21/07/2024
André du Bouchet, Enclume de fraîcheur : recension
« Lorsqu’un poète disparaît, qu’en est-il de sa voix » (Anne de Staël)
Le lecteur de poésie, critique ou non, s’attarde plus souvent sur le sens des poèmes que sur la forme, appelant même parfois à la rescousse des philosophes variés, ce qui le plus souvent laisse le fait que les poèmes ne sont pas seulement que des mots sur une page, qu’ils peuvent aussi être lus à voix haute : même les poètes dadaïstes interprétaient leurs textes sur scène. Il existe évidemment des lectures de poèmes par des comédiens, beaucoup moins d’enregistrements disponibles par les auteurs eux-mêmes. La Dogana après avoir proposé des enregistrements de lieder (Hugo Wolf, Schubert, Malher, Schumann), publie en 2010 des proses et poèmes de Philippe Jaccottet (Le combat inégal), l’année où il recevait le prix Schiller ; en 2024, dans une présentation élégante, c’est la reprise d’une lecture d’André du Bouchet qui est présentée, faite à Marseille en 1983 à l’initiative de Jean-Luc Sarré et de Nicolas Cendo.
Avec ce disque compact, on écoute des extraits de L’Incohérence*, de Dans la chaleur vacante, de Ou le soleilet de Laisses ; a été ajoutée l'audition de poèmes que du Bouchet appréciait, du XIXe siècle (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Verlaine) et du XXe siècle (Apollinaire, Reverdy, Tortel). Outre les textes, ont été ajoutés deux photographies de la lecture à Marseille, une autre d’une lecture à Quimper et un portrait par Pierre Tal Coat, l’ami qui a suscité plusieurs écrits. Trois études s’attachent à définir les caractères particuliers de la poésie de du Bouchet.
Sander Ort, peintre allemand et traducteur (Jaccottet, Bonnefoy, du Bouchet) était encore jeune lorsqu’il est allé rencontrer du Bouchet, pour la première fois, dans sa maison de Truinas, face à la montagne. Son témoignage, plus développé dans un livre publié en 2018 (Versants d’un portrait, rencontres avec André du Bouchet, Le Bruit du temps) introduit le lecteur dans un singulier atelier d’écriture où des feuilles de papier sont au mur comme des tableaux. Il insiste sur la prééminence pour le poète des éléments naturels, les nuages et la pierre, le ciel et le vent, les plantes rencontrées dans les promenades, jusqu’au liseron sur le bord des chemins — liseron à fleur blanche ici puisque le peintre parle de sa variante bleue. Ils ont marché ensemble dans la montagne et Sander Ort a été sensible au lien étroit entre le rythme de la marche et le mouvement donné aux mots dans la lecture, mouvement qu’il a retrouvé après la disparition de du Bouchet lors de l’écoute à Paris d’enregistrements de lectures.
Cette manière très particulière de restituer à voix haute ses poèmes, qui rassemble ce qui apparaît épars sur la page, dérange la perception première d’un livre de du Bouchet. Elle exige du lecteur l’effort de penser autrement le texte et de travailler ce que peut, ou doit, être un passage de l’écrit à l’oral. Anne de Staël exprime, par une image, ce qu’elle ressentait dans l’écoute : « Au lieu de prendre appui sur [la phrase] il la suspendait au-dessus du vide dont il avait le vertige ». Elle rapporte l’expérience d’une lectrice peu habituée, pour des raisons sociales, à lire des poèmes qui « entendit d’une seul coup les portes du langage s’ouvrir » après avoir écouté du Bouchet lire ; ensuite, après avoir été un moment déconcertée par la forme des textes écrits, elle « se prit au battement d’ailes des pages ». C’est une perception singulière de l’oralité qui a permis de lire l’espace occupé par l’écrit, les habitudes bien ancrées, installées très tôt par l’école, sont alors inversées.
Le texte s’incarne et, analogue à des répliques dans le théâtre crée, comme l’analyse Florian Rodari, un « espace sonore » qui restitue celui de la page. La voix, ses inflexions, son débit, « parole au vent », ne font pas disparaître l’écrit, au contraire le rendent accessible, le font "voir" ; le poème, dispersé dans l’espace de la page, qui semblait fragmenté, retrouve alors son unité, les mots, les phrases gagnent une présence. S’il est une leçon claire à donner de la relation entre diction et écrit, c’est qu’il est nécessaire de penser le lien entre le "chant", la scansion et la signification, ce qui semble souvent oublié dans la poésie contemporaine — c’est ce lien que cherche à construire, quoi qu’on en pense, le rap. Le poème de du Bouchet ne devrait donc pas être seulement parcouru des yeux par le lecteur, le parcours devant plutôt passer par sa gorge : il y a à réapprendre à lire autrement, ce que supposait déjà la lecture de Mallarmé, dans la lignée duquel s’inscrit du Bouchet.
Florian Rodari insiste sur la relation entre la forme des poèmes et le mouvement de la marche, notant que les « abrupts dans le phrasé (…) traduisent les ruptures repérées dans les paysages » et, plus généralement, que « La voix passe par la gorge, la bouche, les lèvres, que c’est le souffle d’un corps en marche aussi bien que celui d’un esprit en éveil ».
On a insisté sur la présence d’un corps vivant dans les poèmes, sur son souffle, son mouvement que marquent en partie les blancs dans la page. La disposition graphique des textes a parfois rapproché les pages d’un tableau — pour Sander Ort elle rapproche chaque page d’une sculpture —, dont la voix rendrait l’organisation visible. Ce qui est plus immédiatement lisible, c’est l’absence de tout mot abstrait dans l’œuvre, sont seulement présents les mots nommant les choses de la nature. Il n’y a alors peut-être, « rien à comprendre » dans ce monde visible, au moins peut-on « par la voix : l’entendre » C’est la conclusion de Florian Rodari qui suggère ainsi une autre lecture des poèmes de du Bouchet.
* Publié par Paul Otchakovsky-Laurens chez Hachette en 1979, repris par Fata Morgana en 1984, le livre a été réédité cette année chez Gallimard.
André du Bouchet, Enclume de fraîcheur, poèmes et proses enregistrés par l’auteur, Essais de Florian Rodari, Anne de Staël et Sander Orf, poèmes et proses enregistrés par l’auteur, La Dogana, 128 P., 40 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 5 juin.
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13/05/2024
André du Bouchet, Enclume de fraîcheur
Embâcle
S’il fallait, aussitôt sorti, rester dehors,
qu’il n’était plus
temps de reculer. Ici, quand la montagne serait sur
nous. Mais il est temps de reculer.
- Le chemin le plus court m’éclaire, dès le
jour, comme il prend, sans faire halte. De retour, déjà,
il emporte.
Oh, la route que l’inaction de l’air envahit !
André du Bouchet, Enclume de fraîcheur, La Dogana, 2024, np.
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18/03/2024
André du Bouchet, Ici en deux
... toute la nuit
comme
sur le point de mourir
sans
que ma mort appartienne alors
davantage
que la clarté
venue
de la nuit blanche
n’a
appartenu à la nuit
André du Bouchet, Ici en deux,
Poésie/Gallimard, 2011, p. 65.
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17/03/2024
André du Bouchet, Air
Amarre
La grosse corde des jours de campagne
m’a lié
je m’use
couvert d’une écorce de fer
et comme moi
le jour s’est fermé
ma plaie
enterrée
la bande d’arbres
en diagonale
et l’air
au croc
qui nous faisait trembler
la surface de la terre
je suis sourd
et lisse
je ne comprends pas les mots de l’arbre
qui par moments continue de parler
au-dessus de la baignoire
posée dans le pré
comme une auge froide
d’où le jour sera sorti
entier.
André du Bouchet, Air,
Clivages, 1977, np.
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13/03/2024
André du Bouchet, Enclume de fraîcheur
Embâcle
S’il fallait aussitôt sorti, rester dehors,
qu’il n’était plus
temps de reculer. Ici, quand la montagne serait sur
nous. Mais il est temps de reculer.
Le chemin court, m'éclaire, dès le
jour, comme il prend sans faire halte. De retour déjà,
il emporte.
Oh, la route que l’inaction de l’air envahit !
André du Bouchet, Enclume de. fraîcheur, La Dogana,
2024, np.
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03/06/2023
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
car toujours la poésie mène en dehors d’elle — à une pensée qu’on peut trouver sans elle — mais devant laquelle ordinairement on ne s’arrête pas — parce qu’elle donne la stupeur — en poésie, c’est l’ordinaire devant quoi on est contraint de s’arrêter.
je connais l’angoisse de ne pouvoir écrire continûment, de rechercher ce que je veux dire de façon concertée — j’attends que cela vienne — par bribes ; aussi, je peux écrire indéfiniment.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le bruit du temps, 2011, p. 197, 206.
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02/06/2023
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
Dire : pourquoi est-ce que j’écris ou veux écrire — pas exactement pour le plaisir ou combler les trous du temps — ou précisément pour cela — l’oisiveté finit par se contredire et donner un pouce à des forces. Si elle est appuyée par quelques inconvénients solides sur lesquels on peut compter — en dehors : travail, gymnastique, bonté, etc.
De mon côté écrire des poèmes résolument enracinés dans l’effort de l’homme : il sera parfumé du parfum du monde ambiant, choyé par le vent. L’eau lui lavera la sueur. Mais d’abord lui-même —
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le bruit du temps, 2011, p. 31 et 33.
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18/10/2020
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
11 septembre 1951 ( ?)
Mon infériorité — c’est que je n’écris que ce que je puis suivre à la main come une rampe.
Quand il n’y a plus de rampe, je me tais. Je suis moins qu’un homme.
L’espace me déconcerte.
18 novembre 1952
Cette idée de « beauté » est le grand écueil de le poésie — où viennent d’ailleurs régulièrement échouer tous les poètes mineurs. Un poète de cet ordre dira, par exemple :
« Les chants les plus désespérés sont toujours les plus beaux »
— qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que beau veut dire, là ? On le voit, mais cela est dit très faiblement, et n’ouvre rien — sinon une satisfaction un peu courte. Vigny, par exemple, aurait dit autre chose —
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le bruit du temps, 2011, p. 121, 167.
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04/01/2020
André du Bouchet, Air
Amarre
La grosse corde des jours de campagne
m’a lié
je m’use
couvet d’un écorce de fer
et comme moi
le jour s’est fermé
ma plaie
enterrée
la bande d’arbres
en diagonale
et l’air
au croc
qui nous faisait trembler
la surface de la terre
je suis sourd
et lisse
je ne comprends pas les mots de l’arbre
qui par moments continue de parler
au-dessus de la baignoire
posée dans le pré
comme une auge froide
d’où le jour sera sorti
entier.
André du Bouchet, Air, Clivages, 1977, np.
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04/11/2018
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955
On ne peut pas tout le temps manger, dormir comme les plantes que je vois ondoyer à travers la fenêtre. « Ondoyer », minime satisfaction imaginaire. Juste ce qui suffit pour m’empêcher de me tuer.
Jouissance bornée. On ne peut pas écrire des poèmes qui donnent de la jouissance. Ils deviennent incompréhensiblement faibles, s’étiolent immédiatement. La nourriture visible répugne. Les racines, les sources doivent être invisibles. Pas d’odeur de nourriture.
Dans le manque de satisfaction. C’est un travail de longue haleine.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955, Le bruit du temps, 2011, p. 5.
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30/08/2017
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
Les êtres les plus chers sont déjà morts plusieurs fois, meurent presque chaque jour pour moi, parfois ils ressuscitent.
On écrit pour couper court à cette répétition, la terrible monotonie de chaque réveil.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955, le bruit du temps, 2011, p. 127, 128.
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24/12/2016
André du Bouchet, Matière de l'interlocuteur
Ordinaire
par un mot qui se détache, je suis entré dans la langue.
comme sur son déplacement pèse
le fragment de parole ayant, il se peut, no de poème, le défaut
chaque fois accueille
en place
comme épars sur déplacement du monde.
le mot, une marge le mot, sur
cette vague du monde
qui reflue, comme en arrière de nouveau, en avant, inlassable-
ment le sens est débordé.
marge
de la marge — configuration du poème dont une figure a
cessé d’avoir cours,
coupe par le centre.
André du Bouchet, Matière de l’interlocuteur, Fata Morgana, 1992, p. 53-54.
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04/07/2016
André du Bouchet, Orion
Orion aveugle à la recherche du soleil levant : la figure venue de droite, verte, qui fait silencieusement irruption dans le grand paysage du Metropolitan Museum demeure, sur l’instant, inapparente. On l’appréhende, car elle en occupe toute la hauteur, sans la discerner. Ce n’est qu’un arbre en marche parmi les arbres. Les dieux se retirent. D’autres puissances règnent, déjà frappées : la peinture de Poussin marque volontiers un tel moment. À l’échelle de la nature alors figurée, sans être retranchés du monde des piétons, tout concourt à leur évanouissement comme à leur résurgence. De vastes formes telluriques surplombent, dominent, traversent la terre — à la fois plus diffuses et moins vagues que les nuages, puisqu’elles précipitent en même temps l’acquis de l’histoire humaine — avant de se résoudre, loin des dieux évanouis, dans cette même terre qu’elles foulent. Leur immersion parachevée, les assises de ce théâtre de nues, de montagnes et de fleuves paresseux se dénouant, chez Poussin, dans un infini sans vapeurs, demeurent irréductibles.
André du Bouchet, Orion, Deyrolle, 1999, p. 11-12.
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23/01/2016
André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein recension
Alain Veinstein a souvent rencontré André du Bouchet avant de se décider à l’interroger sur sa poésie ; comme il l’écrit dans l’avant-propos, « L’intensité vécue dans mes lectures et nos rencontres, j’ai voulu la partager à la radio ». Les dix entretiens qu’il a réunis, à l’exception de trois pour des journaux, ont été conduits, de 1979 à novembre 2000 (André du Bouchet est mort le 19 avril 2001), pour France Culture.
André du Bouchet a peu commenté la poésie, surtout celle de Reverdy, lu dès son retour des États-Unis en 1948 (où sa famille juive avait dû s’exiler) et dont la poésie lui semblait représenter un « équilibre parfait ». Il a aussi écrit à propos de Baudelaire : sa lecture, dans l’entretien qui ouvre le livre, apprend beaucoup sur ses propres conceptions et pratiques. Baudelaire se serait appliqué à fixer ce qui échappe « à la possibilité de toute expression », et c’est bien également ce que tente du Bouchet. Il s’efforce en effet d’exprimer ce qui déborde le temps, sans cependant être détaché du réel : c’est qu’il y a dans le langage quelque chose qui n’appartient pas à un moment donné. La poésie n’est pas dans un rapport de dépendance par rapport au réel — le poème est le réel, ce que signifie la métaphore « les mots sont debout » —, pas plus qu’elle n’est jeu comme le voulaient la pratique surréaliste ou, plus récemment, l’Oulipo.
Pour du Bouchet, la poésie est le réel notamment parce qu’elle est « tournée vers soi », et c’est pourquoi le lecteur peut rejoindre celui qui écrit : « Vous êtes présent à l’acte de lire, qui vous renvoie à vous-même ». La lecture n’est en effet possible qu’à la condition de faire « confiance aux mots », de faire comme si était engagée et poursuivie une conversation avec quelqu’un. Par ailleurs, la poésie représente par rapport à la réalité vécue une activité de langage « incongrue, inassimilable », parce qu’expression de l’individu dans une société où seule a une valeur la parole collective. L’opposition est d’autant plus marquée que, pour du Bouchet, tout est dans « l’éboulement », la « destruction accélérée », notamment pour ce qui est l’usage de la langue.
La lecture, comme la contemplation d’un tableau, peut être une manière de se mettre, provisoirement, à l’écart, de se protéger « du fracas » ; ce n’est en rien ce qu’implique l’écriture de la poésie où, par le mot, il s’agit « d’être en rapport un instant avec ce qui est en dehors du mot ». Que peut-on atteindre ? Du Bouchet introduit une comparaison avec le jour : il est toujours nouveau mais c’est cette réitération qui nous échappe ; il y a comme un nœud qui ne cesserait pas de se dénouer. Aussi entretient-il par l’écriture un « rapport d’éveil » avec la langue, donc de rupture. Autrement dit, le sens des mots est toujours « au futur, mobile, mouvant à l’infini » chaque fois que l’on en change le contexte, et cette variation conduit à ce que les mots « se requalifiant sans cesse, la conscience critique, qui déloge sans cesse les mots, va de pair avec la notion même de poésie ».
Cette mouvance du sens des mots devient plus que perceptible lorsque l’on se mêle de traduire, et du Bouchet a traduit Celan (avec le poète, qui lui-même a traduit du Bouchet en allemand), Joyce, Mandelstam ; ce qui importe n’est pas ce que les mots ‘’veulent dire’’ mais ce qu’ils disent ; il s’agit chaque fois d’une transposition, écrit-il, « dans l’inaccessible qu’est pour moi le français [...] inaccessible, comme on est inaccessible à soi ». Une démarche analogue se retrouve dans les écrits sur quelques peintres (Tal-Coat, Giacometti, Bram van Velde, de Staël), les tableaux n’étant pas des choses à déchiffrer, à saisir, mais « dont on veut se ressaisir » : dire une expérience, la présence qui s’est imposée, et non prétendre remplacer la peinture par des mots. Les tableaux aident à réfléchir, pour qui a son propre chemin. La voie suivie par du Bouchet a été d’un travail continuel pour parvenir à établir un rapport juste avec le français, « la langue du rapport à soi, avec tout ce qui est de l’ordre du muet » — il faut se souvenir que du Bouchet a fait ses études aux États-Unis. Travail aussi dans l’édition même des poèmes : les blancs dans la page rompaient avec la répétition rythmique de la versification, mimaient l’alternance de la parole et du silence. Dans les premiers livres s’est manifestée aussi l’utopie d’un livre sans commencement ni fin, par l’abandon de la pagination.
On suivra aussi dans les entretiens la pratique, très tôt, des notations sur des carnets ; les notes, toujours hâtivement prises, n’étaient pas pour se souvenir (en ce sens, elles ne constituent pas un journal, comme par exemple le Carnet de notes de Pierre Bergounioux), mais empêchent quelque chose de rester dans l’insignifiance et elles deviennent, parfois, un matériau pour un poème à l’occasion d’une relecture. On suivra encore la relation de du Bouchet au fait d’écrire — beaucoup de livres écrits ? « C’est là, peut-être, la pauvreté d’une vie » — et aux livres : il en gardait peu, « c’est un passé qui encombre »... Et l’on réfléchira à sa réponse sur le rôle de la poésie : « Elle n’a jamais eu de rôle, et c’est ce qui en fait de la poésie. »
André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein, L’Atelier contemporain / INA, 2015, 128 p., 20 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 3 janvier 2016.
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04/01/2016
André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein
[...]
Alain Veinstein
Quelle a été la fonction des carnets par rapport à l’écriture des poèmes, et des livres. Vous insistiez sur le travail, tout à l’heure : précisément, on retrouve dans les livres des phrases des carnets soumises à un processus de travail.
André du Bouchet
Dans les vrais livres, dans ce qui a pris forme de poème, il y a un travail d’élaboration qui, chaque fois, m’a obligé à sortir du carnet. Il y a un point de cristallisation et de travail sur des mots sortis du carnet qui fait que ce qui est un poème a un commencement et un point final. Lequel constitue généralement une difficulté pour le lecteur Quand on interrompt, on prend congé de ce que l’on a écrit, c’est une rupture, et une rupture appelle un commencement, qui vous engage bien davantage qu’une succession de notes courant indéfiniment. La fin d’un poème vous renvoie en sens inverse au commencement. Pour commencer, comme pour finir, il faut s’engager. Je pense que dans ce qui fait un poème, il y a une difficulté absente d’un livre de notes. Le livre de notes paraît beaucoup plus facile. On prend quelque chose qui est en cours. Peut-être que le lecteur est libéré de la décision qu’il devrait prendre, comme moi-même, au fond, j’ai été libéré de la responsabilité de ce livre, assumée à l’origine par quelqu’un d’autre que moi.
André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein, L’Atelier contemporain / Institut National de l’Audiovisuel, 2016, p. 78.
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