21/03/2024
Emily Dickinson, Du côté des mortels
S’il n’avait pas de crayon
Emprunterait-il le mien —
Usé — là— émoussé – mon cher,
De t’écrire tant.
S’il n’avait pas de mot —
Ferait-il la Pâquerette,
Presque aussi grande que je l’étais —
Quand il m’a cueillie ?
Emily Dickinson, Du côté des mortels, poèmes
1860-1861, traduction François Heusbourg,
Editions Unes, 2023, p. 57.
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10/11/2023
Jules Renard, Journal, 1887-1910
Écrire pour quelqu’un, c’est comme écrire à quelqu’un : on se croit tout de suite de mentir.
Le peuple ne nous comprend pas. Nous le comprenons encore bien moins.
Mes bonheurs, je les ai presque toujours eus par maladresse.
Il vaudrait mieux se taire toujours. On ne dit rien quand on parle. Ou les mots dépassent la pensée, ou ils la diminuent.
Nous avons tous quelqu’un que notre mort arrangerait.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 1151, 1152, 1153, 1160, 1164.
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23/09/2023
Ernst Jandle, Retour à l'envoyeur
sommaire
pour faire un poème
j’ai rien
qu’ne langue
qu’une vie
qu’une pensée
qu’une mémoire
pour faire un poème
j’ai rien
Enst Jandle,Retour à l’envoyeur,
traduction Alain Jadot et Christian
Prigent ; Drmx, 2012, p. 49.
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02/06/2023
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
Dire : pourquoi est-ce que j’écris ou veux écrire — pas exactement pour le plaisir ou combler les trous du temps — ou précisément pour cela — l’oisiveté finit par se contredire et donner un pouce à des forces. Si elle est appuyée par quelques inconvénients solides sur lesquels on peut compter — en dehors : travail, gymnastique, bonté, etc.
De mon côté écrire des poèmes résolument enracinés dans l’effort de l’homme : il sera parfumé du parfum du monde ambiant, choyé par le vent. L’eau lui lavera la sueur. Mais d’abord lui-même —
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le bruit du temps, 2011, p. 31 et 33.
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17/07/2022
Henri Thomas, La joie de cette vie
Il y a la puissance des machines, des engins de mort accumulés dans un endroit où tout est préparé pour les utiliser ô les moyens de déclenchement et la cible.
Nous vivons dans un monde fait d’épaisseurs superposées, terre, mer, brume, nuages, ciel invisible. Tout cela paraît à peine bouger, sinon la légère ligne ou bave d’écume le long des plages qui s’incurvent vers la droite.
J’écris, comme si écrire était mon unique moyen de vieillir sans douleur, et sans jouer un rôle dans les rouages, comme Paulhan, où l’on disparaît quand la machine se modifie pour votre mort.
Incapable de désespérer — en cela pareil aux animaux auxquels nous attribuons l’indifférence devant la mort.
Henri Thomas, La joie de cette viee, Gallimard, 1991, p. 12, 17, 21, 25.
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13/12/2021
Liliane Giraudon, Le travail de la viande
Cadavre Reverdy
Monsieur Reverdy, j’ai passé une partie de cette fin d’été à vous relire.
À dire vrai, il y a plus d’un demi-siècle que je vous lis.
Et parmi ce demi-siècle, il y a bien un quart de siècle où j’essaie d’écrire quelque chose à propos de vous.
De ce que je vous dois.
Si le temps présent et celui qu’on projette ne peuvent s’éclairer et se comprendre qu’en remontant vers le passé (comme si tout était joué initialement), vous avez été, Monsieur Reverdy, par votre énigmatique conversion à la foi catholique, un des rares poètes vivants parcimonieusement dans la bibliothèque des nonnes trinitaires d’Avignon où je me retrouvais enfermée comme pensionnaire après la vie libre d’une petite enfance paysanne.
Longtemps j’ai partagé l’avis de Marguerite Duras qui déclarait que l’acte d’écrire ne sauvait de rien, n’apprend rien si ce n’est à éc rire... Aujourd’hui, où j’ai atteint l’âge où vous êtes mort, je peux, vous citant, faire mienne la formule : « Écrire m’a sauvée. A sauvé mon âme. Je ne peux pas imaginer ce qu’eût été ma vie si je n’avais pas écrit. J’ai écrit comme on s’accroche à une bouée. »
Liliane Giraudon, Le travail de la viande, P. O. L, 2019, p. 107-108.
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15/07/2021
Pierre Reverdy, En vrac
Bien connaître le passé pour pouvoir feindre de prévoir l’avenir, les meilleurs politiques n’ont jamais réussi un tour plus habile que celui-là.
On s’use à vivre et sans pouvoir comprendre quoi que ce soit à ce que peut signifier la vie. On en use autant qu’elle nous use et c’est tout.
Il ne faut pas écrire pour son temps mais dans son temps. Et celui qui ne se mêle que de son temps meurt plus vite que son temps. C’est qu’il n’écrit au fond que pour lui-même — un peu trop peu.
Vivre et vieillir pour qui et quoi que ce soit, êtres et choses, sont synonymes. Mais on ne se rend bien compte de cette évidence que lorsque le phénomène vieillir a déjà très nettement pris le pas sur celui qu’on appelle vivre.
Pierre Reverdy, En vrac, dans Œuvres complètes, Flammarion, 2010, p. 856, 858, 851, 863.
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09/05/2021
James Sacré, Figures de silences
Écrire : on entend quoi ?
3
Écrire dans le silence d’un papier
Sur lequel on peut lire une adresse ;
Un n om tracé par la main de quelqu’un
Mais ce qu’on a mis dans ce nom ?
Mon poème comme une lettre pour dire
Entre un silence et mon silence
Toucher une joue, tenir
Une épaule ou plus bas
Le bougé d’un désir
Si ça serait plus intense ?
On pressent le même écart
Entre deux silences ?
*
Quelqu’un s’en va, tu ne sais pas
Si même il s’en va ?
Penser ou ne pas pouvoir penser
Le retient mal on n’attrape
Que du silence
Quelqu’un peut-être reprend
Tout ce qu’il a donné
Mais dans le genre de ne plus parler
Quelque chose encore
Est donné.
James Sacré, Figures de silences, Tarabuste,
2018, p. 121-122.
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23/02/2021
Cioran, Exercices d'admiration, Essais et portraits
Écrire est une provocation, une vue heureusement fausse de la réalité qui nous place au-dessus de ce qui est et de ce qui nous semble être. Concurrencer Dieu, le dépasser même par la seule vertu du langage, tel est l’exploit de l’écrivain, spécimen ambigu, déchiré et infatué qui, sorti de sa condition naturelle, s’est livré à un vertige superbe, déconcertant toujours, quelquefois odieux. Rien de plus misérable que le mot et cependant c’est par lui qu’on s’élève à des sensations de bonheur, à une dilatation ultime où l’on est complètement seul, sans le moindre sentiment d’oppression. Le suprême atteint par le vocable, par le symbole même de la fragilité !
Cioran, Exercices d’admiration, Essais et portraits, Arcades/Gallimard, 1986, p. 204.
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19/01/2021
Peter Handke, Images du recommencement
« Maintenant je sais comment le dire » : c’est cela écrire.
Pensé en direction du bateau qui passait : rien en moi ne survivra, mais maintenant je suis assis là et vous me voyez.
Une pelouse tondue, toute pelouse est une offense pour les yeux.
Avant chaque rencontre : pense au trajet qu’a fait l’autre.
Je ne me laisse expliquer que si cela explique tout le monde.
Peter Handke, Images du recommencement, traduction G.-A. Goldschmidt, Christian Bourgois, 1987, p. 30, 32, 37, 37, 40.
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20/06/2020
Emmanuel Laugier, Chant tacite
4 juillet
le lent décroché de l’écrire
: de ne pas
pouvoir écrire selon que le montage
expose aux assauts de ce qui vient
à l’instant même
redistribue les rapports :
- une plaque d’aluminium fondue
du fleuve large frappe l’esprit
qu’en écrire le décroché
à l’échancrure même de la branche basse où je vis
chevaux postés derrière la lisière
en attente
dans ce tableau
une masse de bruns nets un trouble
gagnent l’image par un point de lumière insistante
je ne sais plus si j’avance ici
ou là dans la limite de la vue donnée
il me souvient pourtant
de ramasser les branches sèches éparpillées
d’en faire plus tard un savoir local
dans mon carnet d’y notifier le poids
et parfois l’odeur entêtante
du cheval aiguise
le feu
Emmanuel Laugier, Chant tacite, NOUS, 2020, p. 192.
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19/02/2020
Ludovic Degroote, Si décousu
15-7-93
on n’écrit pas
pour sa peine
mais pour la lente
défiguration du temps
ce qu’il y a d’intact
dans le visage
n’a pas laissé de traces
on dure
d’un souvenir
à l’autre
perdre juste
la mémoire
qui nous entoure
sur du gris
le gris passe mal
on se fonde
sur ce qui manque
une peine
à peine
recommencée
Ludovic Degroote, Si décousu,
éditions Unes, 2019, p. 67-68.
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01/12/2019
Antoine Emaz, Lichen, encore
Il s’agit moins de se maintenir au plus haut point que d’avancer. Et cela peut demander de traverser des zones sans hauteurs.
Pour certains poèmes, on pourrait parler d’acharnement thérapeutique à force de reprises. Ce qui reste clair : le prunus, rose dans la lumière du soir.
« Une poésie accessible »... ça veut dire quoi ? Vous venez d’où ? Vous avez combien de temps pour accéder ? Autant de questions auxquelles le poète ne peut pas répondre, qu’il soit au sommet de l’Éverest ou dans un village des Mauges. Quand on écrit, le lecteur n’a pas de visage, c’est un masque blanc.
Écrire, c’est articuler l’émotion et produire, à partir du choc premier, une sorte de choc en retour par la langue, une émotion autre, même si la primitive reste motrice.
Antoine Emaz, Lichen, encore, éditions rehauts, 2009, p. 42, 43, 74, 95.
© Photo Tristan Hordé
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13/10/2019
Étienne Paulin, Là
Un carillon
les murs qui n’en sont pas
infligent leurs ombres
ne sont que trop des mots
écrire est une fréquence
cette sonnerie de musique foraine
qu’entendent les malades avant leur crise
mercerie triste
sans fantôme
j’entends son timbre
voilà j’arrive
Étienne Paulin, Là, Gallimard,
2019, p. 26.
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23/09/2019
Georges Perros, Papiers collés
L’homme s’appartient quand il ne se compare plus à aucun homme.
La discipline, c’est d’aimer ce qu’on aime.
Écrire c’est renoncer au monde en implorant le monde de ne pas renoncer à nous.
L’amythié.
Le drame de la vie c’est qu’il peut ne rien s’y passer.
Georges Perros, Papiers collés, Gallimard, 1960, p. 63, 65, 67, 100, 104.
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