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08/04/2016

Henry James, Carnets, dans Un portrait de femme et autres romans

                                 Henry James, Carnets, Flaubert, Tourguéniev, rencontre, lecture, Théophile Gautier

( ...) je ne parlerai pas d’Ivan Tourguéniev, le plus délicieux et le plus aimable des hommes, ni de Gustave Flaubert, que je serai toujours si heureux d’avoir connu ; nature puissante, grave, mélancolique, virile, profondément corrompue mais non corruptrice. Quelque chose en lui me plut beaucoup et il se montra fort bienveillant envers moi. Il dominait de la tête et des épaules tous les autres, ceux que je rencontrais chez lui le dimanche après-midi — Zola, Goncourt, Daudet, etc. (Je veux dire en tant qu’homme — non comme causeur, etc.). Je me rappelle en particulier certain après-midi — en semaine — où j’allai le voir et le trouvai seul. Je suis resté longtemps assis en sa compagnie. Une impulsion soudaine le poussa à me réciter un petit poème de Théophile Gautier, « Les Vieux Portraits » (ce qui déclencha l’impulsion, c’est que nous venions de parler des poètes français, et il avait exprimé sa prédilection pour Théophile Gautier plutôt qu’Alfred de Musset ; il était plus français, etc.

 

Henry James, I. Carnets, traduction Louise Servicen, revue par Évelyne Labbé, dans Un portrait de femme, et autres romans, Gallimard / Pléiade, 2016, p. 1339.

 

 

24/03/2015

Tourguéniev, Un Roi Lear des steppes

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                              Un Roi Lear des steppes

 

   J’ai passé mes quinze premières années à la campagne, chez ma mère, riche propriétaire de la province de ***. L ‘impression la plus frappante qui me soit restée de ce temps déjà lointain, je la dois à notre plus proche voisin, un certain Martin Pétrovitch Karlo. Cette impression ne pourrait guère s’effacer pour la bonne raison que de toute ma vie je n’ai jamais rencontré son pareil. Imaginez un homme d’une taille gigantesque : sur un énorme buste était planté, un peu de travers et sans nulle apparence de cou, une tête monstrueuse surmontée d’une masse de cheveux en broussaille, d’un gris tirant sur le jaune, et qui partait presque des sourcils ébouriffés. Sur le vaste champ de ce visage, couleur de volaille plumée, un robuste nez couvert de bosses, flanqué d’yeux minuscules d’un bleu de faïence et d’expression hautaine, surplombait une bouche minuscule elle aussi. La voix qui sortait de cette bouche était enrouée et néanmoins retentissante  elle rappelait le bruit strident que fait sur un mauvais pavé un charroi de barres de fer. Kharlov semblait toujours s’entretenir par grand vent avec une personne placée de l’autre côté d’un ravin. La véritable expression de son visage ne se laissait pas facilement définir, car on avait parfois de la peine à en embrasser d’un regard toute l’étendue ; sans être ni désagréable ni  même d’une certaine grandeur, il n’en offrait pas moins un spectacle étonnant et extraordinaire. Et quelles mains il avait : de vrais coussins ! Quels doigts, quels pieds ! Je ne pouvais pas, il m’en souvient, considérer avec une sorte de terreur respectueuse le dos large de deux empans de Martin Pétrovitch, ni ses épaules semblables à deux meules de moulin, ni surtout ses oreilles qui, soulevées des deux côtés par ses grosses bajoues, rappelaient dans leurs volutes, leurs torsades et leurs boursouflures ces pains blancs en forme de cadenas si connus chez nous sous le nom de « kalatches ».

 

Tourguéniev,  Un Roi Lear des steppes, dans Romans et nouvelles complets, III, traduction Henri Mongault, revue par Édith Scherrer, Pléiade / Gallimard, 1986, p. 169-170.