26/06/2014
Adrienne Rich (1929-2012), dans Olivier Apert, Une anthologie de la poésie féminine
D'une vieille maison en Amérique
16.
« De telles femmes sont dangereuses
pour l'ordre des choses »
et bien oui nous serons dangereuses
à nous-mêmes
avançant à tâtons parmi les épines du cauchemar
(datura s'enchevêtrant à une herbe simple)
car la ligne séparant
la lucidité des ténèbres
st encore à tracer
Isolement, le rêve
de la femme de la frontière
mettant en joue sa carabine derrière
la clôture de la ferme
piège encore notre vanité
— Une feuille suicidaire
s'étend sous le verre brûlant
de l'œil du soleil
La mort de toute femme me diminue.
From an old house in America
"Such women are dangerous
in the order of things"
and yes, we wille be dangerous
to ourselves
groping through spines of nightmare
(datura tangling with a simple herb)
because the line dividing
lucidity from darkness
is yet to be marked out
Isolation, the dream
of the frontier woman
levelling her rifle along
the homestead fence
still snares our pride
—a suicidal leaf
laid under the burning-glass
in the sun eye
Any woman death diminishes me.
Adrienne Rich (1929-2012), dans Olivier Apert, Une anthologie bilingue de la poésie féminine américaine du XXe siècle, Le Temps des Cerises, 2014, p. 183 et 182.
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25/06/2014
Muriel Rukeyser (1923-1980), dans Olivier Apert, Une anthologie bilingue
Mythe
Longtemps après, Œdipe, âgé et aveugle, cheminait.
Il flaira une odeur familière. C'était
la Sphinx. Œdipe dit, « Je voulais te poser une question.
Pourquoi n'ai-je pas reconnu ma mère ? » « Tu as donné la
mauvaise réponse », dit la Sphinx. « Mais cela rendait
pourtant
toute chose possible », dit Œdipe. « Non », dit-elle.
« Quand je demandai, Qu'est-ce qui marche à quatre pattes le matin,
à deux le midi, à trois le soir, tu répondis
l'Homme. Tu n'as rien dit à propos de la femme. »
« Lorsque tu dis l'Homme », dit Œdipe, « tu entends aussi femme.
Chacun sait cela. » Elle dit, « c'est ce que
tu crois. »
Myth
Long afterward, Œdipus, old and blinded, walk the
roads. He smells a familiard smell. It was
the Sphinx. Œdipus said, "I want to ask one question.
Why didn't I recghnize my mother?" "You gave the
wrong answer" said the Sphnx. "But tat was what
made everything possible." said Œdipus. "No," she said.
"When I asked, What walks on four legs in the morning,
two at noon, and then three in the evening, you answered
Man. You din't say anything about woman."
"When you say Man" said dipus, ' you include women
too. Everyoneknow that. She said, 'That's what
you think."
Muriel Rukeyser, dans Olivier Apert, Une anthologie bilingue de la
poésie féminine américaine du XXe siècle, Le Temps des cerises, 2014,
p. 83 et 82.
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24/06/2014
Édith Boissonnas, L'embellie
Emporté
Un grand souffle et s'envolèrent les amitiés
Encombrantes, volèrent les livres suprêmes,
Tout ce qui retient et distrait fut sans pitié
Balayé en moi par un souffle de poème.
La nuit vint et je me sentais porté toujours,
La moindre brise était de plomb et combien lente.
Aucun repos où poussent, délicates plantes,
Les vanités folles, les échanges sucrés,
Que je voyais ailleurs partout et dans ma hâte
Parfois je piétinais d'un pas ivre, harassé,
Mais au couchant, de grandes ailes battent,
S'apaisent. Je me sens alors emprisonné.
Édith Boissonnas, L'embellie, Gallimard, 1966, p. 15.
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23/06/2014
Édith Azam, On sait l'autre : recension
On n'interrompt pas la lecture de On sait l'autre, ce long poème récit, quand on l'a entreprise. De quoi s'agit-il ? Un narrateur dans sa maison un peu isolée rapporte, sous la forme du "on", ce qu'il fait et pense pendant à peu près vingt quatre heures ; il s'agit d'un homme, ce qui est explicite l'une des rares fois où le "on" est abandonné pour le "je" : « je suis maintenant si vieux ». Conditions de la tragédie classique réunies : unité de lieu, de temps et d'action — et il y a bien tragédie. Que sait-on du narrateur ? Rien de ses occupations dans la société ; il écrit sur des carnets et lit les poètes d'aujourd'hui (ou du moins leurs livres sont présents). Il boit beaucoup de vodka. Il déteste l'« autre » dont il entend les pas sur le gravier quand il approche. Qui est cet « autre » ?
Dès les premières pages, la menace de la venue de l'« autre », et non son approche réelle de la maison, conduit le narrateur à fermer la porte à clef et à faire disparaître les clefs : après l'échec d'une tentative de les faire fondre dans une casserole, elles sont jetées dans les toilettes et la chasse d'eau est tirée. Plus tard, l'essai de trouver les doubles n'aboutira pas. L'« autre » n'est pas là, mais pourrait venir, par exemple la nuit « avec sa hache, son coup de métal froid ». L'autre — l'autre corps — perçu comme violent, ne rentrera dans la maison que dans l'imagination du narrateur. Mais le risque de son intrusion conduit le narrateur à détruire tous ses carnets, sauf le dernier qu'il fixe avec du scotch sur sa poitrine, à abandonner le salon pour s'enfermer dans la chambre, puis à descendre dans la cave. L'« autre » est présent comme l'était le Horla de Maupassant et le narrateur le sait, ce qui ne change rien : « On meurt de trouille devant soi et aussi bien : que devant l'autre. On crève de peur oui, alors pour oublier l'angoisse, on s'exacerbe, on se débride : jusqu'à l'autre. »
Cet « autre » si redoutable, c'est n'importe qui susceptible d'approcher le corps du narrateur, de mettre alors en cause, par sa seule présence, l'existence même, « on ne veut surtout pas le connaître [...] il existe, et c'est bien suffisant pour violenter nos chairs. » Tout « autre » vole la vie, la violente, « On se vole tous les uns les autres, pour se remplir la bouche de tout ce dont on manque, tout ce qu'on ignore, pour être simplement : nommé. » Impossible d'échapper à ce qui définit l'humain, sinon pour des temps très brefs s'inventer une vie virtuelle. Éviter le contact avec autrui est possible, mais il est impossible de préserver sa pensée, on vit par et dans la langue — qui est à tous. La seule solution semble être le silence, c'est-à-dire la mort puisque, quoi que l'on fasse, on agira peu ou prou comme l'« autre ». On sait l'autre est bien un poème récit tragique : le narrateur n'a pas d'autre issue que disparaître s'il veut ne pas connaître la dépossession, reconnaître qu'il est comme l'« autre », ce qu'il refuse.
Ce qui peut sauver, provisoirement, c'est un emploi de la langue qui n'implique pas de relation de pouvoir, celui de la poésie. Le narrateur, dans la tentative d'échapper à la présence imaginée, donc possible, de l'« autre », entasse tous les livres de poésie de sa bibliothèque dans une grande valise, pour « sauver des livres, des paroles, de la sueur, du corps, du vivant. » Sueur et corps : dans la cave où le narrateur est descendu, les livres se métamorphosent et manifestent qu'ils sont vivants en saignant, et ce sang s'écoule de la valise, devenue elle aussi être vivant, blessée, et qu'il faut rassurer. La langue des poètes, le narrateur se l'assimile en cousant les pages des livres sur son corps, pour l'emporter en disparaissant : « On meurt auprès de ceux qui ont toujours été là, qui seront là toujours. »
Mais l'« autre » ? L'autre, invisible, a pris forme. Quand le récit commence, le narrateur mentionne trois chevaux, « trois chevalos » qui, dehors, hennissent ; ils réapparaissent à intervalles réguliers et se transforment : ils agissent progressivement comme des humains, jurent, ricanent, jouent à la roulette russe, aux fléchettes, mettent des masques, fument des cigares, massacrent un chien, traînent une femme par les cheveux... Leur métamorphose progressive a une fin : ils symbolisent la figure de l'autre, révélée quand la mort est proche : « l'autre [...] nous mate, à travers les yeux morts de trois chevaux minables. »
Il y a dans ce récit poème la connaissance de ce qu'est la difficulté de vivre, de se construire, d'avoir des repères alors que seule la "réussite sociale" prime. Il y a aussi une vraie maîtrise de la langue pour suivre un personnage blessé par la vie, au « vieux corps usé », enfermé dans sa peur des autres mais qui, au moment de mourir, exprime sa confiance en la poésie — en l'avenir :
« On meurt : on meurt, on est à terre. On écoute les poètes, on écoute leur voix, le temps qui passe par leur souffle, venus de tous pays, marchant vers nulle part, on entend le murmure du monde, la mémoire de l'oubli, un long chant lancinant, et qui s'élève : et nous rehausse. Ils sont tous là, assis par terre, le dos au mur, à faire un feu avec la vie. Ils sont là, tous, à faire des flammes avec leurs mains, mettre des braises dans leur bouche, et nous réchauffer le cœur. »
Édith Azam, On sait l'autre, P. O. L, 160 p., 12 €.
Note parue dans Sitaudis le 20 juin
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22/06/2014
James Joyce, Finnegans Wake, traduction Philippe Lavergne
[...]
Mais qui vient par ici avec ce feu au bout d'une perche ? Celui qui rallume notre maigre torche, la lune. Apporte les ramours d'olive sur la boue des maisons et la paix aux tentes de Cèdre, Néomène ! Le banquet du tabernacle s'aproche. Shop-shup. Inisfail ! Tinckle Bell, Temple Bell ; ding ding disent les cloches du Temple. Sur un ton de synéglogue. Pour tous ceux d'esprit vif. Et la vieille sorcière qu'on damemnomme Couvrefeu siffle de son allée. Et hâtez-vous c'est l'heure pour les enfants de rentrer à la maison. Petits, petits enfants, rentrez chez vous dans vos chambres. Rentrez chez vous vivement, oui petits, petits, allez, quand le loup-garou est dehors. Ah, éloignons-nous, restons chez nous où la bûche dans son foyer brûle lentement !
L'obscurité tombe, (tint, tint) sur tout notre monde phénoménalement drôle. De l'autre côté la marée visite la berge du marais près de la borne de la route. Alvem marea ! Nous voici encircumenvelpeau d'obscurité. Hommes et bêtes ont froid. Il y a sur eux comme un souhait de n'être rien ni quoi que ce soit, ou seulement ce qui précède au pas de porte. Jardins zoologiques 8 Drr, deff, deucalion, pzz, appelle Pyrrha ! Ah où donc est notre épouse fondatrice, hautement honorable et salutaire . Le fou du logis est entré. Haha ! Hussard, où est-il ? À la maison, deux claires voix. Avec Nancy Hands. Tchitchi ! Le chien s'est enfui par les halliers. Oui hou ! Isegrim aux oreilles pendantes. Bon voyage !
[...]
James Joyce, Finnegans Wake, traduit de l'anglais et présenté par
Philippe Lavergne, Gallimard, 1982, p. 263.
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21/06/2014
Jacques Sternberg (1923-2006), La géométrie dans l'impossible
La disparition
Cela se passa très simplement, un soir vers six heures.
Il est difficile de savoir exactement comment le fait arriva, mais soudain le chiffre 2 disparut, il s'effaça du monde et coula on ne sait où, on ne saura jamais pourquoi.
Alors les mathématiques s'écroulèrent entraînant dans leur chute les évidences de l'algèbre, les comptes en banque s'effondrèrent dans la géométrie, la physique explosa dans la chimie et la géographie défonça les limites de l'orthographe.
Et c'en fut fait de tout, enfin, une fois pour toutes.
Le phénomène
Il est annoncé à l'extérieur de la baraque, mais sans précision. On laisse simplement entendre qu'il est monstrueux. Le chemin pour parvenir jusqu'à lui est long, étroit, mal éclairé, indiqué par haut-parleur.
Soudain le haut-parleur demande le silence. On arrive en effet dans une pièce plongée dans une obscurité totale.
Soudain, la lumière explose.
Et l'on se retrouve devant un miroir.
Jacques Sternberg, La géométrie dans l'impossible, Arcanes, 1953, p. 31, 35.
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20/06/2014
Robert Creeley (1926-2005), Dire cela
Catulle, tu décoiffes
1
Mon amour — mon amour dit
qu'elle m'aime.
Et qu'elle n'aura jamais
un autre homme que moi.
Pourtant ce qu'une femme annonce
à un homme qui la jette
doit être écrit sur le vent et sur
l'eau vive.
2
Ma vieille dit c'est moi je suis le mieux,
elle dit personne ne le fait mieux que moi.
Mais que dit ma vieille quand je la jette, —
Mmmm, plutôt non que le mieux.
3
Ma vieille est une cinglée de moi,
elle me dit elle m'aime ne me quitte pas —
mais ce qu'une cinglée peut annoncer à un homme
est le mieux écrit sur le vent & l'eau & le sable.
4
Amour & argent & pilier de bar
mon homme passe pour un lascar
y rentre tard et c'est pas de mon lit
et maintenant qu'est-ce que je lui dis ?
5
Nous sommes fous mais nous sommes gais,
la vie est courte & la vie nous trouve, s'il te plaît,
c'est le moment ou jamais & c'est la fête,
rate pas le mieux, ou je te savonne la tête.
Robert Creeley, Dire cela, choix, présentation et
traduction de l'américain par Jean Daive, NOUS,
2014, p. 53-54.
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19/06/2014
Lou Raoul, Else avec elle
L'or Else
la campagne parfois ne dit pas un mot
et les voitures, toutes, s'éloignent
les animaux furtivement dans les taillis, tapis
puis le sifflement des rapaces nocturnes tout près, Else, de ton sommeil
parfois la campagne ne dit pas un mot
mais le matin, Else, tu regardes l'arbre du bout du champ, il vieillit aussi
mais tu rassembles des cailloux
des tas très petits c'est pas grand-chose ça ne pèse pas lourd
ou même c'est rien
mais toi tu vois, Else, leur or
l'or des cailloux
pour que ta vie te serve un peu
Lou Raoul, Else avec elle, éditions isabelle sauvage, 2012, p. 25.
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17/06/2014
Édith Azam, On sait l'autre
On allume la radio mais sans penser au geste et sans même écouter ce qu'elle crache, la radio. On allume l'éclairage, on réchauffe le café, on écoute le frigo qui grince, aussi bien que nos os. Derrière le rideau, la fenêtre est fermée. Derrière la fenêtre trois chevaux, dos à dos : trois chevalos, trois os. On ferme les paupières, on dit : ça passera, on ne sait pas de quoi on parle mais on le dit : ça passera, que ça finira bien par passer, puis, dans l'arrière-cour une voiture démarre, elle roule bleue sur le chemin, s'enquille en jaune un peu plus loin, et dans : l'embouteillage. Ça passera, ça passe passe. Le café bout, ce n'est pas grave. Dans la tasse on verse de l'eau froide, on avale d'un trait. Une rasade une autre une : rasade. L'autre, on le voit de loin, il arrive bras ballants, on entend son pas lourd, son pas fait scrcsh sur le gravier. On le voit de loin, l'autre, il agace. Il nous agace de voir si loin. Voir jusqu'à lui, jusqu'à cet autre, c'est une anomalie : ça nous cloche. Voir l'autre de si loin, c'est anormal. Oui, c'est ça le mot à dire : A-NOR-MA. On le répète trois fois de suite, trois fois fois fois, trois, trois, on répète. Cela ne change rien aux choses, juste que la répétition permet une transition simultanée. On écoute la radio qui dit : Lisbeth. Lisbeth c'est joli, ça nous plaît, on ne sait pas pout quelle raison ça nous plaît, on le retient quelques secondes, dix par exemple, ensuite tout se déforme, on ne sait pas pourquoi non plus. C'est peut-être le corps entier qui se délite.
Édith Azam, On sait l'autre, P. O. L, 2014, p. 7-9.
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16/06/2014
Véronique Pittolo, Toute résurrection commence par les pieds
L'art catastrophique
Il y a des jours artistiques et des jours non artistiques.
Les jours ordinaires tu ne peux qu'observer le réel, sans plus,
ton cœur n'est pas soulevé. Quand tout va bien l'art est un surplus, une excroissance, une évasion futile. Les réflexions sur
le féminisme, on s'en fiche. Dans de tels moments, à quoi sert la
perruque de Marie-Madeleine ?
L'art ne répond plus à la question :
Qu'est-ce que l'art ?
Dans les situations de guerre, explosions, attentats, il sert à
peine à disposer des fleurs dans un vase, n'emballe plus, n'est
plus cosmétique.
Imaginez qu'un pot de fleurs vous tombe sur la tête, c'est un
désordre intéressant pour les yeux, le regard artistique aime ces anecdotes.
Depuis le 11 septembre, la guerre est devenue un enjeu majeur
libérant un grand nombre de pulsions. Les artistes veulent
reproduire la catastrophe, photographier les victimes, assembler
les horreurs avec du scotch.
Ils disent que c'est un monde nouveau, qu'il faut s'y habituer.
D'autres persistent à peindre avec une consistance de yaourt
des hommes à têtes de lapins, des barbies exagérées.
Véronique Pittolo, Toute résurrection commence par les pieds, éditions de l'Attente, 2012, p. 115.
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15/06/2014
Ghérasim Luca, L'extrême-occidentale
La forêt
Les hommes qui incarnent la forêt et les femmes qui, renversées, la réfléchissent, se partagent les deux côtés du miroir Celui-ci est la terre même, surface horizontale, coupant la scène en deux parties égales, vers laquelle convergent, perpendiculaires, des hommes et des femmes dont les pieds se touchent par la plante.
« À ce contact, c(est comme un fluide ailé et rampant, alliage indicible d'essor, liant et brûlure, qui gagne rapidement les chevilles, les jambes jusqu'à la taille, frôle les doigts dans lesquels finalement il s'enfonce jusqu'aux poignets, remonte le long et des bras et ne dépasse pas les épaules qu'on dirait agitées de violents battements d'ailes tandis que les autres parties du corps ne cessent de jaillir, de s'accrocher, de perdre haleine...»
Cet envol aérien et souterrain qui tente de porter les deux séries de personnages vers l'extrême haut et vers l'extrême bas, comme aux confins d'un territoire unique, enferme troncs et racines dans une équation à deux inconnues dont la résolution sera donnée et refusée à la fois par un grand X surgissant au milieu de la scène et que l'acrobatique étreinte d'un couple amoureux calligraphie devant nous dans l'espace, afin de rendre sinon déchiffrable du moins couramment lisible la terrifiante écriture de notre passage sur la terre.
[...]
Ghérasim Luca, L'extrême-occidentale, éditions Corti, 2013, p. 43-44.
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14/06/2014
Samuel Beckett, Têtes mortes
Assez
Tout ce qui précède oublier. Je ne peux pas beaucoup à la fois. Ça laisse à la plume le temps de noter. Je ne la vois pas mais je l'entends là-bas derrière. C'est dire le silence. Quand elle s'arrête je continue. Quelquefois elle refuse. Quand elle refuse je continue. Trop de silence je ne peux pas. Ou c'est ma voix trop faible par moments. Celle qui sort de moi. Voilà pour l'art et la manière.
Je faisais tout ce qu'il désirait. Je le désirais aussi. Pour lui. Chaque fois qu'il désirait une chose moi aussi. Pour lui. Il n'avait qu'à dire quelle chose. Quand il ne désirait rien moi non plus. Si bien que je ne vivais pas sans désirs. S'il avait désiré une chose pour moi je l'aurais désirée aussi. Le bonheur par exemple. Ou la gloire. Je n'avais que les désirs qu'il manifestait. Mais il devait les manifester tous. Tous ses désirs et besoins. Quand il se taisait il devait être comme moi. Quand il me disait de lui lécher le pénis je me jetais dessus. J'en tirais de la satisfaction. Nous devions avoir les mêmes satisfactions. Les mêmes besoins et les mêmes satisfactions.
Un jour il me demanda de le laisser. C'est le verbe qu'il employa. Il ne devait plus en avoir pour longtemps. Je ne sais pas si en disant cela il voulait que je le quitte ou seulement que je m'éloigne un instant. Je ne me suis pas posé la question. Je ne me suis pas posé ses questions à lui. Quoi qu'il en soit je filai sans me retourner. Hors de portée de sa voix j'étais hors de portée de sa vie. C'est peut-être ce qu'il désirait. On voit des questions sans se les poser. Il ne devait plus en avoir pour longtemps. Moi en revanche j'en avais encore pour longtemps. J'étais d'une tout autre génération. Ça n'a pas duré. Maintenant que je pénètre dans la nuit j'ai comme des lueurs dans le crâne. Terre ingrate mais pas totalement. Donné trois ou quatre vies j'aurais pu arriver à quelque chose.
Samuel Beckett, Têtes mortes, éditons de Minuit, 1967, p. 33-35.
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13/06/2014
Christian Prigent, Journal de l'œuvide
Poème
en fœtus
dans une pho
tôt dans une
dans le faux
dans le dos quand on retourne la photo
montant
tant que mon temps sentant
tassant
sentant l'envie dans son dos la voyant
en photo
agrafée en photo dégrafée dans son dos
et si j'écris j'aggrave l'accroc
le faux
l'envie qu'on a dans la photo
la vie fosse la vie
fausse
trop tôt et trop tordue
ce qui vient dans mon dos
montrant
l'odeur dans une photo de femme
l'effet d'un cul
dans une photo
et si j'écris on voit le dos
l'accroc
montrant dans une photo un cul
ce n'est pas vrai
de femme de paille plus haut
qui saille plus beau
dans le faux
et vers la queue
« ce n'est pas que »
Christian Prigent, Journal de l'œuvide, Carte Blanche,
1984, p. 51-52.
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12/06/2014
Bernard Noël, "Qu'est-ce qu'écrire", dans La Place de l'autre, Œuvres III
Écrire aujourd'hui
[...]
L'écriture de recherche [....] ne travaille pas à l'écart d'ici et d'aujourd'hui, pas à l'écart de l'état social dans lequel nous vivons. Au lieu de le contester par le témoignage ou la description, elle l'attaque au niveau de la langue. C'est ce qu'il m'importe maintenant d'essayer d'éclairer.
Une collectivité existe en fonction de la relation qui unit ses membres. Cette relation a deux supports : le lieu et la langue. Traditionnellement, cette langue a pour référence l'ordre qui gère la collectivité, c'est-à-dire l'État. De même que l'État met en circulation la monnaie qui règle es échanges, de même il fait circuler un discours qui, si je puis dire, est l'étalon de la communication par le langage. Cela est encore plus vrai dans les sociétés démocratiques et laïques, nées de la révolution. Symboliquement, d'ailleurs, l'Encyclopédie précède la grande Révolution, car elle est le livre qui, en donnant réponse à tout, donne congé à Dieu. Seulement qu'est-ce qui se passe ? qu'est-ce qui va toujours s'accélérant dans nos sociétés libérales ? C'est que le discours du pouvoir, non seulement est de plus en plus vide, mais par là même vide le discours collectif de son sens. Alors que la censure nous prive de parole, ce phénomène nous prive de sens, et cette nouvelle Sensure équivaut à un très discret et d'autant plus efficace lavage de cerveau.
L'écriture de recherche s'inscrit contre cette dégradation, d'où l'importance dans son travail du mot "langue", d'où la grande place du souci "linguistique". Évidemment un danger formaliste guette ce travail au niveau de la théorisation, mais ce qui le guette surtout, c'est la récupération sous forme de savoir. On peut s'approprier le savoir, on ne peut pas s'approprier le sens, car il nous conduit vers une limité où lui ne s'arrête pas.
Bernard Noël, "Qu'est-ce qu'écrire", dans La Place de l'autre, Œuvres III, P. O. L, 2014, p. 225.
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11/06/2014
Aurélie Foglia, Gens de peine
Vies de
I
Souvent on entend froisser
les forêts de Gens
le grand vent
les forêts profondes de Gens
ce sont les Chevrotants les Désolés
aux troncs tordus les Abonnés aux branches
basses qui brament au fond des fossés
« nous ne sommes pas doués
pour la divinitude
apprends-nous comment
nous soustraire arrache-nous
d'entre nos frères la mort »
tordant leurs bras griffus
s'adressant à qui ? au vent absent
ce sont les Bafoués les Enterrés du pied
faune en costume de lichen à cornes
de brume les Passés sous silence
qui végètent sous
des loups de velours dévoré
II
quelques-uns nus d'autres non
Gens derniers
ainsi furent ainsi d'en furent
long loin
leurs notes mal tenues
pas un ne les rappelé
Gens de rien
perdus entre tous
les sons qui les émurent
dont nos noms ne sont pas
parvenus
eurent si peu de fourrure
par si grand froid
qu'ils en moururent
pas un ne les réchauffa
[...]
Aurélie Foglia, Gens de peine, NOUS, 2014, p. 11-14.
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