17/07/2022
Henri Thomas, La joie de cette vie
Il y a la puissance des machines, des engins de mort accumulés dans un endroit où tout est préparé pour les utiliser ô les moyens de déclenchement et la cible.
Nous vivons dans un monde fait d’épaisseurs superposées, terre, mer, brume, nuages, ciel invisible. Tout cela paraît à peine bouger, sinon la légère ligne ou bave d’écume le long des plages qui s’incurvent vers la droite.
J’écris, comme si écrire était mon unique moyen de vieillir sans douleur, et sans jouer un rôle dans les rouages, comme Paulhan, où l’on disparaît quand la machine se modifie pour votre mort.
Incapable de désespérer — en cela pareil aux animaux auxquels nous attribuons l’indifférence devant la mort.
Henri Thomas, La joie de cette viee, Gallimard, 1991, p. 12, 17, 21, 25.
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13/12/2021
Liliane Giraudon, Le travail de la viande
Cadavre Reverdy
Monsieur Reverdy, j’ai passé une partie de cette fin d’été à vous relire.
À dire vrai, il y a plus d’un demi-siècle que je vous lis.
Et parmi ce demi-siècle, il y a bien un quart de siècle où j’essaie d’écrire quelque chose à propos de vous.
De ce que je vous dois.
Si le temps présent et celui qu’on projette ne peuvent s’éclairer et se comprendre qu’en remontant vers le passé (comme si tout était joué initialement), vous avez été, Monsieur Reverdy, par votre énigmatique conversion à la foi catholique, un des rares poètes vivants parcimonieusement dans la bibliothèque des nonnes trinitaires d’Avignon où je me retrouvais enfermée comme pensionnaire après la vie libre d’une petite enfance paysanne.
Longtemps j’ai partagé l’avis de Marguerite Duras qui déclarait que l’acte d’écrire ne sauvait de rien, n’apprend rien si ce n’est à éc rire... Aujourd’hui, où j’ai atteint l’âge où vous êtes mort, je peux, vous citant, faire mienne la formule : « Écrire m’a sauvée. A sauvé mon âme. Je ne peux pas imaginer ce qu’eût été ma vie si je n’avais pas écrit. J’ai écrit comme on s’accroche à une bouée. »
Liliane Giraudon, Le travail de la viande, P. O. L, 2019, p. 107-108.
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15/07/2021
Pierre Reverdy, En vrac
Bien connaître le passé pour pouvoir feindre de prévoir l’avenir, les meilleurs politiques n’ont jamais réussi un tour plus habile que celui-là.
On s’use à vivre et sans pouvoir comprendre quoi que ce soit à ce que peut signifier la vie. On en use autant qu’elle nous use et c’est tout.
Il ne faut pas écrire pour son temps mais dans son temps. Et celui qui ne se mêle que de son temps meurt plus vite que son temps. C’est qu’il n’écrit au fond que pour lui-même — un peu trop peu.
Vivre et vieillir pour qui et quoi que ce soit, êtres et choses, sont synonymes. Mais on ne se rend bien compte de cette évidence que lorsque le phénomène vieillir a déjà très nettement pris le pas sur celui qu’on appelle vivre.
Pierre Reverdy, En vrac, dans Œuvres complètes, Flammarion, 2010, p. 856, 858, 851, 863.
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09/05/2021
James Sacré, Figures de silences
Écrire : on entend quoi ?
3
Écrire dans le silence d’un papier
Sur lequel on peut lire une adresse ;
Un n om tracé par la main de quelqu’un
Mais ce qu’on a mis dans ce nom ?
Mon poème comme une lettre pour dire
Entre un silence et mon silence
Toucher une joue, tenir
Une épaule ou plus bas
Le bougé d’un désir
Si ça serait plus intense ?
On pressent le même écart
Entre deux silences ?
*
Quelqu’un s’en va, tu ne sais pas
Si même il s’en va ?
Penser ou ne pas pouvoir penser
Le retient mal on n’attrape
Que du silence
Quelqu’un peut-être reprend
Tout ce qu’il a donné
Mais dans le genre de ne plus parler
Quelque chose encore
Est donné.
James Sacré, Figures de silences, Tarabuste,
2018, p. 121-122.
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23/02/2021
Cioran, Exercices d'admiration, Essais et portraits
Écrire est une provocation, une vue heureusement fausse de la réalité qui nous place au-dessus de ce qui est et de ce qui nous semble être. Concurrencer Dieu, le dépasser même par la seule vertu du langage, tel est l’exploit de l’écrivain, spécimen ambigu, déchiré et infatué qui, sorti de sa condition naturelle, s’est livré à un vertige superbe, déconcertant toujours, quelquefois odieux. Rien de plus misérable que le mot et cependant c’est par lui qu’on s’élève à des sensations de bonheur, à une dilatation ultime où l’on est complètement seul, sans le moindre sentiment d’oppression. Le suprême atteint par le vocable, par le symbole même de la fragilité !
Cioran, Exercices d’admiration, Essais et portraits, Arcades/Gallimard, 1986, p. 204.
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19/01/2021
Peter Handke, Images du recommencement
« Maintenant je sais comment le dire » : c’est cela écrire.
Pensé en direction du bateau qui passait : rien en moi ne survivra, mais maintenant je suis assis là et vous me voyez.
Une pelouse tondue, toute pelouse est une offense pour les yeux.
Avant chaque rencontre : pense au trajet qu’a fait l’autre.
Je ne me laisse expliquer que si cela explique tout le monde.
Peter Handke, Images du recommencement, traduction G.-A. Goldschmidt, Christian Bourgois, 1987, p. 30, 32, 37, 37, 40.
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20/06/2020
Emmanuel Laugier, Chant tacite
4 juillet
le lent décroché de l’écrire
: de ne pas
pouvoir écrire selon que le montage
expose aux assauts de ce qui vient
à l’instant même
redistribue les rapports :
- une plaque d’aluminium fondue
du fleuve large frappe l’esprit
qu’en écrire le décroché
à l’échancrure même de la branche basse où je vis
chevaux postés derrière la lisière
en attente
dans ce tableau
une masse de bruns nets un trouble
gagnent l’image par un point de lumière insistante
je ne sais plus si j’avance ici
ou là dans la limite de la vue donnée
il me souvient pourtant
de ramasser les branches sèches éparpillées
d’en faire plus tard un savoir local
dans mon carnet d’y notifier le poids
et parfois l’odeur entêtante
du cheval aiguise
le feu
Emmanuel Laugier, Chant tacite, NOUS, 2020, p. 192.
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19/02/2020
Ludovic Degroote, Si décousu
15-7-93
on n’écrit pas
pour sa peine
mais pour la lente
défiguration du temps
ce qu’il y a d’intact
dans le visage
n’a pas laissé de traces
on dure
d’un souvenir
à l’autre
perdre juste
la mémoire
qui nous entoure
sur du gris
le gris passe mal
on se fonde
sur ce qui manque
une peine
à peine
recommencée
Ludovic Degroote, Si décousu,
éditions Unes, 2019, p. 67-68.
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01/12/2019
Antoine Emaz, Lichen, encore
Il s’agit moins de se maintenir au plus haut point que d’avancer. Et cela peut demander de traverser des zones sans hauteurs.
Pour certains poèmes, on pourrait parler d’acharnement thérapeutique à force de reprises. Ce qui reste clair : le prunus, rose dans la lumière du soir.
« Une poésie accessible »... ça veut dire quoi ? Vous venez d’où ? Vous avez combien de temps pour accéder ? Autant de questions auxquelles le poète ne peut pas répondre, qu’il soit au sommet de l’Éverest ou dans un village des Mauges. Quand on écrit, le lecteur n’a pas de visage, c’est un masque blanc.
Écrire, c’est articuler l’émotion et produire, à partir du choc premier, une sorte de choc en retour par la langue, une émotion autre, même si la primitive reste motrice.
Antoine Emaz, Lichen, encore, éditions rehauts, 2009, p. 42, 43, 74, 95.
© Photo Tristan Hordé
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13/10/2019
Étienne Paulin, Là
Un carillon
les murs qui n’en sont pas
infligent leurs ombres
ne sont que trop des mots
écrire est une fréquence
cette sonnerie de musique foraine
qu’entendent les malades avant leur crise
mercerie triste
sans fantôme
j’entends son timbre
voilà j’arrive
Étienne Paulin, Là, Gallimard,
2019, p. 26.
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23/09/2019
Georges Perros, Papiers collés
L’homme s’appartient quand il ne se compare plus à aucun homme.
La discipline, c’est d’aimer ce qu’on aime.
Écrire c’est renoncer au monde en implorant le monde de ne pas renoncer à nous.
L’amythié.
Le drame de la vie c’est qu’il peut ne rien s’y passer.
Georges Perros, Papiers collés, Gallimard, 1960, p. 63, 65, 67, 100, 104.
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18/07/2019
Jues Renard, Journal, 1887-1910
Si, au lieu de gagner beaucoup d ‘argent pour vivre, nous tâchions de vivre avec peu d’argent ?
Il y a les bons écrivains, et les grands. Soyons les bons.
Il faut être honnête et modeste, mais il faut dire qu’on l’est.
Aller parfois dans le monde pour avaler un verre de bile.
Écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu.
Jules Renard, Journal 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 254, 263, 264, 273, 277.
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26/06/2019
Jean Clair, Terre natale
L’écriture est un nécrologe. Écrire suppose d’être seul. Seul vraiment, pas même, et surtout pas, avoir autour de soi la présence faussement complice et rassurante des habitués d’un bistrot, comme ce fut autrefois, paraît-il, la mode. Seul comme abandonné, perdu égaré, contraint de chercher ses mots et de les rassembler, le dernier des hommes, face à la mort, pour tenter de répondre. Parler est un discours désarmé avec les disparus, la seule adresse possible à ceux qui ne sont plus là, un mouvement de piété envers ceux qui n’en peuvent mais. La parole ne peut y être que singulière, et ne porter aucun espoir.
Jean Clair, Terre natale, exercices de piété, Gallimard, 2019, p. 59.
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20/02/2018
Georges Perros, Œuvres (''Pour remplacer tous les amours...'')
Pour remplacer tous les amours
Que je n’aurai jamais
Et ceux que je pourrais avoir
J’écris
Pour endiguer le flux reflux
D’un temps que sillonne l’absence
Et que mon corps ne peut tromper
J’écris
Pour graver en mémoire courte
Ce qui défait mes jours et nuits
Rêve réel, réel rêvé
J’écris
Georges Perros, Œuvres, édition établie
et présentée par Thierry Gillybœuf,
Quarto/Gallimard, 2017, p. 1074.
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06/01/2018
Rachel Blau DuPlessis, Brouillons (choix de poèmes)
Brouillon 52 : Midrash, 14.
Les mots, est-ce cela qui manque ?
Est-ce la concentration ?
une page foisonne en sous-entendus et en apartés :
pluie, rouille, morne mort, morne vie.
Non. Il ne s’agit pas de ça,
mais le fait que les crocs d’argent des mots
ne peuvent rien contre de plus profonds silence, plus chargés de colère
rien contre la dislocation du désir de mémoire
rien contre d’infixables décombres.
Dès lors, le problème est « zu schreiben », d’écrire ?
D’écrire, voilà tout.
Trop, beaucoup trop de mots.
Apparaux d’auteur
amour propre
forme-matière première
et même, pitié-de-soi.
Vouloir un poème après Auschwitz
c’est —
compréhensible, inaccessible, intenable.
Quel poète pourrait bien vouloir ?
Rachel Blau DuPlessis, Brouillons, traduction et présentation par Auxeméry, avec la collaboration de Chris Tysh, Corti, 2013, p. 123-124.
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