avec jadis.

 

Pascal Quignard, Abîmes, Folio/Gallimard, 2004, p. 168.

15/07/2021

Pierre Reverdy, En vrac

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Bien connaître le passé pour pouvoir feindre de prévoir l’avenir, les meilleurs politiques n’ont jamais réussi un tour plus habile que celui-là.

 

On s’use à vivre et sans pouvoir comprendre quoi que ce soit à ce que peut signifier la vie. On en use autant qu’elle nous use et c’est tout.

 

Il ne faut pas écrire pour son temps mais dans son temps. Et celui qui ne se mêle que de son temps meurt plus vite que son temps. C’est qu’il n’écrit au fond que pour lui-même — un peu trop peu.

 

Vivre et vieillir pour qui et quoi que ce soit, êtres et choses, sont synonymes. Mais on ne se rend bien compte de cette évidence que lorsque le phénomène vieillir a déjà très nettement pris le pas sur celui qu’on appelle vivre.

 

Pierre Reverdy, En vrac, dans Œuvres complètes, Flammarion, 2010, p. 856, 858, 851, 863.

21/06/2021

Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique

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                     Paysages, 2

 

le pays que j’habite est un pays perdu

comme tous les pays que le siècle déserte

avec les vieux clochers les murs qui se délabrent

et les pommiers tordus redevenus sauvages

l’horloge s’est arrêtée les chemins ne vont plus

aux granges que l’oubli dans le silence étreint

cependant nous marchions (dis-tu) dans le matin

quand au. bord des étangs rêvaient les fiancées

mais cela n’eut pas lieu qui nous était promis

ce bonheur ces baisers la tiédeur des fruits mûrs

et le grand ciel flambant des étés revenus

voici nos souvenirs au pied des arbres nus

 

Jean-Claude Pirotte, Le promenoir magique, La Table ronde, 2009, p. 701.

20/06/2021

Étienne Faure, Penchants aux fenêtres

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L’été, fenêtre ouverte, nous voyageons avec les avions

qui s’en vont, quittant le territoire en vrombissant

comme soulevés d’un destin trop lourd — deux août,

même chaleur anniversaire qui jour pour jour

avait saisi les aïeux de fureur

dans la mobilisation des corps soudain

suspendus à des déclarations d’amour, non, de guerre,

peaux empourprées aux moindres caresses,

une dernière fois sous le soleil posant

la tête sur la patrie qu’est la poitrine

à susurrer ça va vous coûter cher., l’amant, autant dire

la vie, moissons défaites, toutes faux passées

et des poèmes écrits à la dernière minute

dans la poussière de l’été, cette saison

à jamais révolue, enfermée dans le passé

d’un mot qui ce jour-là aura

été, à Paris maintenant démobilisé

 

énième deux août à Paris

 

Étienne Faure, Penchants aux fenêtres, dans

Contre-Allées, N° 43, printemps 2021, p. 8

19/12/2019

Claude Chambard, le chemin vers la cabane

 

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j’ai scruté  le ciel

à la recherche des nuages de pluie

une chauve-souris a traversé la pénombre

les constellations de l’été apparaissaient lentement

le chien a frotté son museau contre ma main

il n’y avait pas un bruit dans la  maison

Grandpère disait que ce sont les fantômes

qui font grincer les planchers & les armoires

c’est sans doute pourquoi

je n’aime ni les maisons ni les meubles neufs

j’ai besoin de l’âme des anciens

ils ne me racontent pas leurs histoires

non mais ils me disent que je ne suis pas

seulement un rebut

& que nous avons besoin les uns des autres

pour comprendre un peu

ce que devient la vie

 

(un fil)

 

Claude Chambard, le chemin vers la cabane, Le bleu

du ciel, 2008, p. 23.

24/11/2019

Ludovic Degroote, Si décousu

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                               Dans la vie

 

il n’y a aucune désolation qui ne tienne quelque chose de vous debout

 

car ce qui reste est la matière durable de ce que nous avons été

 

et quand bien même cela tournerait vert-de-gris

 

sous quoi le vert-de-gris

 

nous, semblables et indistincts

 

et constamment issus de tout ce qui ne nous détruit pas encore

 

prenons les allures fantômes que laissent

 

nos pieds embourbés

 

dans la vie

 

Ludovic Degroote, Si décousu, éditions Unes, 2019, p. 74-75.

23/08/2019

Camille Loivier, une voix qui mue

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je suis retournée sur les lieux

 

où j’ai retrouvé l’enfance

le temps avait arrêté de s’écouler

 

nous venions du passé

nous venions du temps long et de

l’univers clos, nous venions

de l’époque où nos mères sont jeunes et

nous sourient,  où nos pères nous

portent sur leurs épaules, il est si

enivrant de voir le monde d’en haut

plus haut, encore plus haut

on vit au ralenti, extrêmement

précautionneux de nos pas

et de nos

gestes

 

c’est cela qui m’arrive

je retourne à Taipei

comme dans ma ville natale

c’est donc ma ville natale car

je n’en ai pas d’autre

 

Camille Loivier, une voix qui mue, Potentille,

2019, p. 5.

15/09/2018

Esther Tellermann, Première version du monde

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C’était un temps philosophique, je suis je ne suis pas, un époque fascinée, un peu grasse, avec le souvenir des armes, canons contre la tempe, fosses enfin pleines, uniformes, chants d’oiseaux,

   il y a des flaques qui coagulent la haine, et pourquoi ça se serait cicatrisé, non, dissocié dans les moindres parcelles, suis les sillons, la terre n’est pas oublieuse, il ait trop chaud désormais, ça dilate notre faiblesse en une légère déviation de la peur…

 

  Certains ont encore les mains sur les pioches, ils creusent comme à la surface d’un liquide, certainement ils veulent enterrer leur  ombre, la lèvre halète un gémissement, la soirée est trop chaude, les mots engloutis dans la fissure originelle.

 

Nous étions sans existence, sans dehors. C’était une répétition nostalgique de l’Europe, de sa dimension de néant, la durée suffocante de notre propre humiliation.

 

  Vieux youpins, youpinasses, y’a pas qu’eux pour bouffer du salpêtre, vas-y prends ta ration, j’vais voir en bataillons humanitaires toutes les enflures du programme : échauffement des ongles, bûchers funéraires, camions de rustines pour réparer ça, t’as compris ? Visages fiévreux, tous les affranchis faut voir ça, ils s’affermissent dans les désastres, balance-leur le savon, les cigarettes, ça va passer leurs convictions, toute une vie près du fleuve, dans le bourdonnement des mouches…

 

Esther Tellermann, Première version du monde, éditions Unes, 2018, p. 17.

17/07/2018

Étienne Faure, Tête en bas

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L’homme à terre écossant les fèves,

un jour de cagna sans issue,

son ombre se projette à peine

tant il est bas, au ras du sol — que faire,

laisser le pouce et l’index opérer

comme au jeu des osselets séculaires

sans rien prétendre autrement

qu’ouvrir, pourfendre, mettre au jour

le fruit sans sa forme ancienne

attestée par les plus vieux écrits

de l’homme à cette heure devenu l’obligé

de son ombre qui lui protège au moins

les mains,

se souvenant qu’à ce niveau les villes

terrassées, disparues, maintenant enfouies

offrent de leur passé l’emprise

qui fonda la lente aspiration à s’élever

puis après effondrement reprendre

toujours de la hauteur.

 

à terre

 

Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 48.