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03/01/2023

Hugo Hofmannsthal, Le lien d'ombre

         

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Tercets, IV

Parfois des femmes que nul n’a jamais aimées viennent

En rêve à notre rencontre, on dirait des petites filles,

Et elles sont indiciblement émouvantes à voir.

 

Comme si avec nous sur d’invisibles routes

Elles avaient par un soir de jadis longuement cheminé,

Tandis que les cimes des arbres s’agitent en respirant

 

Et que tombe sur nous un souffle parfumé, et la nuit, et l’angoisse,

Et que le long du chemin, de notre chemin, l’obscur,

Dans la clarté du soir les étangs muets resplendissent.

 

Miroir de notre nostalgie, ils scintillent comme en rêve,

Et à toutes les paroles murmurées, à tout le flottement

De l’air du soir et au premier éclat des étoiles,

 

Les âmes, ces sœurs, profondément tressaillent

Et s’affligent, et s’emplissent d’une gloire triomphante,

Émues par le profond pressentiment qui comprend la grandeur de la   

    vie

Et sa splendeur et son austérité.

 

Hugo Hofmannsthal, Le lien d’ombre, poèmes complets, traduit de l’allemand, annoté et présenté par Jean-Yves Masson, édition bilingue, Verdier poche, 2006, p. 200-201.

29/07/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

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Attendre

Ouvert

Ne pas fléchir

Tout silencer

Voir

Se replier au point de n’être plus

La pensée se dilue

Les nerfs fondent

La chair reprend ses droits

Le corps chavire une vague l’emporte les fonds l’accueillent

 

Que m’arrive-t-il

Je ne sens plus rien

Mes oreilles saignent

Un voile froisse mes paupières

Mon ventre fait sous moi

Des mains ou je ne sais me tirent

La bougie s’éteint

Le vent tombe

Avec les pétales du pavot

Le feu l’arc-en-ciel Orion le soleil : pleurerais-je ?

 

Julien Bosc, Le coucou chante conte mon cœur,

Le Réalgar, 2020, p. 25.

© Photo Chantal Tanet

18/01/2018

Louis Scutenaire, Mes inscriptions

 

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Le marquis de Sade sortit à cinq heures.

 

Ce monsieur est un gros poète.

 

C’est un livre admirable, comme il y en a tant.

 

L’idée de discipline me fait blêmir.

 

Dans ce monde où l’on n’a que la terreur pour se défendre de l’angoisse.

 

Il n’y a pas d’utopie.

 

Louis Scutenaire, Mes inscriptions, éditions Labor, 1990, p. 22, 24, 33, 42, 43, 44.

26/12/2017

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes, poèmes 1941967

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Mes cris, je les perds

comme un autre perd

son argent, ses pièces de monnaie,

son cœur, mes grands cris

je les perds

à Rome, partout, à

Berlin, je perds

dans la rue des cris, authentiques, jusqu’à ce que

mon cerveau devienne rouge sang

à l’intérieur, je perds tout,

il n’y a que la terreur

que je ne perde pas, que

l’on puisse perdre ses cris

chaque jour et

partout

 

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe

a des ailes, poèmes 1942- 1967, édition Françoise

Rétif, Poésie / Gallimard, 2015, p. 503.

 

01/11/2017

Christian Prigent, Journal

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27/08 [2017) (écrire / ne pas écrire)

 

Les longues périodes (des mois parfois) sans « écrire » (écrire vraiment : creusement des mémoires, parcours des archives, lectures tout entières programmées par leur utilité pour le travail en cours, effort acharné au style, poursuite de l’expression sensorielle « juste », élaboration des tensions, phrase/phrasé, soucis techniques de composition, séances régulières et longues, perspective de « livre » — publication)…

Ces phases m’ont toujours enfoncé dans des états péniblement dépressifs. Sans doute parce que peu à peu, alors, s’en va toute chance de prise symbolique, toute initiative souveraine, toute possibilité de résistance à la pression paradoxalement dé-réalisante du dehors (le « monde » saturé de représentations, la « réalité » toujours-déjà fixée en mots et images, le lieu commun où s’évanouit et s’aliène la singularité sensible de l’expérience.

Du monde, alors, je ne comprends plus rien, il flotte devant moi et en moi comme un nuage fuyant, ce n’est qu’un paysage flou. C’est comme si tout sens et toute vie m’abandonnent. Ne reste qu’une pénible sensation de débilité et de déréliction, sans doute à chaque fois arrivée (misérablement avivée pour autant que mêlée de honte, de sentiment du ridicule), par la terreur, inscrite au plus profond de moi, de la perte d’amour, d’abandon, de ce que j’ai appelé un jour la « seulaumonditude » : je ne suis pas « au monde », le monde n’est plus ni en ni à « moi », etc.

 

Christian Prigent, Journal (extraits), Sitaudis, 2017.

 

 

03/05/2017

Élection du 7 mai : Jacques Lèbre, Angoisse

ANGOISSE

 

Certains d’entre nous ne veulent ni de Macron ni de le Pen (et ils ont bien raison !). Ils voteront blanc ou ils s’abstiendront. Il y a juste un gros problème : malgré leur vote blanc ou leur abstention, le soir du 7 mai, ils auront l’une ou l’autre comme président(e) de la République. Si jamais c’est l’une, je les laisserais se regarder dans la glace le 8 mai au matin. Je les laisserais à leur consternation dont ils seront les seuls responsables.

Il y a une position de rejet face aux deux candidats du deuxième tour, elle est légitime sur le fond (politique) et je la partage. Mais il y a aussi une toute autre légitimité : celle de penser aux réfugiés et aux sans papiers, celle de se demander si par notre non-vote nous allons les abandonner au sort peu enviable que leur promet l’extrême-droite. La légitimité, c’est de penser à ceux qui les aident (dans la vallée de la Roya par exemple) et qui, sous un gouvernement soi-disant de gauche, sont déjà traînés devant les tribunaux – il suffit de lire quotidiennement L’Humanité pour en être informé.

Ce qui est légitime, c’est de se demander si syndicalement et politiquement nous aurons longtemps les moyens de nous opposer efficacement à une extrême-droite qui aura tous les pouvoirs de la cinquième République. Ce qui est légitime, c’est de se demander si les journalistes pourront continuer longtemps à enquêter et à nous informer (les aides à la presse existent, elles peuvent être supprimées).

Ce qui est légitime, c’est de se demander ce que deviendront les politiques d’acquisition des bibliothèques et des médiathèques. Déjà, sous le quinquennat de François Hollande, des bibliothèques se sont désabonnées de certaines revues pour cause de "restrictions budgétaires". Ce qui est légitime, c’est de se demander ce que deviendront les aides à la littérature, à la poésie et aux revues par le biais du Centre national du livre.

Ce qui est légitime, c’est de se demander ce que deviendra la situation des femmes à travers le planning familial et la loi Weil sur l’IVG ; c’est de se demander ce que deviendra la situation des homosexuels. La légitimité, c’est de se demander dans quel monde, par notre non-vote, nous allons abandonner les jeunes Français des cités et des banlieues confrontés quotidiennement au racisme, aux tracasseries et aux violences policières ; que cela ait lieu sous un gouvernement soi-disant de gauche nous laisse deviner ce que cela deviendra sous un gouvernement d’extrême-droite. Car c’est bien ce gouvernement encore en place le premier responsable de la situation actuelle. Je n’oublie pas la droite si nous devons nous souvenir du sinistre ministère de l’identité nationale. Droite et soi-disant gauche confondues, par de sombres et d’inavouables calculs, ont compté sur l’extrême-droite afin de gagner chaque élection au deuxième tour. L’une et l’autre viennent de lamentablement échouer.

Ce qui est légitime, c’est de se poser toutes ces questions. Pour ma part, ma réponse est claire. Au premier tour j’ai voté pour Jean-Luc Mélenchon. Je ne me fais donc aucune illusion sur Emmanuel Macron. Je n’attends ni n’espère rien de lui président de la République. Je le considère bien évidemment comme un ennemi de classe. Mais le 7 mai, en réponse aux questions que je viens de me (et peut-être de vous) poser, je mettrai dans l’urne un bulletin Macron contre l’extrême-droite. Ensuite il nous restera les législatives du mois de juin pour essayer de contrecarrer et de limiter le plus possible le pouvoir de nuisance du (ou de la) candidat(e) élu(e). 

11/04/2017

Georges Bataille, L'expérience intérieure

 

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(…)

Il y a quinze ans de cela (peut-être un peu plus), je revenais je ne sais d’où, tard dans la nuit. La rue de Rennes était déserte. Venant de Saint-Germain, je traverserai la rue du Four (côté poste). Je tenais à la main un parapluie ouvert et je crois qu’il ne pleuvait pas. (Mais je n’avais pas bu : je le dis, j’en suis sûr.) J’avais ce parapluie ouvert sans besoin (sinon celui dont je parle plus loin). J’étais fort jeune alors, chaotique et plein d’ivresses vides : une ronde d’idées malséantes, vertigineuses, mais pleine déjà de soucis, de rigueur, et crucifiantes, se donnaient cours… Dans ce naufrage de la raison, l’angoisse, la déchéance solitaire, la lâcheté, le mauvais aloi trouvaient leur compte : la fête un peu plus loin recommençait. Le certain est que cette aisance, en même temps l’ « impossible » on heurté éclatèrent dans ma tête. Un espace constellé de rires ouvrit son abîme obscur devant moi. À la traversée de la rue du Four, je devins dans ce « néant » inconnu, tout à coup… je niais ces murs gris qui m’enfermaient, je me ruai dans une sorte de ravissement. Je riais divinement : le parapluie descendu sur ma tête me couvrait (je me couvris exprès de ce suaire noir). Je riais comme peut-être on n’avait jamais ri, le fin fond de chaque chose s’ouvrait, comme si j’étais mort.

 

Georges Bataille, L’expérience intérieure, dans Œuvres complètes, V, 1, Gallimard, 1973, p. 46.

04/01/2017

Henri Thomas, Carnets 1934-1948

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Dimanche 12 juillet 1942

 

Accepter d’être seul, sans désespoir — telle est la bonne attitude initiale pour parvenir à ne plus être seul — quand ? Peut-être pas ici.

 

Samedi 18 juillet 1942

 

Une profonde santé intérieure. Pas de hâte d’en communiquer l’idée, les songes, les vues. Elle pourrait même disparaître sans avoir été notée, je n’en serais pas affecté.

  • D’où t’est toujours venu le trouble, l’angoisse et le déchirement ? D’avoir attendu quelque chose de la vie — d’avoir compté sur une complicité quelconque des êtres, des choses, de ne pas t’être persuadé que toi seul pouvait t’apporter quelque chose.

Henri Thomas, Carnets 1934-1948, éditions Claire Paulhan, 2008, p. 348-349.

23/02/2016

Philippe Blanchon, Suites peintes de Martin

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                          Suite vi

 

les dieux meurent plus facilement que les hommes

venant après les uns parmi les autres ou dans

la plus absolue des solitudes c’est égal

 

là où ne s’opposent l’air et le geste

matière engendrée du souffle et de la main

nulle matière avant cette dernière

comme ce que peut la main en traçant

l’unicité d’un dessin que la couleur habite

ou non (un oui toujours en son agilité)

le poème de la main et du souffle en

gendré ne crée pas autre mystère — outre

 

 

substituer aux chefs-

d’œuvre toute agitation des organes

investis dans l’acte que l’on nomme

(air ou geste sont communs à chacun

le larynx les membres produisent en

multitude) est crime des tribus

mais le tableau est là écho

de son poème où il s’échappe aux soirs

bruyants de nos angoisses

 

[...]

Philippe Blanchon, Suites peintes de Martin, La

Lettre volée, 2016, p. 51-52.

09/12/2015

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride

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La poésie

               c'est refuser la vie — partie par partie —

   pour l'accepter tout entière —

 que l'image se pulvérise et devienne dérisoire.

 La banalité poétique se résorbe aussi bien que l'autre, seulement il faut l'avoir éprouvée, jusque dans la trame — ce qui n'est pas facile

 

                         *

 

Le poète est celui qui, dormant et sachant qu'il dort,

ne se réveille pas —

 

                         *

 

le poème sort avec sa lie

hors de sa gangue d'angoisse

et de toute la boue qui le charrie

 

                        *

 

la poésie, c'est cette exaspération des facultés critiques,

               de cette faculté critique qui ne mord pas sur la matière

il y a cette révélation de l'insipide

— de cette clarté

 qui court en avant d'elle-même

ce qu'il y a de plus éclatant, de plus exotique, est comme la préfiguration de sa banalité

 qui n'est suscité que pour être incinéré

l'image n'est que l'indication de sa course, de sa rapidité.

 

Nous sommes — heureusement — en retard sur cette banalité.

 

Notre vie, notre poids, notre étonnement, notre lenteur — notre admiration.

on a touché l'essence de la poésie, quand on sent passer ce souffle incolore, ce souffle

le vent dont nous sommes affublés

le feu, c'est cet immense retard sur la banalité —

l'image n'est suscitée que pour être incinérée.

 

 

André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du temps, 2011, p. 249, 252, 253, 254-55.

06/11/2014

Antonin Artaud, Œuvres complètes, I, L'art et la mort

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                             L'art et la mort

 

   Qui, au sein de certaines angoisses, au haut de quelques rêves n'a connu la mort comme une sensation brisante et merveilleuse avec quoi rien ne se peut confondre dans l'ordre de l'esprit ? Il faut avoir connu cette aspirante montée de l'angoisse dont les ondes arrivent sur vous et vous gonflent comme mues par un insupportable soufflet. L'angoisse qui se rapproche et s'éloigne chaque fois plus grosse, chaque fois plus lourde et plus gorgée. C'est le corps lui-même parvenu à la limite de sa distension et de ses forces et qui doit quand même aller plus loin. C'est une sorte de ventouse posée sur l'âme, dont l'âcreté court comme un vitriol jusqu'aux bornes dernières du sensible. Et l'âme ne possède même pas la ressource de se briser. Car la distension elle-même est fausse. La mort ne se satisfait pas à si bon compte. Cette distension dans l'ordre physique est comme l'image renversée d'un rétrécissement qui doit occuper l'esprit sur toute l'étendue du corps vivant.

 

Antonin Artaud, Œuvres complètes, I, nouvelle édition revue et corrigée, Gallimard, 1976, p. 123.

13/03/2014

Jacques Roubaud, Octogone (5)

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                                 pareil

 

bruit pareil déplaçable

à contrecoup de réponse à musique forçant débris

et si question solaire à partir de ce que je

à toutes n'entendre que voyage émergé

si muet le bleu entrer à peine le comput de l'horizon

vertical assez

rouge diffuse parfois le terroir partant le bruit

les jambes sur entende de toutes façon je

à quoi bon enfin

salée silence et ne

s'échafauder que ceci angoisse reconnue pareil

 

                            ceci angoisse

 

                                      *

                                que ne dira

 

et ceci que ne dira ni gravier ni décrire

soi-même la substitution à soi du rebours de ce qui cria

avale aux vagues rebond

qu'élastique bêche écume souvent replier le sac

proche en proche éclabousser

manger rien

parler rien oui

que paroles parler gommer manger

au bout du retour en rien

miette de la mienne desserré de ses jambes nul

entrevoir son ventre ombre sa bouche jamais

 

                                son ombre sa

 

Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois prose, Gallimard, 2014, p. 185 et 192.

25/09/2013

Édith Azam, Décembre m'a ciguë

Édith Azam, Décembre m'a ciguë, réveil, angoisse, phosphène

Matin les heures les secondes, veux pas savoir, ne veux pas voir et reste plus bas que les couvertures. Le temps dehors ? On est en décembre tout est glacé. La main sur la poitrine, je cherche mon cœur : descends dedans. Je crois aux liens cosmiques, je crois aux énergies, je crois qu'il ne me reste plus que ça : y croire. Dans l'en-deça de moi, me retrousse en entier, au plus grave des chairs, au plus profond du corps. Me concentre intérieur, c'est dire : je marche vers toi, je fais tout le chemin, m'acharne à te donner les forces qu'il me reste. Le réveil sonne, strident, aigu. Les yeux qi s'écarquillent, fixant l'obscurité, et mon cœur qui me pique les doigts. Refermer le regard, s'en aller à nouveau dans la chaleur des couvertures, dans la chaleur du lien qui, dans l'obscurité des origines, me ramène interminablement vers toi. Parfois dans le regard, c'est un visage qui approche. Il vient quelques instants, puis à nouveau : phosphènes, les petites lézardes vitreuses qi se déglissent sous les paupières Les suivre alors quelques secondes, avec toutes les questions : comment retrouver le visage, comment le faire à nouveau apparaître ? Me dis : je ne dois pas penser, juste fixer un point, et laisser faire. Rien, toujours les phosphènes qui grouillent, qui rampent dans mes yeux. Je ne supporte plus, appuie les pouces sur les orbites, jusqu'à me faire trop de pression : me faire mal, un peu, pour dévier l'angoisse. Sous le noir de ma peau, alors des étincelles, des soleils minuscules, on dirait presque ... de la lumière.

Édith Azam, Décembre m'a ciguë, P. O. L, 2013, p. 13-15.

27/06/2013

Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour

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                            19-20 mai 1942

 

   Condamné à mort par les Allemands, je prends la chose courageusement jusqu'au moment où l'on me dit qu'on viendra me faire la barbe au début de l'après-midi, dernière toilette avant l'exécution. Cette dernière toilette, événement sur lequel toute mon attention était fixée, m'avait masqué l'événement ultime que serait l'exécution. Or, maintenant que j'en connais l'heure, ma pensée peut aller au-delà, de sorte que je vois disparaître le dernier écran placé entre la mort et moi par ce détail de protocole. Rien ne me séparant plus de l'exécution elle-même, mon courage fait place à une angoisse indescriptible. Je sens que je ne tiendrai pas le coup, que je pleurerai et hurlerai quand on me mènera au poteau.

   Je rêve ensuite qu'on publie des souvenirs de mon collègue du Musée de l'Homme, Anatole Lewitzky (fusillé effectivement par les Allemands le 23 février de cette même année). Notant jusqu'à la dernière minute ses impressions de condamné, il raconte comment l'exécution a eu lieu dans une sorte de parc d'exposition désaffecté, aux abords du Mont Valérien. Ses compagnons et lui, on les a fait s'adosser chacun à une reconstitution de case ronde africaine, en pisé ou en argile séchée. Lewitzky raconte que, devant la porte de la case qui lui tiendrait lieu de poteau d'exécution, il y avait sur le sol un poulet ou un squelette de poulet (comme on peut voir en Afrique, sur des autels domestiques, des plumes provenant de volailles égorgées pour des sacrifices, ainsi que des crânes ou mâchoires d'autres animaux). Le texte se termine par une sorte de testament politique ou profession de foi : mots d'ordre, pronostics plein de confiance quant à l'issue de la guerre.

 

 

Michel Leiris, Nuis sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p. 143-144.

24/07/2012

Pierre Dhainaut, Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde

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             Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde

 

Jamais de noms, uniquement des chiffres sur les portes,

chaque fois que l'on en cherche en ces couloirs,

les pas, d'eux-mêmes, se rapetissent, on le remarque,

on le remarque aussi, jamais les portes ne sont closes,

le seraient-elles, rien ne serait changé.

 

                              *

 

Quels murs assez drus, assez rudes, interdiraient

de chambre en chambre aux bruits de se répandre ?

De nuit, de très loin ils s'annoncent, comme des vagues

à l'assaut du rivage, ils prennent le temps de grossir

avant de se broyer, franchir l'obstacle.

Nul ne parvient à en savoir le nombre, celui des heures,

pas davantage. Aucune image, en fait, ne les atténuera,

ne dénouera l'angoisse, rassemblerait-on toutes celles

qui dès l'enfance ont enchanté l'attente, après les vagues

les arbres de la plaine, que le vent agite, devenu tempête.

 

[...]

                             

Pierre Dhainaut, Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde,

dans Rehauts, n° 26, automne-hiver 2010, p. 40-41.

Abonnements à 2 n° : 22 €, 26 rue du Bas, 62180, Airon-Notre-Dame.