05/03/2024
Pierre Alferi, Divers chaos
on demande un poème
sur l’affaissement des chairs
l’assèchement des peaux
un poème qui se penche
sur les taches de la gale
un autre sur les signes
précurseurs de la gangrène
un poème coulant
épais comme le pus
un poème
lit médicalisé
qui sent l’urine
un poème qui touche
la crasse et creuse
la faim
qui engourdisse les doigts
un poème d’épandage
élémentaire
liquide empoisonné
gazeux irrespirable
terreux toxique
qui serre la gorge
quand il se consume
avant l’heure
Pierre Alferi, Divers Chaos,
P.O.L ; 2020, p.245-246.
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05/11/2023
Jules Renard, Journal, 1887-1910
Se défier des principes qui rapportent beaucoup d’argent.
Ma peur, quand je marche derrière une femme, qu’elle s’imagine que je la suis.
Un jeune qui n’a pas de talent, c’est un vieux.
Ils sont encore chrétiens parce qu’ils croient que leur religion excuse tout.
On s’habitue à n’être jamais malade.
Rongé de modestie.
Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965,
p. 1111, 1112, 1112, 1117, 1121, 1129.
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13/07/2023
Joseph Joubert, Carnets
Ce monde me paraît un tourbillon habité par un peuple à qui la tête tourne.
Ne coupez pas ce que vous pouvez dénouer.
Le monde intellectuel est toujours le même. Il est aussi facile à connaître aujourd’hui qu’au commencement, et il était aussi caché au commencement qu’il l’est aujourd’hui.
Pensez aux maux dont vous êtes exempt.
La mémoire — qui est le miroir où nous regardons les absents.
Joseph Joubert, Carnets, Gallimard, 1994, p. 211, 213, 215, 217, 240.
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06/07/2021
Jean Paulhan, Les Causes célèbres
Les Passagers
Le mendiant vient chanter vers onze heures et ma mère dit : « Comme sa musique est triste aujourd’hui ». _ Non, la chanson n’était pas triste, mais insaisissable ; ce mendiant, qui s’entêtait à chanter, n’avait pas de voix.
Un peu plus tard, elle nous dit : « Je plains ceux qui meurent ces jours-ci, ils ne verront pas la fin de la guerre. » Elle ajouta pour nous rassurer : « Oh, ce n’est pas à moi que je pense », et tomba dans cet état de distraction, où le malade ne souffre aucun des soins qu’on est forcé de lui rendre mais demande du linge propre, et prie qu’on lui ôte sa bague du doigt. Elle nous regarda patiemment. Il nous sembla qu’elle ne parlerait plus.
Elle renonça, quelques instants plus tard, à se parler à elle-même ; sa figure fut agitée d’un tic, puis labourée d’une respiration puissante, qu’avait-elle besoin de tant d’air ? Dans la soirée, je l’embrassais encore, sans que son front ni ses mains prissent sous mes lèvres, ne fût-ce qu’un semblant de chaleur. Puis son nez se pinça, et sa bouche fit une moue un peu rêche. Moi, je tâchais de me la rappeler aux moments de fâcherie. Mais je n’en retrouvai pas.
Jean Paulhan, Les Causes célèbres, dans Œuvres Complètes, I, Récits, Gallimard, 2006, p. 313.
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05/04/2020
Paul Claudel, Ægri Somnia
Ægri Somnia
Depuis que je suis malade et ne puis plus bouger de mon lit, attentif entre mes quatre murs au progrès et à la dégradation d’une certaine clarté intérieure et hagarde qui est cette journée pareille aux autres journées, je reçois beaucoup de visiteurs. Le malade est toujours là. Il est comme un triste piquet au milieu d’un fleuve qui attire et recueille toutes les flottaisons du courant. [...]
Paul Claudel, Œuvres en prose, Pléiade /Gallimard, 1965, p. 886.
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12/06/2019
Cédric Le Penven, Verger
ce matin d’octobre, je cherche entre mes arbres la suite d’une phrase commencée pendant la nuit
elle m’arrache à la terre que je foule, transforme le paysage en simple décor, les arbres en silhouettes grisâtres. Il s’agissait d’une histoire d’enfant meurtri qui parvenait à prononcer distinctement son nom, au cœur même d’une salve de coups, et l’arrêtait net
je pose la paume contre le tronc froid et humide du cerisier. J’exerce une faible pression pour que les gouttes de rosée restent suspendues au bouton dont elles ne connaîtront jamais les fleurs
si le temps reste trop à la brume, la pellicule d’eau qui couvre les écorces favorise les maladies. La monilia est un miel détestable qui commence à perler dans la moindre ride de l’écorce, et contamine le rameau, puis la branche, puis la charpentière, et l’arbre entier suffoque
la maladie ne doit pas être prise à la racine, mais à la pointe de la branche, dont il faut se départir, en espérant que le coup de sécateur n’accélère pas sa propagation
Cédric Le Penven, Verger, éditions Unes, 2019, p. 25.
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20/07/2018
Emmanuel Godo, Je n'ai jamais voyagé
Les fables de nourrice racontaient votre amour
Quand il n’existait déjà plus
Tu ne sais pas si tu peux marcher encore
Mais tu veux vivre
Les écluses de la nuit sont rouvertes
Ton ventre se soulève doucement
La tristesse est là qui bat la mesure du temps
Le cœur déraciné de son feu
Lève sa dernière lumière à la face de la mort
Tu n’es pas comme l’animal au bord de la vie
Tu es l’animal au bord de la vie
Un souffle te fait regarder de tous tes yeux
Des yeux à la surface des mots
Est-ce le même souffle qui te fera disparaître
Qui t’emportera dans la calme immobilité des choses ?
Le nombre de fois où un paysage
Sans te prévenir t’a pris par la main
Mais quel visage a ta joie ?
Emmanuel Godo, Je n’ai jamais voyagé, Gallimard,
2018, p. 70.
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31/05/2017
Karel Čapek, Lettres à Véra
Prague, le 30/1/1924
Madame Věra,
À vrai dire, j'ai voulu adresser cette lettre à votre membre inférieur malade mais il ne me semblait pas opportun de commencer ma lettre par "Madame la Jambe" ou bien par "Membre très estimé", je dois donc renoncer à mon intention d'entamer un dialogue avec ladite partie de votre corps. Maintenant, je tiens à vous féliciter pour votre résurrection et à exprimer en même temps ma profonde surprise face à la source mystérieuse de l'intoxication de votre jambe. Peut-être qu'un serpent, déguisé en cheville de bois dans votre soulier, a choisi votre talon pour cible. Vous avez bien fait d'avoir enduit sa tête ; il ne faut jamais se laisser faire. — J'ai oublié de vous signaler que, récemment, mon chat Vasek avait fini ses jours remplis d'espoir ; lui aussi avait été empoisonné. Pour le remplacer, le bon Dieu des chats m'a envoyé une chatte errante qui, d'après certains signes, semble enceinte. Ne savez-vous pas ce qu'on est censé faire de ses petits ? Ma bonne affirme que les noyer porte malheur ; je ne voudrais pas être malheureux, surtout pas en hiver.
Karel Čapek, Lettres à Věra, traduction Martin Daneš, éditions Cambourakis, 2016.
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17/03/2015
Franz Kafka, À Milena
Franz Kafka
Avant-hier, au sanatorium Kiesling à Klosterneuburg près de Vienne, est décédé le Dr Franz Kafka, un écrivain allemand qui vivait à Prague. Il y était connu de peu de gens, car c’était un solitaire, un homme de savoir, effrayé par le monde ; il souffrait depuis des années d’une maladie pulmonaire, et même s’il la soignait, il la nourrissait mais en toute conscience et l’encourageait en pensée. Quand l’âme et le cœur ne supportent plus le fardeau, le poumon les relaie à moitié, afin qu’il soit au moins réparti de façon un peu plus équilibrée, voilà ce qu’il écrivit un jour dans une lettre, et telle était sa maladie. Elle lui conféra une délicatesse presque incroyable et un raffinement intellectuel presque macabre et qui n’admettait pas de compromis ; mais lui, l’être humain, il avait chargé sur les épaules de sa maladie toute sa peur intellectuelle devant la vie. Il était timide, craintif, doux et bon, mais les livres qu’il a écrits sont cruels et douloureux. Il voyait le monde comme peuplé de démons invisibles, qui se déchirent et détruisent l’être humain sans défense. Il était trop clairvoyant, trop sage, pour pouvoir vivre, trop faible pour combattre, faible comme le sont les êtres nobles et beaux, qui ne savent pas accepter le combat avec leur peur de l’incompréhension, de la méchanceté, du mensonge intellectuel, car ils connaissent à l’avance leur impuissance et savent qu’ils couvrent de honte par leur défaite les vainqueurs. [...]
Tous ses livres décrivent l’horreur d’une incompréhension énigmatique, d’une innocente culpabilité entre les humains. Il était un artiste et un homme d’une conscience si fine qu’il entendait même quand d’autres, sourds, se croyaient en toute sécurité.
6 juin 1924
Milena Jesenská, Franz Kafka, dans Franz Kafka, À Milena, [lettres] traduction et introduction par Robert Kahn, NOUS, 2015, p. 297 et 298.
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31/08/2014
Rachel Blau Duplessis, Brouillons, traduction Auxeméry
Midrush
Œuvres parmi
les morts pour cerner
le flot vivant des
espoirs envolés couronnes illuminées,
après avoir rejoint les couples toasts,
tremblant de peur clignotement des lampe
dans une arche goudronnée. autour des portes et des maisons.
Impossible de
donner aux détails
assez de
foi, assez de force
pour ce qui est
affirmation
cercles, pustules, charivari cercle jardin surveillé
varicelle l'Doc i'dit sale mourant sombrant et même
maladie avec assez de fil pour plat, vu les derniers com-
faire grincer une lyre acide promis
« des jours » « de vert »
[...]
Rachel Blau Duplessis, Brouillons, traduction de l'anglais et présentation par Auxeméry, avec la collaboration de Chris Tysh, Corti, 2013, p. 57.
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14/07/2014
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
À l'Etna
Etna — j'ai monté le Vésuve...
Le Vésuve a beaucoup baissé :
J'étais plus chaud que son effluve,
Plus que sa crête hérissé...
— Toi que l'on compare à la femme...
— Pourquoi ? — Pour ton âge ? ou ton âme
De caillou cuit ?... — Ça fait rêver...
— Et tu t'en fais rire à crever !
— Tu ris jaune et tousses : sans doute,
Crachant un vieil amour malsain ;
La lave coule sous la croûte
De ton vieux cancer au sein.
— Couchons ensemble, Camarade !
Là — mon flanc sur ton flanc malade :
Nous sommes frères, par Vénus,
Volcan !...
Un peu moins... un peu plus...
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, édition établie
par Pierre-Olivier Walzer, dans Charles Cros,
Tristan Corbière, Œuvres complètes, Pléiade,
Gallimard, 1970, p. 784-785.
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