26/03/2014
Yves di Manno, Terre ni ciel
L'autobus finit par s'arrêter comme tous les matins à l'angle de deux artères, non loin de l'entrée du lycée. Que se passe-t-il dans l'esprit de l'enfant après avoir pris pied sur le trottoir, lorsque au lieu de rejoindre le portail où s'agglutinent les élèves il s'immobilise soudain, le cœur serré, et lève les yeux vers le ciel ? Le jour tarde à percer dans la pénombre de l'automne, la ville hésite encore à émerger des ténèbres où elle se calfeutre, on ne distingue même pas la ligne des montagnes au-dessus des immeubles. Pourtant, une lueur d'un bleu moins sombre est en train de gagner l'autre versant de la vallée, modelant des formes grotesques dans le volume des nuages. Sont-ce ces silhouettes traversant furtivement le ciel — ou les ombres inquiètes qu'elles répandent dans les rues engourdies ? Le froid qui l'étreint tout à coup comme en écho d'une autre scène, et vient engourdir ses phalanges ? Ou le bleu qui s'étend entre le métal et l'encre, donnant un relief étrange et une beauté fugace aux façades accablées des maisons ? Qui le saurait... D'ailleurs le cours du temps pourrait reprendre — et de l'existence ordinaire — effaçant cet instant suspendu comme un chiffon l'écriture de la veille sur le tableau du maître. C'est à cet instant pourtant que l'enfant va s'écarter pour la première fois, et s'engager sans le savoir dans le chemin qui finira par devenir el sien.
Au lieu de traverser la rue et de rejoindre l'établissement, il fait en effet demi-tour, son cartable à la main, et part dans le sens opposé.
Yves di Manno, Terre ni ciel, "en lisant en écrivant", éditions Corti, 2014, p. 18-19.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : yves di manno, terre ni ciel, enfance, école, automne, ville | Facebook |
25/03/2014
E. E. Cummings, Paris, traduction Jacques Demarcq
le long des traîtres rues fragiles et éclatantes
du souvenir avance mon cœur chantonnant comme
un idot murmurant comme un ivrogne
qui (à un certain angle, soudain) aperçoit
le haut gendarme de mon esprit
être éveillé
n'étant dormir, ailleurs ont débuté nos rêves
à présent repliés : mais cette année achève
son existence tel un prisonnier oublié
- « Ici ? » - « Ah non, mon chéri ; il fait trop froid » -
Ils sont partis dans ces jardins passe un vent porteur
de pluie et de feuilles, emplissant l'ai de peur
et de douceur.... s'arrête ... (Mi-murmurant...mi-chantant
agite les toujours souriants chevaux de bois)
when you were in Paris on se retrouvait là
*
along the brittle treacherous bright sreets
of memory comes my heart,singing like
an idiot,whispering like a drunken man
who(at a certain corner, suddenly) meets
the tall policeman of my mind
awake
being not asleep,elsewhere our dreams began
which now are folded :but the year completes
his life as a forgotten prisoner
-"Ici ?" - "Ah non, mon chéri ; il fait trop froid"-
they are gone along these gardens moves a wind bringing
rain and leaves, filling the air with fear
and sweetness... pauses...(Halfwhispering...halfsinging
stirs the always smiling chevaux de bois)
when you were in Paris we meet here
E. E. Cummings, Paris, traduit de l'anglais et présenté par Jacques Demarcq, édition bilingue, Seghers, 2014, p. 95 et 94.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : e. e. cummings, paris, jacques demarcq, rue, jardin, rencontre | Facebook |
24/03/2014
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937
Je ne suis pas encore mort, encore seul,
Tant qu'avec ma compagne mendiante
Je profite de la majesté des plaines,
De la brume, des tempêtes de neige, de la faim.
Dans la beauté, dans le faste de la misère,
Je vis seul, tranquille et consolé,
Ces jours et ces nuits sont bénis
Et le travail mélodieux est sans péché.
Malheureux celui qu'un aboiement effraie
Comme son ombre et que le vent fauche,
Et misérable celui qi, à demi-mort,
Demande à son ombre l'aumône.
Janvier 1937, Voronèje
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduction Philippe Jaccottet de ce poème, postface de Florian Rodari, La Dogana, 2011 [1994], p. 121.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ossip mandelstam, simple promesse, choix de poèmes, compagne, philippe jacottet, beauté, misère, ombre | Facebook |
22/03/2014
Yves di Manno, Champs (2)
L'été, I
Qu'une fenêtre s'ouvre, que le vent
S'y engouffre et déjà, immobile
La main s'élance, voudrait suspendre
Tel mouvement de branche. Une plume
Tombe du corps d'un oiseau. Un enfant
La ramasse. Les paniers sont emplis
De fruits. Le long des routes, des
Noyers inclinés par des siècles de
Bourrasque désignant un Sud hypothétique
Hors d'atteinte. Le temps n'y est pour
Rien.
Un fauteuil immuable tend ses bras
Dans le vide. La soucoupe est pleine
De mégots où les lèvres de femme ont
Laissé une empreinte étonnée. Près
d'elle un journal aux pages effeuillées
Par le vent : une main posée sur l'angle
D'un buffet : une clef que l'on hésite à
Tourner.
Yves di Manno, Champs, Poésie / Flammarion,
2014, p. 101.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : yves di manno, champs, l'été, oiseau, enfant, quotidien, vent | Facebook |
21/03/2014
Yves di Manno, Champs, un livre de poèmes
Dissolution d'octobre
Un mois de pénurie. Un mois sans qu'on s'
Entende (rire, pleurer) — un mois d'échecs.
Pièces sur le damier : les jours aux jours
Pareils. Et qui s'insurge ? Si
La main revient au papier, le corps à la
Charrue : bourbiers : charniers : abstraits.
Un pas de plus, un mot de trop sans doute
Et nous n'y verrons rien. (La nuit tombée ?
Le froid, glacial ?) Ah quel tort de nous
Croire ! (EUX, rires.) Et la jambe pliée, le
Vers ancien — l'absinthe — la mouche sur la
Plinthe : plainte écartée, plaie rejetée.
L'usure (de l'inversion ?) qui nous conduit
À prendre de leurs mots une mesure neuve.
(interférence)
Yves di Manno, Champs, un livre de poèmes 1975-1985,
Flammarion, 2014, p. 123.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : yves di manno, champs, un livre de poèmes, échec, mots, octobre, vers | Facebook |
20/03/2014
Maurice Scève, Délie
CLXXXIII
Voy ce papier de tous costez noircy,
Du mortel dueil de mes justes querelles ;
Et, comme moy, en ses marges transy,
Craingnant les mains piteusement cruelles.
Voy, que douleurs en moy continuelles
Pour te servir croissent journellement,
Qui te debvroient, par pitié seulement,
A les avoir agreables constraindre,
Si le souffrir doibt supplir amplement,
Ou le merite oncques n'a peu attaindre.
Maurice Scève, Délie, dans Œuvres poétiques,
Librairie Garnier Frères, 1927, p. 67.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : maurice scève, délie, écrit, poème, douleur, souffrir | Facebook |
19/03/2014
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons
Le bois-gentil
Un petit arbuste aux lisières des forêts, aux pentes des ravins, parmi les broussailles des clairières, dans les jeunes plantations de hêtres et de sapins. Mais pour le promeneur d'avant-printemps, qui se repose sur la souche humide et ronde, couleur d'orange, des fûts fraîchement sciés, ce n'est tout d'abord qu'une gorgée d'odeur aussi puissante qu'un appel. Il se retourne : là, parmi le réseau de ramilles, à la hauteur de son genou, ces deux ou trois taches roses, d'un rose vineux, le bois-gentil en fleur ! Qu'il défasse délicatement les branches enchevêtrées, qu'il se penche sur l'arbrisseau sans en tirer à lui les tiges, car un geste brusque ferait choir les fleurs rangées en épi lâche, par petits bouquets irréguliers à même l'écorce lisse d'un gris touché de beige. Chacune, à l'extrémité d'une gorge tubulaire, épanouit une croix de quatre pétales charnus, modelés dans une cire grenue et translucide, dont les étamines aiguisent le rose, au centre de la croix, d'un imperceptible pointillé d'or. Et de chacune coule goutte à goutte ce parfum épais et sucré comme un miel où chancelante encore de l'interminable hiver s'englue irrésistiblement la pensée.
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, La Dogana, 2003, p. 29-30.
On appelle aussi cet arbrisseau Bois-joli, Daphné.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gustave roud, les fleurs et les saisons, bois-gentl, daphné, forêt, arbuste, parfum, rose | Facebook |
18/03/2014
Philippe Jaccottet (5), Libretto
Venise pour la première fois
[...]
Vers le soir, on commence à apercevoir de minces campaniles dans le lointain ; alors, on est tiré de sa léthargie par une impatience nourrie de beaucoup de lectures et de récits. À chaque nouveau campanile, on s'imagine toucher au but. Pas question, bien sûr, d'interroger son voisin, qui d'ailleurs est parfaitement placide. « Venezia Mestre » Des usines au milieu de la plaine, une gare morte sous l'accablant soleil, est-ce donc cela ? On ne comprend plus rien. Et tout à coup : « Mare ! mare ! » s'écrie une petite fille dans un compartiment voisin. C'est vrai, nous sommes en mer ! À toutes les portières, une eau scintillante, qui se perd à l'horizon dans des brumes, berce et aveugle ! Des voiles y volent comme des mouettes ; la langue de terre est juste assez large pour le chemin de fer et la route, c'est pourquoi il semble qu'on navigue ; et déjà, quand on se penche à la portière (bien qu'on sache, depuis l'enfance, du moins en Helvétie,qu'è pericoloso sporgesi), Venise flotte entre l'eau et la brume comme une légère escadre grise ou comme une île aperçue au fond d'un rêve.
Philippe Jaccottet, Libretto, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 789.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Jaccottet Philippe | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe jaccottet, libretto, venise, voyage, mer, lagune | Facebook |
17/03/2014
Philippe Jaccottet (4), Beauregard
Mars
Voici sans doute les dernières neiges sur les versants nord et ouest des montagnes, sous le ciel qui se réchauffe, presque trop vite, il me semble cette année que je les regretterai, et je voudrais les retenir. Elles vont fondre, imprégner d'eau froide les prés pauvres de ces pentes sans arbres ; devenue ruissellement sonore ici et là dans les champs, les herbes encore jaunes, la paille. Chose aussi qui émerveille, mais j'aurais voulu plus longtemps garder l'autre, l'aérienne lessive passée au bleu, les tendres miroirs sans brillant, les fuyantes hermines. J'aurais voulu m'en éclairer encore, y abreuver mes yeux
Lettres de l'étranger...
Je laisse, à ma manière paresseuse, circuler ces images, espérant parmi elles trouver la bonne, la plus juste. Qui n'est pas encore trouvée, et ne le sera d'ailleurs jamais. Parce que rien ne peut être identifié, confondu à rien, parce qu'on ne peut rien atteindre ni posséder vraiment. Parce que nous n'avons qu'une langue d'hommes.
Bourgeons hâtifs, pressés, promptes feuilles, verdures imminentes, ne chassez pas trop vite ces troupes attardées d'oiseaux blancs. Ces ruches de feuilles — et là-haut, loin, ces ruches de cristal.
[...]
Philippe Jaccottet, "Trois fantaisies", dans Beauregard, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 701.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Jaccottet Philippe | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe jaccottet, mars, beauregard, neige, eau, image, langue | Facebook |
16/03/2014
Philippe Jaccottet (3), Paysage aux figures absentes
Oiseaux invisibles
Chaque fois que je me trouve au-dessus de ces longues étendues couvertes de buissons et d'air (couvertes de buissons comme autant de peignes pour l'air) et qui s'achèvent très loin en vapeurs bleues, qui s'achèvent en crêtes de vagues, en écume (comme si l'idée de la mer me faisait signe au plus loin de sa main diaphane, et qui tremble), je perçois, à ce moment de l'année, invisibles, plus hauts, suspendus, ces buissons de cris d'oiseaux, ces points plus ou moins éloignés d'effervescence sonore. Je ne sais quelles espèces d'oiseaux chantent là, s'il y en a plusieurs, ou plus vraisemblablement une seule : peu importe. Je sais que je voudrais, à ce propos, faire entendre quelque chose (ce qu'il incombe à la poésie de faire entendre, même aujourd'hui), et que cela ne va pas sans mal.
Philippe Jaccottet, Paysage aux figures absentes, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 489.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Jaccottet Philippe | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe jaccottet, paysage aux figures absentes, oiseaux, buisson, poésie | Facebook |
15/03/2014
Philippe Jaccottet (2), L'Obscurité, dans Œuvres
Chemin faisant, l'esprit troublé autant par la curiosité que par l'inquiétude, je ne pus m'empêcher de songer aux circonstances dans lesquelles j'avais rencontré pour la première fois l'homme que je craignais presque, maintenant, de revoir. Le rayonnement de son intelligence était alors si grand que beaucoup le recherchaient pour faire de lui leur conseiller ou leur compagnon. Moi, très jeune encore dans cette grande ville où je ne voyais qu'un chaos de passions et de pensées tout ensemble attirantes et redoutables, attentif à ne pas m'y perdre, je m'étais imaginé, sur ce que l'on disait de lui, qu'il pourrait m'aider. Je ne voulais lui demander que de mettre un peu d'ordre dans la multiplicité des tentations qui m'assaillaient, des possibilités qui s'ouvraient devant moi ; j'étais de ces prudents à qui il faut tracer une voie, faute de quoi ils se croient bientôt perdus. Du moins puis-je me reconnaître le mérite d'avoir voulu que cette voie fût la plus juste, au risque de la trouver malaisée.
J'avais donc appris qu'une cérémonie discrètement officielle était organisée pour consacrer la réputation de cet homme que je ne connaissais encore que par elle. Je ne voulais me laisser arrêter par ce que je prévoyais qu'une telle manifestation pourrait avoir de théâtral ; je chercherais seulement à deviner si cet homme avait vraiment un secret, si l'éclat dont était entouré son nom n'avait pas sa source hors de lui, comme c'est trop souvent le cas, mais vraiment dans son cœur. La crainte de la foule, de m'y mal comporter, s'ajoutant à une attente presque avide, avait failli m'ôter le courage, au dernier moment, de pénétrer dans l'immeuble où je savais qu'aurait lieu la soirée.
[...]
Philippe Jaccottet, L'Obscurité, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Rappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 179.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Jaccottet Philippe | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe jaccottet, l'obscurité, jeunesse, célébrité, modèle, cérémonie | Facebook |
14/03/2014
Philippe Jaccottet, L'Ignorant, dans Œuvres
Chanson
Qui n'a vu monter ce rire
comme du fond du jardin
la lune encore peu sûre ?
Qui n'a vu s'ouvrir la porte
au bout de l'allée de pluie ?
(Ah ! qui entre dans cette ombre
ne l'oublie pas de sitôt !)
Les bras merveilleux de l'herbe
et ses ruisselants cheveux,
la flamme du bois mouillé
tirant rougeur et soupirs...
(Qui s'enfonce dans cette ombre
ne l'oubliera de sa vie !)
Qui n'a vu monter ce rire...
Mais toujours vers nous tourné,
on ne peut qu'appréhender
sa face d'ombre et de larmes.
Philippe Jaccottet, L'Ignorant, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Rappy, Pléiade /Gallimard, 2014, p. 147.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Jaccottet Philippe | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : philippe jaccottet, l'ignorant, jardin, ombre, herbe, tire, larme | Facebook |
13/03/2014
Jacques Roubaud, Octogone (5)
pareil
bruit pareil déplaçable
à contrecoup de réponse à musique forçant débris
et si question solaire à partir de ce que je
à toutes n'entendre que voyage émergé
si muet le bleu entrer à peine le comput de l'horizon
vertical assez
rouge diffuse parfois le terroir partant le bruit
les jambes sur entende de toutes façon je
à quoi bon enfin
salée silence et ne
s'échafauder que ceci angoisse reconnue pareil
ceci angoisse
*
que ne dira
et ceci que ne dira ni gravier ni décrire
soi-même la substitution à soi du rebours de ce qui cria
avale aux vagues rebond
qu'élastique bêche écume souvent replier le sac
proche en proche éclabousser
manger rien
parler rien oui
que paroles parler gommer manger
au bout du retour en rien
miette de la mienne desserré de ses jambes nul
entrevoir son ventre ombre sa bouche jamais
son ombre sa
Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois prose, Gallimard, 2014, p. 185 et 192.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Roubaud Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques roubaud, octogone, pareil, mer, vagues, ombre, angoisse | Facebook |
12/03/2014
Jacques Roubaud, Octogone (4)
Rue Raymond-Queneau
On a convoqué les mots
Dans la rue Raymond-Queneau
Mots de bruit, mots de silence
Mots de toute la France
Il envahissent les rues
De Paris, ses avenues
Les verbes ouvrent la marche
De la langue patriarche
Ensuite les substantifs
Aidés de leurs adhjectifs
Les pronoms, les relatifs
Et les autres supplétifs...
Ah ! voici les mots d'amour
Ils accourent des faubourgs
Les rimes font ribambelle
Dans la rue de la Chapelle
D'autres viennent à dada
Par la rue Tristan Tzara
Cerains traînent qui sont lents
Encor place Mac Orlan
Un s'écrie « Attendez-moi ! »
Attardé rue Marx-Dormoy
Enfin les voilà en masse
Ils s'alignent dans l'espace
Ils composent sans problème
Cent Mille Milliards de Pouèmes
*
Soixante-dix vers d'amour à la corne de brume
Appel,
1 où la poitrine s'étonne d'être en flammes
2 où la dame montre un visage sombre et fermé
3 où les beaux jours trahisseurs regardent doucement
4 où la langue s'enlace à la langue dans le baiser
5 où la chambre est du ciel décorée
6 où la joie d'amour engage la bouche les yeux le cœur les sens
7 où le message court vers la douce dame jouissante
8 où mis à mort il répondra comme mort
9 où celui qui aime est plus muet que Perceval
10 où la dame fait bouclier de son manteau bleu
11 où nue il la contemple contre la lumière de la lampe
12 où nue et dépouillée elle tremble sous lui
13 où les feuilles font couette couverture
14 où bras l'entourent l'enserrée
15 où de soif mourir au bord de la fontaine
[...]
Jacques Roubaud, "Vingt partitions parisiennes, II", et "Hommages, II", Octogone, 2014, p. 177-178 et 246.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Roubaud Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques roubaud, octogone, raymond queneau, vers d'amour, répétition | Facebook |
11/03/2014
Jacques Roubaud, Octogone (3)
La rue
Je descendais cette rue qui était droite, inclinée de soleil, entre des automobiles d'une lenteur imprécise. Descendant cette rue j'avais la sensation du passé, d'un loin passé, d'une autre rue. Je ne parvenais pas à m'y revenir. Pas en personne, pas en image de soi, défenestrées : en certitude revenir, seulement en certitude. Dans le passé d'une autre rue quand je serais, je saurais. Mais comment ?
Cette rue-là qui n'était pas cette rue-ci, comment redeviendrait-elle présente, comment m'allait-elle se présenter, cependant que je marchais, poursuivi par le soleil, par le scintillement des arbres, les courbés de poussière ? Il y avait trois chiens jaunes, une bicyclette, une boulangerie. Rue sans rue, aux maisons sans maisons, aux toits sans toits, comment la rue du passé se rapprochant, si je parvenais à lui faire faire ce mouvement vers moi, me pourrait-elle paraitre, là, maintenant, passée ? Cependant je m'efforçais de susciter en moi un tel étonnement.
Une rue d'autrefois annonçait, future, sa présence étrange. Elle viendrait. Elle serait du passé venant à moi. C'est elle qui effectuerait ce mouvement. Et ce qu'elle me donnerait à voir, aussi proche fût-il, se déclarerait comme d'ailleurs. Pae quel signe ? une étiquette ? une voix ?
La rue du passé était au bout d'un chemin, coupé de stations : à chaque station sur le chemin de la recollection, une image. À chaque image son nombre, le nombre du passé. Dix, vingt, trente stations sur le chemin. Mais aucune certitude d'aboutit. Aucune. Sinon qu'elle serait la station ultime. Et qu'elle ne le serait qu'au moment où, par l'effort de remémoration, je me serais placé, d'un seul coup, devant la pénultième image. Alors, le passé serait, immédiat.
La pénultième image était, aussi, celle d'une rue. Ce n'était ni celle de la rue que je descendais maintenant, ni celle que j'avais descendue autrefois, qui ressemblait à la première ou ne lui ressemblait pas, mais tendait vers moi son appel. Je connus que c'était elle, celle d'avant. Rue liquide, sombre ; les mêmes arbres ; d'autres. Mais au moment même où je le sus, je cessai de le savoir.
Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois prose, Gallimard, 2014, p. 287-288.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Roubaud Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques roubaud, octogone, la rue, rêve, passé, oubli, fantastique | Facebook |