22/10/2023
Étienne Faure, La vie bon train.
La nuit quand le train va si vite
qu’on ne voit rien
rouler perd tout son sens
— il n’est plus sûr alors qu’une gare attende,
à l’autre bout fasse un trajet qui relie les deux lieux
ordonnancés un départ une arrivée,
car nul retour, aucun aller n’est visible,
à regarder par la vitre envahie de noir :
miroir vide où suis-je ?
Voici l’hiver aux jours réduits, qui emporte le corps
engendré vite autrefois, le moral au noir fixe,
dans un état pour une éternité transitoire
d’aucune utilité car jamais abouti
(et donc de ton sperme personne ne sera né)
maillon sans chaîne, wagon désormais sans attache
ni ascendance, ni hoirs, ni rien d’approchant.
voici l’hiver
Étienne Faure, La vie bon train (proses de gare),
Champ Vallon, 2013, p. 119.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Faure Étienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : etienne faure, la vie bon train, solitude, voyage | Facebook |
11/06/2021
Bashô, Friches (2)
À l’ombre des fleurs
la nuit passée en voyage
évoque le chant
D’herbes l’appuie-tête
trempé par l’averse un chien
hurle dans la nuit
En voyage donc
j’aurai vu de ce bas monde
le grand nettoyage
De mes père et mère
le souvenir m’envahit
au cri du faisan
Ah le pays natal
sur mon cordon ombilical je pleure
au déclin de l’an
Bashô, Friches (2), traduction René Sieffert, Presses orientalistes de France, 1992, p. 51, 61, 65, 67, 73.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Bashô | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bashô, friches, chant, averse, souvenir, voyage, pays natal | Facebook |
27/09/2019
Georges Perec, Espèces d'espaces
,
Que peut-on connaître du monde ? De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? Combien de centimètres carrés de ma planète Terre nos semelles auront-elles touchés ?
Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais que connaître quelques ares, quelques arpents : minuscules incursions dans des vestiges désincarnés, frissons d’aventure, quêtes improbables figées dans un brouillard doucereux dont quelques détails nous resteront en mémoire : au-delà de ces gares et de ces routes, et des pistes scintillantes des aéroports, et de ces bandes étroites de terrain qu’un train de nuit lancé à grande vitesse illumine un court instant, au-delà des panoramas trop longtemps attendus et trop tard découverts, et des entassements de pierres et des entassements d’œuvres d’art, ce seront peut-être trois enfants courant sur une route toute blanche, ou bien un petite maison à la sortie d’Avignon, avec une porte de bois à claire-voie jadis peinte en vert, la découpe en silhouette des arbres au sommet d’une colline des environs de Sarrebruck, quatre obèses hilares à la terrasse d’un café dans les environs de Naples, la grand-rue de Brionne, dans l’Eure, deux jours avant Noël, vers six heures du soir,, la fraîcheur d’une galerie couverte dans le souk de Sfax, un minuscule barrage en travers d’un loch écossais, une route en lacets près de Corvol l’Orgueilleux...
Georges Perec, Espèces d’espaces, dans Œuvres, I, Pléiade / Gallimard, 2017, p. 628-629.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : georges perec, espèces d’espaces, voyage, souvenir | Facebook |
20/05/2019
Leonor Fini, Rogomelec
Je savais qu'il ne fallait pas se laisser tenter. Qu'il faudrait savoir rester chez soi, éviter les voyages dans cette époque barbare, les affreuses bousculades, l'humiliation de ce que l'on appelle les "villégiatures".
« Le vain travail de voir divers pays », Maurice Scève l'avait écrit ; je me le répétais.
Mais on m'avait parlé de ce lieu solitaire, de ce climat assoupissant. Imaginant un bien-être particulier, je suis donc parti rejoindre le navire.
C'était le Port Saïd.
D'autres navires hurlaient déjà très fort. Pour le Port Saïd, il y avait encore du temps ; au moins une heure. Passaient des chariots avec des ballots d'odorantes épices — safran peut-être, cannelle — une bonne odeur et de la poussière jaune or tout autour. Cette poussière voilait parfois ces groupes d'humains vociférants, tous habillés de mêmes couleurs, me semblait-il.
Il n'y avait qu'un homme différent et peu recommandable. Mais à l'observer plus attentivement, je lui trouvai davantage l'aspect d'un assassiné que celui d'un assassin. Il se frayait un chemin pour rejoindre une jeune femme blonde qui parut surprise en l'apercevant et certainement ne le connaissait pas. Lui se baissa un peu et murmura quelque chose à l'oreille de la femme qui, contre le soleil, apparaissait d'une transparence fragile. Puis elle baissa le regard vers cette main ouverte, tendue à la hauteur de sa taille ; elle poussa un petit cri, mais le passage d'un chariot chargé de ballots qui sentaient le safran et la cannelle la fit disparaître à mes yeux.
Je ne la voyais plus.
La foule s'épaississait.
Je m'apercevais que je suivais cet homme.
Leonor Fini, Rogomelec, éditions Stock, 1979, p. 9-11.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : leonor fini, rogomelec, voyage | Facebook |
02/01/2017
Leonor Fini, Rogomelec
Je savais qu'il ne fallait pas se laisser tenter. Qu'il faudrait savoir rester chez soi, éviter les voyages dans cette époque barbare, les affreuses bousculades, l'humiliation de ce que l'on appelle les "villégiatures".
« Le vain travail de voir divers pays », Maurice Scève l'avait écrit ; je me le répétais.
Mais on m'avait parlé de ce lieu solitaire, de ce climat assoupissant. Imaginant un bien-être particulier, je suis donc parti rejoindre le navire.
C'était le Port Saïd.
D'autres navires hurlaient déjà très fort. Pour le Port Saïd, il y avait encore du temps ; au moins une heure. Passaient des chariots avec des ballots d'odorantes épices — safran peut-être, cannelle — une bonne odeur et de la poussière jaune or tout autour. Cette poussière voilait parfois ces groupes d'humains vociférants, tous habillés de mêmes couleurs, me semblait-il.
Il n'y avait qu'un homme différent et peu recommandable. Mais à l'observer plus attentivement, je lui trouvai davantage l'aspect d'un assassiné que celui d'un assassin. Il se frayait un chemin pour rejoindre une jeune femme blonde qui parut surprise en l'apercevant et certainement ne le connaissait pas. Lui se baissa un peu et murmura quelque chose à l'oreille de la femme qui, contre le soleil, apparaissait d'une transparence fragile. Puis elle baissa le regard vers cette main ouverte, tendue à la hauteur de sa taille ; elle poussa un petit cri, mais le passage d'un chariot chargé de ballots qui sentaient le safran et la cannelle la fit disparaître à mes yeux.
Je ne la voyais plus.
La foule s'épaississait.
Je m'apercevais que je suivais cet homme.
Leonor Fini, Rogomelec, éditions Stock, 1979, p. 9-11.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : leonor fini, rogomelec, maurice scève, voyage, voyeur | Facebook |
13/11/2016
Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants
Amherst (Emily Dickinson)
Je n’ai pas vu l’océan, mais l’arbre du XIXe siècle.
L’écorce n’a pas cessé de vivre
Elle ouvrait sa fenêtre
Pour nourrir les petits garçons
Si seule
Qu’elle est encore là
Dans ses pattes jointes
Un petit écureuil gris d’Amérique
Grignote à son tour
Une parcelle de ce monde
La terre sous les arbres sent si fort
On devient sage rien qu’en respirant
Quelque part le cimetière quelque part la maison
De quelques pas
L’angoisse qui se penche
L’humour la fait droite
Sombre jusqu’aux épaules étroites
La seule photo est minuscule
Enfermée en transparence
Elle est devenue le plus petit clou de la demeure
Mais il brille
Enfin un voyage
Où je n’ai pas bougé !
Je traverse ses pièces
Heureuse de ne rien chercher
Ses outils pour le pain sont tout noirs
De temps en temps s’être éclairci la voix
Sur le papier sans dimension
Neige ou ricochets
Ses messages sont les messagers
Qui tombèrent des manches
Je sais ouvrir un livre
Je m’assois
Adossée à rien
Entre deux miettes
Un moineau
Ariane Dreyfus, Le dernier livre des enfants,
Flammarion, 2016, p. 68-69.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Saba Umberto | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ariane dreyfus, le dernier livre des enfants, amherst (emily dickinson), écureuil, voyage | Facebook |
28/09/2016
André Gide, Journal, 1939-1949
8 juin [1949]
(…) J’ai traversé une longue période de fatigue presque constante où souhaiter sortir du jeu ; mais impossible de se retirer. Et, de même qu’en économie « la mauvaise monnaie chasse la bonne », les fâcheux, les importuns usurpent et restent maîtres de la place ; il n’y en a plus que pour eux.
Le pire c’est de prêter à penser : « Oui, depuis le prix Nobel, Gide est devenu distant. » Après quoi il n’y a plus qu’à s’aller noyer ou pendre. Et précisément depuis que la chaleur est revenue, je n’en ai plus du tout envie. Mais auparavant, je me sentais, certains jours, déjà tout décollé ; ceci pourtant me retenait : l’impossibilité de faire comprendre, de faire admettre, la réelle raison d’un suicide : comme ça du moins on me laissera tranquille, on me fichera la paix. Mais partir en voyage… dès le marchepied du wagon, quel soulagement de se sentir hors d’atteinte. Mais aller où ? […] Requis sans cesse, je dois remettre de jour en jour ; et sans cesse j’entends la Parque, la vieille, murmurer à mon oreille : tu n’en as plus pour longtemps.
André Gide, Journal, 1939-1949, Pléiade / Gallimard, 1954, p. 326.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré gide, journal, pris nobel, suicide, voyage, la vieille parque | Facebook |
03/04/2016
Jean-Claude Caër, Alaska
Photo Michèle Le Braz
Il est troublant de vivre dans un espace-temps différent
Tout en restant connectés
De rencontrer des gens assis devant leurs ordinateurs
Comme s’ils n’allaient jamais mourir.
Je rencontre Steve, spécialiste du cerveau,
Qui me raconte s’être trompé de direction.
Il voulait aller au zoo voir des ours polaires
Mais passa son après-midi dans un café à boire bière sur bière.
Tout à l’heure, il prendra l’avion pour Seattle
Et disparaîtra définitivement de mon univers.
Il en est ainsi à chaque instant pour chacun de nous
Et le sachant cela devient extraordinaire
Tous ces gens qui apparaissent quelques secondes dans notre vie
Tels des drapeaux piqués sur une carte du monde
Puis s’éclipsent définitivement de notre vue
Nous préparent peut-être à notre propre disparition.
Jean-Claude Caër, Alaska, Le bruit du temps, 2016, p. 57.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-claude caër, alaska, espace-temps, voyage, disparition | Facebook |
21/03/2016
Jean-Claude Pinson, Alphabet cyrillique : recension
Il faut commencer par la quatrième de couverture, Jean-Claude Pinson y prévient le lecteur, Alphabet cyrillique est un « livre au genre délibérément indécis » qui, notamment, mêle « micro-fictions, bribes de poèmes, fragments autobiographiques, dialogues et jeux sur les langues ». À quoi s’ajoutent « un abécédaire enfantin, contenant un bestiaire, un livre sur l’art d’être grand-père et même un manuel de russe pour grands débutants ». Ce pourrait être, puisque le lecteur se déplace de Tharon-Plage, près de Nantes, à divers lieux en Russie, un journal, genre en effet plutôt ‘’indécis’’, mais le narrateur proteste, « on ne va quand même pas céder à la facilité du récit de voyage ». Le lecteur, déconcerté, se réjouit alors d’un sous-titre prometteur, ‘’album, mode d’emploi », mais le commentaire qui suit ne peut le rassurer : après avoir lu « oui, c’est un album, juste un album », il apprend que « Bien sûr vous pouvez le feuilleter, juste tourner les pages. Et même en sauter tant que vous voulez ». Mais de quoi donc s’agit-il ? Pour l’Académie française au xixe siècle, l’album permettait de noter des faits, des rencontres remarquables, etc., au cours d’un voyage. C’est bien ce que l’on découvre dans l’Alphabet cyrillique, avec beaucoup, beaucoup d’autres éléments bien éloignés de ce qu‘offre un album. On trouve d’ailleurs au fil des pages des tentatives pour définir autrement le livre ; pas un roman, non, plutôt « Un pot-pourri d’anecdotes (...), qui s’en vont zigzaguer en tous sens ». Pourquoi pas ? mais c’est encore négliger bien des aspects, et l’on a le sentiment que le lecteur, comme l’auteur, ne parviendra pas à « voyager confortablement jusqu’au bout de ce foutu livre ».
Recommençons autrement la lecture, et voyons ce qui la rend confortable.
Comme dans certains récits et, toujours, dans une pièce de théâtre, tout commence par la présentation des personnages qui évoluent ensuite dans le livre. Quatre seulement sont de notre époque, le narrateur Aïe Ivanovitch, dit aussi Aïe-et-moi, dont les caractéristiques sont largement empruntées à Jean-Claude Pinson, sa petite fille Alice, ou Alissa, Alissenka, le bolchévik Caelebs, dont le nom latin signifie ‘’célibataire’’, et les 33 lettres de l’alphabet cyrillique. Les autres figures, très présentes, sont des avatars, des incarnations : écrivains : Lermontov, Beaudelaire (« Se prend pour le vrai Baudelaire ») et Leopardi, ou philosophe : Kojève. Cette petite équipe, qui prend le train, l’avion et se déplace de Moscou à la Sibérie, donne son avis sur les faits du monde, commente les habitudes de ceux qu’elle rencontre, critique la politique colonialiste de la Russie, compare, admire, condamne, bref : vit et livre souvent une analyse argumentée de ce qu’elle observe. On ne s’étonne pas, par exemple, que le russe akoula, ‘’requin’’, évoque rapidement l’hélicoptère du même nom qui expédie des roquettes sur les civils ; le décembriste que fut Lermontov, apprenant l’action des Pussy Riot, manifeste son admiration ; un parallèle est fait entre la guerre en Tchétchénie, avec les bombardements de Grozny, et la guerre d’Algérie, et un texte de Pouchkine est cité à propos de la haine des Tcherkesses pour les Russes.
L’actualité, l’Histoire qui se vit, n’occupe pas, loin s’en faut, tout le livre, et le narrateur y insiste, se mêle « à la très grande notre histoire minuscule ». Des fragments autobiographiques dispersés renvoient à la vie de Jean-Claude Pinson, mais peu importe parce qu’elles apparaissent comme des séquences romanesques ; ainsi, le récit du grand-père relatif à sa captivité pendant la guerre de 14-18 avec des Russes, ou le souvenir d’enfance de l’hiver à la campagne, avec un mode de chauffage archaïque (bouses de vache séchées), et le suicide de la tante dans un étang, « histoire de moujik, déjà, bien avant qu’on lise (...) la moindre ligne de Tolstoï ou Dostoïevski. » Ces deux fragments lient la vie du narrateur à la Russie, comme la relation de l’achat, dans une librairie parisienne de Un héros de notre temps ; il s’agit d’un roman de Lermontov, dont des éléments de la vie sont rapportés ici et là, par le narrateur ou l’avatar de l’intéressé, avatar qui est supposé lire un de ses poèmes. D’autres écrivains russes ou soviétiques apparaissent, Gogol et Le Manteau, Venedikt Erofeïev (1938-1990), Vassili Grossman, Daniil Harms, Ossip Mandelstam, Maïakovski, Anna Akhmatova, Essénine, Nabokov, Tourgueniev, Tsvétaïéva, Chalamov, etc., beaucoup ayant été victimes de la terreur stalinienne.
N’y aurait-il donc que des écrivains russes à lire ? Non, pas du tout, et même en parcourant la Russie le narrateur cite volontiers Deleuze et Hölderlin — « allez direct à ses poèmes », évitez les commentaires de Heidegger ! —, Mallarmé (sous la forme ‘’Mllrm’’) et Bataille, ou Emmanuelle Pireyre, bien vivante, et les allusions à d’autres ne manquent pas : « Pierrot le creusois » pour Pierre Michon, « le goût de quel Orient désert » rappelle à notre mémoire Bérénice de Racine, « L’amour la poésie » renvoie à Éluard, « philosopher dans le boudoir » à Sade et (il) « se voit expédié loin de rueil » à Queneau. On relèvera d’autres clin d’œil qui évoquent par exemple Beckett, Gabriel Garcia Márquez ou, plus explicite, un film de Robert Bresson. Oui, on voit bien que c’est un livre plein de lectures. Et de musique ; pas seulement celle de Janacek et Chostakovitch. Si Jean-Claude Pinson parle de l’ « art jazzy de la surprise » de Pouchkine, c’est qu’il est aussi un passionné de jazz(1) : on lit les noms d’Eric Dolphy, d’Archie Shepp, d’Ornette Coleman...
Il y a une vraie jubilation à énumérer ces mots particuliers que sont les noms de personnes. Lermontov, c’est aussi Lermantov, Lerma, Michel (pour Mikhaïl), l’acronyme M. I. L., ou encore Fantômas ; les noms de personnages de romans russes forment un poème, tout comme les diminutifs de prénoms féminins russes, en écriture cyrillique et latine. Cette jubilation est constamment lisible dans l’usage de la langue russe, dans l’introduction ici et là de mots anglais, allemands, latins, dans les nombreux jeux de mots (« appariés / à parier », « émeu / émeute / enrhumeu », « réalité longue / réalité langue », etc.), dans des titres de séquences (« palais et népalais », « spage de dératage », « fleuve amour et mignon lignon », etc.).
Mais tout cela rendrait la lecture confortable ? Oui ! même si bien des genres sont mêlés, le livre est fortement construit, et donc le lecteur ne s’égare jamais : les séquences suivent l’ordre de l’alphabet cyrillique. Pour chaque lettre, des mots servent d’exemples et permettent toutes les digressions et tous les jeux d’une langue à l’autre, et l’on sait bien que l’alphabet est du côté de l’apprentissage du sens des mots, donc de la connaissance du monde — ce n’est pas un hasard si la dernière page s’achève sur la salamandre, précisément sur la question de la petite Alice-Alissa, « c’est quoi une salamandre ? ». Dernière page avant les index et, à nouveau, une foule de noms.
Résumons, si cela est possible. Alphabet cyrillique est une somme qui évoque, toujours discrètement, une vie militante, des lectures, des voyages, des enthousiasmes, qui prouve une curiosité sans cesse en éveil — et sans cesse réveillée par la présence de l’enfance —, où l’on regarde les choses avec l’humour de qui aurait voulu que le monde change un peu, mais « Dégringoler, nos espérances n’ont jamais fait que ça, depuis des décennies ».
____________________________________________________________________
Occasion de rappeler les poésies et proses de Free jazz, éditions Joca Seria (Nantes, 2004), de Jean-Claude Pinson.
Jean-Claude Pinson, Alphabet cyrillique, Champ Vallon, 2016, 368 p., 24 €.
A l'occasion de la parution de
Ciné-plage
d'Etienne Faure
Alphabet cyrillique
de Jean-Claude Pinson
aux éditions Champ Vallon
la librairie Michèle Ignazi
a le plaisir de vous inviter à une rencontre avec
Etienne Faure
et Jean-Claude Pinson
le mardi 22 mars 2016
à partir de 19 heures
Librairie Michèle Ignazi
17, rue de Jouy
75004 Paris
0142711700
Métro : Saint-Paul ou Pont-Marie
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-claude pinson, alphabet cyrillique, russie, littérature russe, lermontov, voyage, lecture | Facebook |
01/10/2015
Sereine Berlottier, Louis sous la terre
[..] Où tu embarques, comment tu débarques, qui te rejoint, combien de temps cela dure, ce qu’il y a dans tes caisses, tes vêtements, tes livres, ton violon, quelques photographies de famille, des partitions, plusieurs albums d’images, un chapeau, des cahiers, quelques lettres, plusieurs cravates, du linge fin, pas grand-chose donc, quelques uniques brodées que ta mère a voulu offrir à ta future épouse, des bijoux, une montre ancienne, des gouttes contre les maux d’estomac, des crayons, une boite de pastels, un compas, des comprimés contre le mal de gorge, des mouchoirs, un guide Baedeker, un dictionnaire, une série de cartes postales de Morges, quelques dessins, plusieurs gommes, de l’encre de Chine, une malle ou plusieurs, comment savoir, si tu es seul, si tu dors, si tu veilles sur le grand bateau, si tu regardes les vagues, le soleil, les oiseaux, si tu respires le vent, on ne sait pas non plus s’il y a une salle de bains, si l’on s’embrasse parfois, si tu as peur, si tu te promènes sur le pont la nuit, si tu laces des vœux dans le ciel, si tu parles à des inconnus, et pour la mer, de quelle manière, ni que les mots qui te viendraient pour la peindre, et si tu peins, si tu dessines cela nous échappe aussi, ou si tu comptes les heures, les jours, si tu penses au déluge, si tu regrettes, si tu crie en dormant, si tu regardes le corps nu de M, si tu comptes les canots de sauvetage, si tu penses déjà au retour, si tu as soif , si ton corps est trempé de sueur, si tu bois des alcools trop forts, si tu oublies parfois de manger, si tu regardes les ciels, si tu les dessines avec répugnance, avec ennui, avec application, s’il t’arrive de songer à une œuvre entièrement nuageuse, une œuvre dépourvue de visages, dédiée au vent, à l’efficacité, au disparu, qu’un oiseau froisserait d’une aile vivante.
Sereine Berlottier, Louis sous la terre, Argol, 2015, p. 22-24.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ÉCRITS SUR L'ART | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sereine berlottier, louis sous la terre, louis soutter, départ, voyage, ingorance, hypothèse | Facebook |
06/05/2015
Primo Levi, Le système périodique
Uranium
On ne peut envoyer le premier venu au Sac (Service d’assistance aux clients). C’est un travail délicat et complexe, pas très différent de celui des diplomates : pour s’en acquitter avec succès il faut inspirer confiance aux clients, et pour cette raison il est indispensable d’avoir confiance en soi-même et dans les produits qu’on vend — c’est donc un exercice salutaire, qui aide à se connaître et affermit le caractère. C’est peut-être la plus hygiénique des spécialités qui constituent le décathlon du chimiste industriel, celle qui l’entraîne le mieux à l’éloquence et à l’improvisation, à la promptitude des réflexes et à la capacité de comprendre et de se faire comprendre ; en outre, elle vous fait parcourir l’Italie et le monde et vous met en face de toutes sortes de gens. Je dois encore faire mention d’une autre conséquence, curieuse et bénéfique, du Sac : en faisant mine d’estimer et de trouver sympathique ses semblables, on finit par le faire vraiment au bout de quelques années du métier, de la même façon que celui qui simule longuement la folie devient souvent fou.
Dans la plupart des cas il faut, au premier contact, acquérir ou conquérir un rang supérieur à celui de son interlocuteur — mais le faire en douceur, avec de bonnes façons, sans l’effrayer ni le surclasser. On doit se sentir supérieur, mais de peu : se faire accessible, compréhensible. Malheur, par exemple, à qui va discourir de chimie avec un non-chimiste ; c’est l’abc du métier. Mais le danger contraire est bien plus grave : que ce soit le client qui vous surclasse — chose qui peut très bien arriver, car lui joue sur son terrain, c’est lui qui emploie et pratique les produits qu’on lui vend, aussi en connaît-il les qualités et les défauts, comme une femme connaît ceux de son mari, tandis que d’ordinaire on en a seulement une connaissance indolore et désintéressée, souvent optimiste, acquise au laboratoire ou pendant les travaux pratiques.
Primo Levi, Le système périodique, traduit de l’italien par André Maugé, Bibliothèque Albin Michel, 1987, p. 227-228.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : primo lavi, le système périodique, client, supérieur et inférieur, vente, éloquence, voyage | Facebook |
27/03/2015
Fernando Pessoa, Poésies d'Alvaro de Campos
27 septembre 1934
À la veille de ne jamais partir
du moins n’est-il besoin de faire sa valise
ou de jeter des plans sur le papier,
avec tout le cortège involontaire des oublis
pour le départ encore disponible du lendemain.
Le seul travail, c’est de ne rien faire
à la veille de ne jamais partir.
Quel grand repos de n’avoir même pas de quoi avoir à se reposer !
Grande tranquillité, pour qui ne sait même pas hausser les épaules
devant tout cela, d’avoir pensé le tout
et d’avoir de propos délibéré atteint le rien.
Grande joie de n’avoir pas besoin d’être joyeux,
ainsi qu’une occasion retournée à l’envers.
Que de fois il m’advient de vivre
de la vie végétative de la pensée !
Tous les jours, sine linea,
repos, oui, repos...
Grande tranquillité...
Quelle paix, après tant de voyages, physiques et psychiques !
Quel plaisir de regarder les bagages comme si l’on fixait le néant !
Sommeille, âme, sommeille !
Profite, sommeille !
Sommeille !
Il est court, le temps qui te reste ! Sommeille !
C’est la veille de ne jamais partir !
Fernando Pessoa, Poésies d’Alvaro de Campos, traduit du portugais et préfacé par Armand Guibert, Gallimard, p. 119.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fernando pessoa, poésies d'alvaro de campos, partir, voyage, immobilité, dormir | Facebook |
09/01/2015
Isabelle Garron, Corps fut, “Suite 4”
Suite n° 4
retour] .dernier bain de saison
premiers pas sur la terre
neuve dans les dédales
leurs peaux sont
brunes
les filles du port vont autant
qu'elles possèdent les yeux
plus noirs
que l'olive sur l'arbre
l'oursin au fond
du seau
Nos peaux s'apparentent à celles
des serveuses de leurs
époux
en cuisine, en bateau
aux comptoirs des
cabanes
un lieu d'où tu ne m'as point
écrit
en cette journée prolongée
quelque chose de séparé
de certain et d'inclassable
a enfin lieu de sorte
que la rive du voyage
se rapproche aussi
de la fin du voyage
que le temps est
court celui par
lequel l'oracle attendu
par un monde qui
nous abrite
et quelle joie nous
guette .si possible
en plein jour.
Londres : un après-midi : l'entaille
de la couleur sur le mur de droite
dans la grande salle une
suture violette comme un velours
sur la même surface fleurit un imprimé
tons orange et vert empreintes bleu
orage cernées de ciel clair
je tombe tu me retiens
[...]
Isabelle Garron, Corps fut, “Suite 4”,
Flammarion, 2011, p. 137-141.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : isabelle garron, corps fut, “suite 4”, voyage, corps, londres | Facebook |
26/10/2014
Gilles Jallet, Contre la lumière, Œuvres poétiques
Partout nous voyageons depuis toujours
et nous sommes fourvoyés à cause de la certitude
que cela donne une ressemblance entre les lieux,
d'exister partout ailleurs que là où nous vivons,
sous un ciel vide, abandonné, la terre
creusée de trous noirs et la langue, elle aussi,
portant les stigmates de ceux qui disparurent
sans voir la mort. Ainsi partent-ils tous
emportant avec eux le secret de leurs paroles
et cette parole aujourd'hui nous manque :
c'est pourquoi nous n'avons plus de pays,
plus de ciel, plus de chez moi à regarder.
Gilles Jallet, Contre la lumière, Œuvres poétiques, La
Rumeur libre, 2014, p. 155.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gilles jallet, contre la lumière, Œuvres poétiques, voyage, ailleurs, mort, retour | Facebook |
29/09/2014
Emily Jane Brontë, Poèmes, traduits par Pierre Leyris
Mon plus grand bonheur, c'est qu'au loin...
Mon plus grand bonheur, c'est qu'au loin
Mon âme fuie sa demeure d'argile,
Par une nuit qu'il vente, que la lune est claire,
Que l'œil peut parcourir des mondes de lumières —
Que je ne suis plus, qu'il n'est rien —
Terre ni mer ni ciel sans nuages —
Hormis un esprit en voyage
Dans l'immensité infinie.
[Février ou mars 1838]
I'm happiest when most away...
I'm happiest when most away...
I can bear my soul from its home of clay
On a windy night when the moon is bright
And the eye can wander through wrld of light —
When I am not and not beside —
Nor earth nor sea nor cloudless sky —
But only spirit wandering wide
Through infinite immensity
[February or March 1838]
Emily Jane Brontë, Poèmes, choisis et traduits par Pierre Leyris, Poésie / Gallimard, 2003 [1963], p. 49 et 48.
| Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : emily jane brontë, poèmes, traduits par pierre leyris, bonheur, nuit, rien, immensité, voyage | Facebook |