24/09/2014
Emily Dickinson, Le Paradis est au choix, traduction Patrice Reumaux
L'Amour — est antérieur à la Vie —
Postérieur — à la Mort
Le Paraphe de la Création, et
L'Exposant de la Terre —
*
Ceux qui ont été le plus longtemps dans la —
Ceux qui arrivent aujourd'hui —
Échappent également à nos usages —
La Mort est l'autre chemin —
*
Un long — long Sommeil — un merveilleux — Sommeil —
Qui ne tient pas compte du Matin —
En Étirant un membre — ou en soulevant une Paupière —
Un Somme indépendant —
Vit-on jamais Semblable oisiveté ?
Sur une Rive de Pierre
Se chauffer au fil des Siècles —
Sans jamais regarder une fois — s'il est Midi ?
*
Love — is anterior to Life —
Posterior — to Death —
Initial of Creation, and
The Exponent of Earth —
*
Those who have been in the Grave the longest —
Those who begin Today —
Equally perish from our Practice —
Death is the other way —
Foot of the Bold did least attempt it —
It — is the White Exploit —
Once to achieve, annuls the power
Once to communicate —
*
A long — long Sleep — A famous —Sleep —
That makes no show for Morn —
By Stretch of Lib — or stir of Lid —
An independant One —
Was ever idleness like This?
Upon a Bank of Stone
To bask the Centuries away —
Not once look up — for Noon ?
Emily Dickinson, Le Paradis est au choix, traduit et
présenté par Patrick Reumaux, Librairie Élisabeth
Brunet, 1988, p. 323, 323, 241 et, pour l'anglais, 322, 322, 240.
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23/09/2014
Ludovic Degroote, Le début des pieds
il faudra bien en finir.
nous ne pouvons pas regarder la télé tout l'été.
je ne sais où en est nirina.
j'écris nirina peut-être c'est irina.
je ne comprends pas bien toujours ce qu'il disent à la télé.
est le monde ou la diction ou tout ce qui dégringole la pluie le
temps et puis cette jeunesse qui articule mal qui parle pour elle alors que nous aussi on aimerait bien savoir si ça arrive le coup qui fera basculer le monde et le cœur partagé de tant de téléspectateurs.
le monde est compliqué.
nathan et nirina aussi pour eux c'est compliqué.
Ludovic Degroote, Le début des pieds, Atelier La Feugraie, 2010, p. 50-51.
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22/09/2014
Sappho, fragment 31, dans Yves Battistini, Lyra erotica
Mes yeux sont éblouis : il goûte le bonheur des dieux
cet homme qui, devant toi,
prend place, tout près de toi, captivé,
la douceur de ta voix
et le désir d'aimer qui passe dans ton rire. Ah ! c'est bien pour cela,
un spasme étreint mon cœur dans ma poitrine.
Car si je te regarde, même un instant, je ne puis
plus parler,
mais d'abord ma langue est brisée, voici qu'un feu
subtil, soudain, a couru en frissons sous ma peau.
Mes yeux ne me laissent plus voir, un sifflement
tournoie dans mes oreilles.
Une sueur glacée ruisselle sur mon corps, et je tremble,
tout entière possédée, et je suis
plus verte que l'herbe. D'une morte j'ai presque
l'apparence.
Mais il faut tout risquer...
Sappho, fragment 31, dans Yves Battistini, Lyra erotica, VIe siècle de notre ère-IXe siècle avant Jésus-Christ, Imprimerie nationale éditions, 1992, p. 263-264.
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21/09/2014
Bernard Noël, La Place de l'autre
Où le regard s'aère
Du plus haut, c'est une plantation de i — des i noirs empanachés d'un vert tremblant. Le visiteur s'assied en voyant son regard aligné par tant de barres ; il cherche le sens de l'air pour y accorder ses yeux et ose ainsi chaque chose à sa place : la pente, la forêt et lui-même venu par un chemin sans point de vue. Alors, quelque chose blanchit la lisière : ce n'est pas une éclaircie, mais une sorte de promesse virtuelle, qui invite à dévaler la pente pour voir... Voir tout à coup, entre la vieille courbe de la terre et le bleu profond, ce qui, justement, a conduit jusqu'ici et qui, bien qu'attendu, saisit aussitôt le regard, le modèle, l'emplit et lui communique sa forme au point qu'elle se fixe dans la tête et devient un lieu...
Plus tard, l'œil reprend son rôle de lecteur : il parcourt des surfaces, des angles, avec le sentiment de reconnaître dans cet agencement moderne une figure très ancienne, car la vision se double d'un fantôme de mémoire, qui renforce la présence du présent par la poussée, en elle, d'une sève d'images. Il y a des plans de béton, des plans d'ombre, des plans de lumière ; il y a des arêtes où le ciel est posé, des étages de terrasses, des escaliers en l'air, et tout cela s'exhausse à tout moment à l'intérieur de la vue parce que le croisement du plein et du vide, du vertical et de l'horizontal aère la masse et y entretient le perpétuel élan d'une mise debout.
Bernard Noël, La Place de l'autre, Œuvre III, P.O.L, 2014, p. 103-104.
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20/09/2014
Jack Spicer, c'est mon vocabulaire qui m'a fait ça
Un livre de musique
Arrivant à la fin, les amants
Sont épuisés comme deux nageurs. Où
Cela finissait-il ? On ne peut pas savoir. Aucun amour n'est
Comme un océan avec le cortège vertigineux des limites des vagues
Desquelles deux peuvent émerger épuisés, ni un long adieu
Comme la mort.
Arrivant à la fin. Plutôt, dirais-je, comme une longueur
De corde enroulée
Qui ne se déguise pas dans les dernières boucles de ses longueurs
Ses terminaisons.
Mais, diras-tu, nous aimions
Certaines parties de nous aimaient
Et ce qui reste de nous restera
Deux personnes. Oui,
La poésie finit comme une corde.
Jack Spicer, c'est mon vocabulaire qui m'a fait ça, traduction pat Éric Suchère, préface de Nathalie Quintane, Le Bleu du ciel, 2006, p. 116.
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19/09/2014
Yosa Buson, Haiku, traduction Joan Titus-Carmel
Buson : Paysage
La pauvreté
m'a saisi à l'improviste
ce matin d'automne
Près d'un poirier
je suis venu solitaire
contempler la lune
Le batelier —
sa perche arrachée des mains
tempête d'automne
Il brama trois fois
puis on ne l'entendit plus
le cerf sous la pluie
Une solitude
plus grande que l'an dernier
fin d'un jour d'automne
Le mont s'assombrit
éteignant le vermillon
des feuilles d'érables
Yosa Buson, Haiku, traduits du japonais et
présentés par Joan Titus-Carmel, Orphée/
La Différence, 1990, n.p.
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18/09/2014
E. E. Cummings, érotiques, traduction Jacques Demarcq
ma dame nue sur fond
de crépuscule est un accident
dont l'agrément dépasse aisément l'intention
du génie —
toute peinture se sent honteuse
devant cette musique, et la poésie n'arrive
à s'en approcher tant elle est craintive.
et pourtant toutes deux la disent merveilleuse
Mais moi (dans mes bras ayant pris
le tableau) je le presse lentement
contre ma bouche, goûte le rythme précis
féroce
et sage d'une
impeccable
nonchalance Savoure le prix
d'un geste inimaginable
chaud exact impie
*
my naked lady framed
in twilight is an accident
whose nicenses betters easily intent
of genius—
painting wholly feels ashamed
before this music,and poetry cannot
go near because perfectly fearful.
meanwhile these speak her wonderful
But i(having in my arms caught
the picture)hurry it slowly
to my mouth,taste the accurate demure
ferocious
thythm of
pecise
laziness; Eat the price
of an imaginable gesture
exact warm unholy
E. E. Cummings, érotiques, traduction
Jacques Demarcq, Seghers, 2012, p. 81 et 80.
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17/09/2014
Jacques Réda, La Course
Fallait-il qu'on s'embête à crever le dimanche
Pour aller à l'Escale à sept heures du soir
Boire un, deux martinis au gin et sans pouvoir
Jamais s'en payer un troisième. Je me penche
De nouveau sur ce tabouret du bar étanche
Où le pluie et le vent, l'air de plus en plus noir
Venaient pourtant rôder jusque vers le comptoir
Anticipant déjà leur facile revanche.
On rentrait en effet par la route, au plus droit,
Sous les arbres saisis de fureur ou d'effroi
Entre les pavillons aux louches lueurs d'huile
Et les potagers fous écorchés par l'hiver.
Sans rien dire, en songeant que vivre est une tuile
Qu'il eût fallu casser d'un coup de revolver.
Jacques Réda, La Course, Gallimard, 1999, p. 85.
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16/09/2014
Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduction Pierre Alferi
On a toujours trouvé la poésie plus littéraire que la musique, mais la prétendue musique pure, en tant que communication, peut être littéraire. Les voix d’une fugue, disait Bach, doivent se comporter comme des hommes raisonnables dans une conversation sérieuse. Pourtant, la musique ne dépend pas principalement, comme la poésie, d’une voix humaine qui sache la rendre. Et l’imagination peut dépouiller la parole de tout élément graphique pour qu’elle devienne un pur mouvement sonore. C’est en vertu de cet horizon musical de la poésie (jamais atteint, sans doute, par les poèmes) que n’importe qui peut écouter la poésie d’Homère sans connaître le grec et en tirer quelque chose ; se mettre « sur la même longueur d’onde » que la tradition humaine, que sa voix mûrie parmi les sons de la nature, et ainsi échapper à l’emprise d’une époque et d’un lieu comme on n’a guère de chance d’y échapper en étudiant la grammaire homérique. En ce sens, la poésie est internationale.
Si quelque chose a un sens, la poésie a le sens de tout. Ce qui veut dire : sans elle, la vie n’aurait guère de présent. Écrire des poèmes ne suffit pas s’ils ne gardent pas la vie enfuie. Écrire des poèmes semble toujours insuffisant quand ils parlent d’une vie enfuie. Le poète peut cesser visiblement d’écrire, mais il se mesure secrètement à chaque mot de poésie jamais écrit. S’il est d’une profondeur constante, il pense, en outre, à ceux qui ont vécu, vivent et vivront pour dire les choses qu’il ne peut dire. Qui fait cela travaille sans cesse et ne craint pas de paraître oisif. L’effort de poésie se reconnaît, tranchant sur la plupart des textes au goût du jour, malgré l’habit et les retards des poètes. La poésie n’a pas tel visage aujourd’hui pour faire mauvaise figure demain. On trahit une pensée bien courte en disant que la poésie s’oppose — parce qu’elle ajoute — à la science. La poésie s’explique sur-le-champ, sauf aux paresseux et aux insensibles.
Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de l’américain par Pierre Alféri, Un Bureau sur l’Atlantique / Éditions Royaumont, 1989, p. 47-48 et 26-27.
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15/09/2014
Friedrich Dürrenmatt, Grec cherche Grecque
Il plut pendant des heures, des nuits, des jours, des semaines. Les rues, les avenues, les boulevards luisaient, trempés ; des ruisseaux, des rivières, de véritables petits fleuves où nageaient les autos, coulaient le long des trottoirs ; emmitouflés dans leurs manteaux, les gens marchaient sous leurs parapluies, dans des chaussures mouillées et des chaussettes de plus en plus humides ; les géants, amours et aphrodites qui soutenaient les balcons des palais et des hôtels ou se collaient aux façades, ruisselaient, dégoulinaient, rayés de rigoles et de fiente d'oiseau diluée, et les pigeons cherchaient un abri sous le fronton du Parlement entre les jambes et les poitrines des bas-reliefs patriotiques. Ce fut un pénible janvier. Puis vint la brume, elle aussi pendant des jours, des semaines, et une épidémie de grippe, pas trop grave chez les gens de la bonne société où elle emporta néanmoins quelques vieilles tantes à héritage et quelques respectables hommes d'État, mais meurtrière surtout pour les clochards qui couchaient sous les ponts et sur les berges du fleuve. Dans l'intervalle, la pluie se remit à tomber. Interminablement.
Friedrich Dürrenmatt, Grec cherche Grecque, traduit de l'allemand par Denis Van Moppès, bibliothèque Albin Michel, 1968, p. 7-8.
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14/09/2014
Antonio Tabucchi, Les trois derniers jours de Fernando Pessoa
Moi aussi j'ai oublié la mort
L'homme qui entra était un vieillard au noble visage, avec une énorme barbe blanche et une tunique romaine tombant jusqu'aux pieds, elle aussi blanche.
Ave, compagnon, dit le vieillard, je me permets d'entrer dans tes rêves.
Pessoa alluma la lampe sur la table de chevet. Il regarda le vieillard et reconnut Antonio Mora. Il lui fit signe d'avancer..
Mora leva une main et dit : Phlébas le phénicien, mort depuis quinze jours, oublia le cri des mouettes et le cri profond de la mer pour m'annoncer ton sort, ô grand Fernando. Je sais que les eaux de l'Achéron t'attendent, puis les tourbillons furieux des atomes dans lesquels tout se perd et tout se recrée, et toi tu reviendras peut-être dans les jardins de Lisbonne comme fleur qui fleurit en avril ou comme pluie sur les lacs et les lagunes du Portugal, et moi, en me promenant, j'entendrai ta voix parcourue par le vent.
Pessoa se dressa sur ses coudes. La douleur au côté droit était passée, il ne ressentait à présent qu'un grande fatigue.
Et Le retour des dieux ? demanda-t-il.
Le livre est presque achevé répondit Antonio Mora, mais je ne sais si je pourrai le publier, car personne n'ose publier les livres d'un fou.
Dites-moi, reprit Pessoa, racontez-moi comment ça se passe à la clinique psychiatrique de Cascais où nous nous sommes vus si peu de temps.
[...]
Antonio Tabucchi, Les trois derniers jours de Fernando Pessoa, Un délire, traduit de l'italien par Jean-Paul Manganaro, Librairie du XXe siècle / Seuil, 1994, p. 63-64.
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13/09/2014
Louis Scutenaire, Mes inscriptions
À quoi sert-il d'écrire un poème, d'achever un blessé, de bâtir une cabane ?
À écrire un poème, achever un blessé, bâtir une cabane.
S'il vous plaît de vraiment gagner, ne réfutez point, parlez d'autre chose.
Je n'ai jamais désiré voir construire les grands monuments, sauf peut-être, et sur la foi des vieux graveurs, la tour de Babel.
Le misanthrope est celui qui reproche aux hommes d'être ce qu'il est.
Un pot de chambre — « le vase de nuit » — est poétique au même titre qu'un buisson au printemps. Le tout est de savoir s'utiliser et d'être libre.
En brisant ou détournant les règles d'un jeu, vous ne trouvez qu'un autre jeu.
Louis Scutenaire, Mes inscriptions, éditions Labor, 1990, p. 204, 210, 216, 233, 238, 260.
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12/09/2014
Christian Bachelin, Neige exterminatrice
1933- août 2014
Testament d’os et de brindilles
Débris de cris sanglots de tôles
Ombre éparse âme en graffiti
Mal d’aurore et métempsychose
Le ciel de morgue les pylônes
Le coq des mille et une morts
En jadis le vélo qui cogne
Et cocaïne au champ d’orties
Le coq la rouille des aurores
Le moignon d’être au corridor
Tristan le triste trismégiste
Yseut la morte de minuit
Le blanc des os le cachalot
Sa nageoire en travers des flots
Seul horizon vieux paquebot
Bistro des morts banquises d’os
*
Des rendez-vous d’amour se figent pour toujours
Dans l’unique odeur éphémère d’une neige
Dont à jamais la même saveur singulière
Gardera vierge un certain idéal obscur
De bonheur enfermé dans des flocons d’un soir
Et que conservera dans sa chimère exacte
Le froid de quelques pas vers des chambres d’hiver
Vers de beaux châteaux noirs dont nul ne reviendra
Sauf pour se torturer lointain voyeur aveugle
D’une séquestration idyllique et sans âge.
Christian Bachelin, Neige exterminatrice, poèmes 1967-2003,
Préface de Valérie Rouzeau, esquisse bibliographique par Éric Dussert, Le temps qu’il fait, 2004, p. 143 et 173.
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11/09/2014
Bernard Noël, La Moitié du geste
la nuit se perd en elle-même
comme un regard bouclé
sous la paupière
le temps fait un panache
sur la bouche qui souffle
que penser encore
mourir n’est pas la mort
quelque chose tâtonne dans le corps
je ne veille pas dis-tu
dans les veines du bois
une image perchée
un souvenir fuyant
tu cherches la lenteur
le trajet d’un astre
qui se lève d’en bas
*
en chaque mot
un nom perdu
l’autre s’éloigne
ô buée
pour être là
il faut faire du temps
ce qui en moi dit non
me chasse du présent
voici la vide lumière
ne cède pas à l’ange
le destin n’est ni clair ni sombre
il est le lieu mobile
où le dedans et le dehors
se croisent
en forme de je
Bernard Noël, La Moitié du geste [1982],
dans Les Plumes d’Eros, Œuvres I, P. O. L,
2010, p. 191-192.
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10/09/2014
Jean-Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis : recension
Les mots sont des vêtements endormis a été publié en 1983 par Jean-Pierre Sintive, cette réédition est augmentée de fragments qu'avait conservés le fondateur des éditions Unes, d'inédits et d'une postface de l'auteur : on y apprend notamment comment était né cet ensemble. D'autres livres anciens ont été repris (1), le manuscrit des Voyages à Saint-Maur, longtemps resté dans un tiroir, a été édité cette année (chez Champ Vallon), et le lecteur peut maintenant suivre le parcours de ce poète qui s'est efforcé de restituer ce qu'est « la stupeur et l'incompréhension de vivre », comme l'écrit François Heusbourg dans sa préface.
On pourrait lire bien des poèmes comme des aphorismes en les isolant, ainsi : « Nos mots ne sont que les préliminaires du silence », mais la concision ne vise pas à proposer une vérité et cet énoncé est lié à d'autres, tous se répondent et il n'y a rien de discontinu dans ce livre très homogène. La construction repose surtout sur la reprise de quelques motifs : le corps et sa difficulté à se situer dans l'espace. L'une des issues pour vivre son corps est de fuir dans le sommeil, et le rêve ; la relation du corps au réel est alors annulée, mais le réveil chaque fois rappelle la possibilité de la disparition définitive ; les mots qui, plus ou moins directement, évoquent la mort sont en effet abondants : chute, être emporté, se taire, s'effacer, mourir, sortie, absence, froid, silence, partir, vide, se tuer, etc.
Dans ce livre comme ceux qui suivent, le corps est un élément central, lié à l'absence, au vide («On s'agite parce que le vide nous entoure.) », et l'écriture tourne autour de ce qui apparaît énigme, la place du corps dans le monde des choses qui, lui, reste opaque et muet comme les pierres. Comme si le monde n'avait pas de présence suffisante, qu'il pouvait d'un seul coup s'annuler, d'où le sentiment que les choses autour de soi peuvent s'évanouir : « C'est terrifiant de penser que l'on peut emporter le monde, juste en fermant les yeux. » et, ailleurs, « Bouge un tant soit peu, / et c'est un monde qui s'efface. » Rien ne peut être dit du corps, comme s'il était inatteignable, comme le visage, ce que figure l'image du mur comme miroir, qui ne renvoie rien. Il semble toujours opaque au point qu'il est difficile de se reconnaître « dans les reflets des vitrines ». Corps sans forme, que seuls les vêtements protègent, comme un sac, et quand la mort vient il se vide, retournant à quelque chose d'innommable, d'indistinct ; les mots ne suffisent pas pour le faire vivre, seulement aptes à décrire l'effondrement, « Toujours au bord de l'effondrement. . Au bord. ». Visage qui n'est là que « pour ne pas effrayer les autres. Pour cacher le trou dans lequel on vit » ; le vide toujours présent, autour de soi et en soi : Giovannoni écrit sa fascination devant un tableau de Nicolas de Staël, Les toits, qui donne à voir « le bord du vide ». Que reste-t-il ? Une extrême difficulté à se situer dans l'espace du dehors, autant qu'à vivre le dedans, dans l'isolement, sans pouvoir faire un mouvement suffisant vers l'autre, « Les mots n'ouvrent pas assez ».
Au fil du temps Giovannoni a laissé la forme très brève des premiers textes, le travail de la langue s'est transformé, la prose alterne avec le poème, mais c'est toujours le corps et son espace qui demeurent au centre de tous les écrits et la certitude que l'« On vit toujours à côté ». Dans un texte récent, "Ce que l'immobile tient pour geste", poème écrit dans le livre consacré au peintre Pastor (Les apparitions de la matière, éditions Unes, 2013), est fortement marquée l'indécision quant à ce que peut être le moi : « On croit vivre toute sa vie avec soi-même / Alors que chacun de nos gestes / Est la demeure de ce qui ne peut être atteint. » C'est une indécision analogue que figurait le corps divisé ("Jean" et "Louis") dans S'emparer (2007). Est-il un lieu à trouver ? pour répondre on retourne au "peut-être" de Ce lieu que les pierres regardent : « Ce vide / que tu sens au fond de toi / peut-être / est-ce là / ton seul lieu ».
Jean-Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis, éditions Unes, 2014.
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1. Dans Ce lieu que les pierres regardent, éditions Lettres vives, 2009.
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