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10/05/2014

Sarah Kirsch (1935-2013), À la pêche avec Sacha

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                       À la pêche avec Sacha

 

Ce qui serait bien avait dit Sacha ce serait de faire

Aujourd'hui notre provision de vers de terre et demain

Le bus du canal un petit sac de ravitaillement l'attirail

De pêche des pliants du tabac en veux-tu en voilà moi j'ai dit

Sitôt dit sitôt fait après avoir perdu en route

Un chaudron traversé les roseaux en nous protégeant les yeux

Nous avons mis bas le paquets j'ai poussé un soupir le soleil

Pointait hors de l'eau dans cette contrée

L'eau de la rivière et non de la mer

 

Viens sous le saule

Toi prends le pliant rouge

À l'ombre des amorces

Enfile les bottes en caoutchouc

Claquements de lignes nombreux des deux côtés sur l'eau boueuse

Un petit chaudron çà et là fume y nagent sans doute

Des paprikas en attendant ceux qui pour l'instant sont encore

Ces poissons voilà déjà le bouchon qui plonge je ferre rien

 

Fais attention au fil

Un bateau à moteur passe le long du bord

Il a de belles mains

La ligne de vie pas une brisure

 

C'était à prévoir Sacha a de la veine il prend quelque chose et moi

De ces ridicules petits poissons dont on n'ose même pas

Dire le nom si j'essayais à la cuiller

Pas encore la saison je le sais bien les poissons aussi

Ma seule chance est là à nouveau le bateau à moteur

Qui passe il a son fil cassé au-dessus de l'hameçon viens

Les nœuds les tendres liens c'est à moi de les faire Sacha

 

Ta main est trop grosse

Serre bien les plombs avec tes dents

Je suis quand même bonne à quelque chose tu vois

Je pose la deuxième ligne

[...]

 

Sarah Kirsch (1935-2013), À la pêche avec Sacha, traduit de l'allemand par Maurice Regnaut, dans Rehauts, n° 32, septembre 2013, p. 3-4.

 

 

 

08/05/2014

James Sacré, Donne-moi ton enfance

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    La campagne de ton enfance. On la voit qui s'en va loin : au-delà de grands oliviers qui sont comme un geste du tems. Cette campagne est une belle étendue de lumière et de champs cultivés tenue dans la hauteur et relevée sur ses bords en collines qui sont déjà de la montagne.

   Tu montres, on ne distingue pas bien, un endroit où ton grand-père t'emmenait, cheval et l'eau d'une fontaine à ramener à la maison. Sur le plat le cheval tire sa tête de côté, dis-tu, mais une fois dans la pente l'effort remet tout son corps dans le droit du chemin.

   J'ai le sentiment d'être dans un endroit pour lire un monde sans secret sinon celui, donné là devant, dans la lumière. Tu n'as presque rien dit parce que sans doute

   Il n'y a rien à dire. Ce qui s'étend devant ton enfance jusqu'à ce geste des oliviers vient nous toucher.

   On a l'impression de comprendre mieux comment vivre est à la fois de l'espace et du temps.

 

James Sacré, Donne-moi ton enfance, Tarabuste, 2013, p. 101-102.

07/05/2014

Pier Paolo Pasolini, La Rage

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62. Série de photographies de femmes parées de bijoux au théâtre.

 

La classe propriétaire de la richesse.

Parvenue à une telle familiarité avec la richesse,

qu'elle confond la nature et la richesse.

 

Si perdue dans le monde de la richesse

qu'elle confond l'histoire et la richesse.

 

Si touchée par la grâce de la richesse

qu'elle confond les lois et la richesse.

 

Si adoucie par la richesse

qu'elle attribue à Dieu l'ide de la richesse.

 

63. Gens qui rentrent à une réception et porte qui se ferme.

 

La classe de la beauté et de la richesse,

un monde qui n'écoute pas.

 

La classe de la beauté et de la richesse,

un monde qui vous laisse à la porte.

 

Pier Paolo Pasolini, La Rage, traduit par Patrizia Atzei et Benoît Casas, NOUS, 2014, p. 105-106.

 

 

06/05/2014

Georges Didi-Huberman, Essayer voir

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« Comment essayer dire ? » (how try say ?), se demande Beckett1. Et il répond par l'indication d'un geste double ou dialectique, un geste constamment reconduit à la façon dont nos propres paupières ne cessent d'aller et venir, de battre au-devant de nos yeux : « Yeux clos » (clenched eyes), pour ne pas croire que tout serait à notre portée comme le matériau intégral d'une demonstration ad oculos. « Yeux écarquillés » (staring eyes), pour s'ouvrir et s'offrir à l'irrésumable expérience du monde. « Yeux clos écarquillés » (clenched staring eyes), pour penser enfin, et même pour dire, essayer dire tout cela ensemble2. Si le langage nous est donné, le dire nous est constamment retiré, et c'est par une lutte de tous les instants, un essai toujours à recommencer, que nous nous débattons avec cet innommable de nos expériences, de notre défaut constitutionnel devant l'opacité du monde et de ses images.

 

Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Les Éditions de Minuit, 2014, p. 53.

___________________________

1 S. Beckett, Worstxard Ho, London, John Calder, 1983, p. 17 (repris chez Faber en 2009). Trad. E. Fournier, Cap au pire, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 20.

2 Ibid, p. 11 (trad. cit., p. 12).

05/05/2014

Pier Paolo Pasolini, La rage

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   Ainsi tandis que dans un coin la culture de haut niveau devient de plus en plus raffinée et réservée à quelques-uns, ces « quelques-uns » deviennent, fictivement, nombreux : ils deviennent « masse ». C'est le triomphe du « digest », de l'« illustré » et, surtout, de la télévision. Le monde déformé par ces moyens de diffusion, de culture, de propagande, devient de plus en plus irréel : la production en série, y compris des idées, le rend monstrueux.

   Le monde des magazines, du lancement à l'échelle mondiale des produits, même humains, est un monde qui tue.

   Pauvre, tendre Marilyn, petite sœur obéissante, accablée par sa beauté comme par une fatalité qui réjouit et tue.

   Peut-être as-tu pris le bon chemin, nous l'as-tu enseigné. Ton blanc, ton or, ton sourire impudique par politesse, passif par timidité, par respect envers les adultes qui te voulaient ainsi, toi, restée gamine, voilà ce qui nous invite à apaiser la rage dans les pleurs, à tourner le dos à cette réalité maudite, à la fatalité du mal.

   Car : tant que l'homme exploitera l'homme, tant que l'humanité sera divisée en maîtres et en esclaves, il n'y aura ni normalité ni paix. Voilà la raison de tout le mal de notre temps.

   Et aujourd'hui encore, dans les années soixante, les choses n'ont pas changé : la situation des hommes et de leur société est la même qui a produit les tragédies d'hier.

   Vous voyez ceux-là ? Hommes sévères, en veste croisée, élégants, qui montent et descendent des avions, qui roulent dans de puissantes automobiles, s'asseyent à des bureaux grandioses comme des trônes, se réunissent dans des hémicycles solennels, dans des lieux superbes et sévères  ces hommes aux visages de chiens ou de saints, de hyènes ou d'aigles, ce sont eux les maîtres.

   Et vous voyez ceux-là ? Hommes humbles, vêtus de haillons ou de vêtements produits en série, misérables, qui vont et viennent par des rues grouillantes et sordides, qui passent des heures et des heures à un travail sans espoir, se réunissent humblement dans des stades ou des gargotes, dans des masures misérables ou dans de tragiques gratte-ciels : ces hommes aux visages semblables à ceux des morts, sans traits et sans lumière sinon celle de la vie, ce sont eux les esclaves.

   De cette division naissent la tragédie et la mort.

 

Pier Paolo Pasolini, La rage, traduit de l'italien par Patrizia Atzei et Benoît Casas, introduction de Roberto Chiesi, NOUS, 2014, p. 18-19.

 

 

04/05/2014

Buson (1716-1783), Le parfum de la lune

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aux poils de la chenille

on devine que souffle

la brise matinale

 

sous la lune

si loin semblent-elles

la couleur et la senteur de la glycine

 

juste un somme

au réveil cette journée printanière

déjà se termine

 

toute la nuit

sans un bruit la pluie

sur les sacs de graines

 

au bord du chemin

par une main éparpillées

quelques fleurs de sarrasin

 

les fleurs des cerisiers s'éparpillent

dans les pépinières de riz inondées

nuit étoilée

 

Buson (1716-1783), Le parfum de la lune,

traduction Cheng Wing fun et Hervé

Collet, Moundarren, 1992, p. 19, 29,

32, 39, 44, 48.

 

03/05/2014

Martial, DCL épigrammes recyclées par Christian Prigent

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III, 65

 

Haleine d'enfant qui mord dans un fruit,

Brise qui passa sur fleur de safran ;

Arôme de vigne aux grappes d'argent,

Le gazon aimé des dents de brebis ;

Le myrte épandu avec l'aromate.

L'ambre, l'encens d'orient qi éclate

Au feu pâle ; une pluie douce aux sillons,

Des cheveux brillants du nard des flacons ;

Voilà tout ce que sentent tes baisers.

Pourquoi donc veux-tu me les marchander ?

 

                               *

 

IV, 65

 

Elle pleure d'un seul œil à la fois

Impossible ? Non — mais borgne : voila !

 

                                 *

 

V, 13

 

J'ai pas un sou mais m'en bats l'œil :

Un peu partout j'ai des lecteurs

Qui s'écartent de mon soleil,

Disant : « C'est lui ! » — Que du bonheur !

Vivant, sur mes lauriers je dors

Mieux que bien d'autres déjà morts.

À toi tes cent mètres carrés,

Un coffre-fort plein  craquer,

Tes propriétés, tes chevaux,

Les revenus de tes troupeaux.

Y arriver, chacun le peut.

Mais être moi : essaie un peu !

 

                                   *

 

VII, 30

 

Putain romaine

Mais pute à Grecs.

Et si avec

Un Juif s'amène :

Putain pour lui.

Pute à Germains,

À Égyptiens,

Sand oublier

L'Indien bronzé

De la mer Rouge.

Elle se bouge

Le cul pour des

Petits Maltais,

Des grands Galois.

Même parfois

Tous à la fois.

Oui, mais voilà :

Pas de Romains.

Pour eux : « Tintin ! »

Dit la putain.

 

                             *

 

IX, 81

 

Mes lecteurs : « C'est bon ! »

Mes critiques : « Non ! »

Plutôt plaire aux invités

Que complaire au cuisinier.

 

Martial, DCL épigrammes recyclées par

Christian Prigent, P.O.L poche, 2014.

02/05/2014

James Sacré, Ne sont-elles qu'images muettes et regards qu'on ne comprend pas ? : recension

 

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   Le titre, énigmatique, renvoie à des photographies plus ou moins anciennes d'Indiennes, devenues des cartes postales ; c'est à partir d'elles que James Sacré a, en partie, écrit un ensemble de poèmes. En partie : la lecture des images s'appuie aussi beaucoup sur sa fréquentation régulière des lieux où les populations indiennes — ce qu'il en reste — ont été reléguées et il a écrit, selon une autre perspective, à leur propos dans America solitudes (André Dimanche, 2011).

   On penserait volontiers à un point de vue d'ethnologue si l'on s'arrêtait à la surface : non seulement les images sont décrites mais James Sacré donne aussi, quand il est indiqué, le nom du photographe et, parfois, le lieu de l'impression — sachant qu'apparaît « Rarement / celui de la personne photographiée » : Toqui-Naachai, Mary John  et sa fille Tamara, Suzzie Yazzie, Nampayo, Mollie Juana. Ce qui est mis en évidence par ces précisions, comme l'attention portée à l'appartenance des femmes à un peuple — Tohono O 'odham, Navajo, Hopi, « tant d'autres / Noms de tribus » —, c'est la disparition, aujourd'hui, d'une civilisation. Ce qui demeure, ce sont des vêtements, comme la jupe à fleurs encore portée par les vieilles femmes dont « certaines / Tissent pour les touristes de passage. » Les bijoux d'argent ou de turquoise, que l'on voit sur les cartes postales et qui portaient « toute une histoire passée », sont aussi voués à satisfaire les touristes, mais les pierres venues souvent de Chine sont vendues par des commerçants blancs. Les cartes, témoins dérisoires du passé, sont sans cesse réimprimées : pour quelques-unes à Singapour...

   Cette opposition entre passé et présent organise la lecture des images ; les femmes ont gardé la même position devant le métier à tisser, mais elles constituent maintenant un spectacle pour les touristes. L'une, très âgée, à qui le narrateur achète un tapis, n'a pas transmis son savoir, son fils promène les touristes en 4x4 et le petit-fils, s'il comprend encore le navajo, ne le parle pas. Une autre femme, qui travaille comme caissière dans un supermarché, connaît Bruxelles : sa fille s'est mariée avec un Belge. Il est d'autres déracinements ; une carte représente de fières Indiennes photographiées devant un cactus géant, et toutes les femmes décrites ont beauté et noblesse : aujourd'hui, on rencontre beaucoup d'Indiennes à la cafétéria, « Toute leur allure perdue / Dans l'obésité qu'on leur a vendue ». Cette image d'une disparition est marquée par l'emploi de vers rimés, rarissime chez James Sacré. Les lavis monochromes de Colette Deblé donnent à voir des silhouettes indécises, parfois sans forme ou brisées, figures de l'absence.

   Les images, donc, parlent quand elles sont rapportées au présent, mais à contempler tel « regard et [...] visage tranquille » qui porte « l'énigme du monde / Et du vivant », d'autres lieux surgissent, le Maroc, la Vendée de l'enfance, si présents dans la poésie de James Sacré, et d'autres images s'imposent alors, celles du temps des jeux de l'enfance où l'on s'imaginait Apache ou Comanche. Le va-et-vient entre passé et présent ramène à l'écriture, à la difficulté pour rendre lisible « la misère grande ou banale » des femmes rencontrées, et quelque chose des échanges vécus dans un restaurant avec des Indiennes, échanges où est passée « l'aimable simplicité du monde ».

   Parfois, la beauté d'une femme est si forte qu'elle déborde le temps et que naît une relation rêvée ; le narrateur se transporte dans le passé d'une jeune Indienne photographiée en 1880 — « J'aurais bien voulu être son mari » — et, dans le présent, « comment oser / Terminer par le désir phrasé qui m'est venu d'emblée : poème / Pour aller fouiller dans son jeune sexe parfumé. » Aujourd'hui encore, ce sont ici et là, le sourire d'une femme parce qu'il lui a dit au revoir en navajo, ou la conversation qui s'engage avec une tisserande, qui sauvent du désastre. Peut-être aussi la leçon que donnent certains gestes : des femmes poursuivent la tradition de la poterie hopi et, de manière analogue, peut s'établir une continuité dans l'écriture de la poésie.

 

James Sacré, Ne sont-elles qu'images muettes et regards qu'on ne comprend pas ?, Lavis de Colette Deblé, Æncrages & Co, np, 21 €.

Article paru sur Sitaudis le 30 avril 2014.

 

 

01/05/2014

Jacques Prévert, Choses et autres

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                          Mai 68

 

On ferme !

Cri du cœur des gardiens du musée homme usé

Cri du cœur à greffer

à rafistoler

Cri du cœur exténué

On ferme !

On ferme la Cinémathèque et la Sorbonne avec

On ferme !

On verrouille l'espoir

On cloître les idées

On ferme !

O. R. T. F. bouclée !

Vérités séquestrées

Jeunesse bâillonnée

On ferme !

Et si la jeunesse ouvre la bouche

par la force des choses

par les forces de l'ordre

on la lui fait fermer

On ferme !

Mais la jeunesse à terre

matraquée piétinée

gazée et aveuglée

se relève pour forcer les grandes portes ouvertes

les portes d'un passé mensonger

périmé

On ouvre !

On ouvre sur la vie

la solidarité

et sur la liberté de la lucidité.

 

Jacques Prévert, Choses et autres, in Œuvres complètes, II,

édition établie et annotée par Danièle Gasiglia-Laster et

Arnaud Laster, Pléiade / Gallimard, 1996, p. 346.

30/04/2014

Pierre-Alain Tâche, Retour de l'océan

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                               Le troisième âge

 

   Dès les premiers jours de printemps, l'île est au fait que l'invasion ne va désormais plus tarder.

   Mais pour l'heure, et malgré la verdure, une vague tristesse étouffe un front de mer entier. Et, sur la promenade, où pavoise, en plein jour, l'éclairage public, on croise la voirie et des rentiers bien mis que tenaille en secret la peur de voir monter sur l'horizon la voile noire ou la barque à fond plat du passeur.

   Parfois, la plage abrite un sphinx auquel il serait fou de donner la réponse. Il faut garder silence, éviter de mourir, attendre patiemment la migration de Pâques et ses volées d'enfants — hirondelles de mer, dont le troisième âge aime tant les rires et les cris perçants.

 

Pierre-Alain Tâche, Retour de l'océan, dans Conférence, printemps 2013, n° 36, p. 257.

29/04/2014

Philippe Jaccottet, Éléments d'un songe

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         À la longue plainte de la mer un feu répond

 

   Elle a levé les yeux vers lui, c'est à peine si elle ose lui parler, faute de savoir s'y prendre ; c'est ainsi que rien n'est plus difficile, que chacun évite de trahir sa fierté et son secret. Pourtant elle se décide, parce qu'elle est trop lasse, parce que la conseille une grande douceur à la fin du jour : « Avons-nous vraiment perdu ce feu ? » dit-elle comme s'il était plus discret de parler par images. « Est-ce qu'il ne peut flamber qu'à condition d'être bref, et, en ce cas, comment ferons-nous ? » Elle pourrait se rappeler le nostalgique poème qui redit sans cesse : « Enfance, qu'y avait-il alors qu'il n'y a plus ?...» Ainsi toute lumière semble-t-elle vouée à n'éclairer que le passé, par rapport ou grâce à une ombre présente. Ainsi le paradis recule-t-il, ne cesse-t-il de reculer, pour se situer enfin au commencement du temps, avant le commencement du temps. « Qu'allons-nous faire ? Je ne veux pas traîner dans la nostalgie. Et quels sont ces ennemis qui ne cessent de nous attaquer de toutes parts, qui essaient de nous détruire avant même que nous soyons morts ? Est-ce que la mort nous travaille dès le premier jour que nous sommes entrés avec un grand cri dans son empire ? Réponds-moi, et ne reste pas ainsi à sourire  de ce sourire qui semble à personne n'être adressé ! La vie serait-elle impossible en dehors des solutions banales que nous avons toujours méprisées ? Fallait-il, aurait-il fallu plutôt que nous restions seuls et que nous refusions ces lois apparemment benoîtes, cruelles pourtant puisqu'elles semblent nous user et si promptement nous détruire ? »

 

Philippe Jaccottet, Éléments d'un songe, in Œuvres, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 282.

 

 

28/04/2014

Philippe Jaccottet, Exemples, dans Œuvres

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                                 L'habitant de Grignan

 

   Parfois, un tel poids est sur nous que nous décidons de ne rien faire, et en particulier de ne rien écrire, qui ne l'allège, mais encore ne l'allège qu'à bon droit. Cela se peut-il en parlant simplement d'un lieu ? C'est la question que je me suis posé devant ce texte. Provisoirement, en tout cas, rien d'autre ne m'intéresse, et tant pis si je m'égare.

   Il semblerait donc que je dispose d'une règle qui me permette de choisir entre le pire et le mieux, c'est-à-dire de quelque absolu ? Non ; mais comment s'expliquer ? C'est un peu comme si le mouvement de l'esprit vers une vérité pressentie révélait cette vérité, ou l'alimentait ; comme si nous devions une bonne fois partir, puisque quelque chose nous y pousse, et que la voie créât, ou plutôt découvrît le but. Marche difficile aux étapes dérobées.

   En route donc encore une fois ! Je suis un marcheur voûté par ses doutes. Mais il arrive que des souffles bienheureux m'emportent.

 

Philippe Jaccottet, Exemples, dans Œuvres, édition établie par José-Flore Tappy, Pléiade, Gallimard, 2014, p. 90.

27/04/2014

Thomas Bernhard, Sur les traces de la vérité

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            Manie de la persécution ?

 

Lorsqu'à Hainburg

j'eus soudainement faim,

j'allai dans une auberge

et je commandai,

revenant de Cracovie,

un rôti de porc aux boulettes des pommes de terre

et une pinte de bière.

En traversant la Slovaquie

mon ventre s'était vidé.

Je discutai avec le patron,

il disait, ces Juifs polonais,

ils auraient dû les tuer tous

sans exception.

C'était un nazi.

 

À Vienne j'allai à l'hôtel Ambassador

et je commandai un cognac,

un cognac de France naturellement,

un Martell par exemple, dis-je,

tout en discutant avec un peintre,

qui affirmait sans cesse au sujet de lui-même

qu'il était un artiste

et qu'il savait ce qu'était l'art,

alors que le reste du monde tout entier ignorait

ce qu'était l'art,

bientôt il s'avéra que

c'était un nazi.

 

À Linz j'allai au café Draxelmayer

boire un petit café au lait

et je parlai avec le maître d'hôtel

du match de football Rapid Vienne contre LASK Linz

et le chef de rang disait

les joueurs du Rapid, il faudrait tous les gazer,

aujourd'hui Hitler aurait encore plus de boulot

que de son vivant,

bref il s'est avéré très rapidement que

c'était un nazi.

 

À Salzbourg

j'ai croisé mon ancien professeur de religion,

qui m'a dit droit dans les yeux

que mes livres

et tout ce que j'avais pu écrire jusqu'à présent

étaient du rebut,

mais qu'aujourd'hui on pouvait publier n'importe quel rebut,

à une époque comme la nôtre,

qui était fondamentalement ordurière,

sous le Troisième Reich, disait-il,

je n'aurais pu faire publier aucun de mes livres,

et il souligna que j'étais un salopard,

un chien hypocrite,

puis il mordit dans son sandwich au saucisson,

arrangea sa soutane en tirant dessus des deux mains,

se leva et partit.

C'était un nazi.

 

D'Innsbruck j'ai reçu hier une carte postale

illustrée du petit toit d'or symbole de la ville,

et sur laquelle on lisait, sans plus d'explications :

Les gens comme toi devraient être gazés ! Tu ne paies rien pour attendre !

J'ai relu plusieurs fois la carte postale

et j'ai eu peur.

 

Thomas Bernhard, Sur les traces de la vérité, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Arcades / Gallimard,

2011, p. 258-260.

26/04/2014

Anise Koltz, Galaxies intérieures

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Quel destin se cache

sous mes paupières closes ?

 

Invente-t-il

une autre réalité du monde ?

 

 

Les séquences se suivent

d'après un ordre nouveau

 

Alertant le sans

orchestrant des apparences trompeuses

 

Des constellations défilent

devant mon écran intérieur

 

Des personnages apparaissent

formés de la matière de l'ombre

 

Jusqu'à ce que la nuit émigre

devant l'apparition du jour

 

                   *

 

Les chemins parcourus

étant sans mémoire

mes pas

ne se sont pas fixés

 

Je pars

je reviens

 

Je quitte la terre

pour me blottir sous elle

 

Je réapparais

éclairée

par quelques moments

de lumière

entre le néant et le néant

 

Anise Koltz, Galaxies intérieures, Arfuyen,

2013, p. 54, 56.

25/04/2014

Paul Louis Rossi, Cose naturali, Natures inanimées

                                 Paul Louis Rossi, Cose naturali, Natures inanimées, masque, visage, humain, regard

                             Vie tranquille

 

   Sur une des parois de l'ensemble magdalénien de Marsoulas on aperçoit un visage humain de face : le nez de travers et les yeux presque ronds. Ainsi représenté il ressemble à celui que nous avions autrefois rencontré dans les couloirs du collège sur l'emplacement écaillé d'un ancien lavabo qui figurait à notre avis le visage d'un homme : le nez, les yeux, le rictus de la bouche. Et nous allions chaque jour lui rendre visite comme un rite que l'on accomplit à ces âges.

 

   Pour moi le masque humain sera toujours un sujet d'étonnement. Quand j'y songe, j'ai de tous temps eu cette sorte de passion pour les masques : masques amers de la comédie, orbites creuses des masques africains, masques à transformation de la Colombie Britannique, dents pointues de ceux du théâtre de Java, regard aveugle des géants de l'île de Pâques Aussi loin que l'on découvre le geste de l'homme, il a tenté de se représenter parmi les outils, les dieux et les animaux familiers. Et ces masques, je ne les observe pas seulement, ce sont eux, souvent, qui viennent m'épier à leur tout, ils m'interrogent et me surveillent, me regardent autant que je les regarde.

[...]

 

        Paul Louis Rossi, Cose naturali, Natures inanimées,

éditions Unes, 1991, p. 7-8.