04/07/2014
Roger Laporte, Fugue, biographie
[...] Lorsque je me relis en vue d'écrire, je ne vois pas le texte tel qu'il est, dans ce qu'il dit, mais j'essaie plutôt de repérer les éléments qui s'ouvrent sur un texte à écrire. Encore qu'une telle lecture appartienne quelque peu à la divination, elle ne possède point le pouvoir magique d'animer tout le texte déjà écrit d'un mouvement irrésistible qui m'entraînerait à écrire avec facilité la suite de l'ouvrage, et en effet la liaison de la lecture, de l'écrit et du texte à écrire s'accomplit de manière très inégale. Dire : « je me relis », ou : « je relis mon propre texte » : autant d'expressions imprudentes, car force m'est parfois de constater que certaines partie du texte me sont devenues si étrangères qu'elles n'ont plus aucun avenir. On ne peut jouer aux échecs pour la première fois de sa vie et en même temps, par le jeu même, rédiger le Traité du jeu : j'ai pourtant cru qu'une telle opération était possible en littérature ! Par la pensée je raye donc ce rêve fou, mais je sais bien qu'ainsi je n'anéantis pas ce que j'ai écrit, que je continue d'entretenir avec ce passé un rapport d'exclusion incapable de s'accomplir même si j'en viens s à écrire à l'encontre de pensées ou de projets dont j'avais fait ma demeure.
Roger Laporte, Fugue, biographie, "Le Chemin", Gallimard, 1970, . 44-45.
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03/07/2014
André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres
La vie comme elle tourne et par exemple
Ça va, ça tourne, c’est débrayé,
depuis toujours ça tourne mal.
Les parties nobles, les parties douces,
la matière grise,
les nouveaux-nés, les chevronnés, les charlatans,
les désolés, les acharnés, les ortolans,
les magiciens, les mécaniciens et les fortiches,
tout est égal et fait du vent.
Tout se dépose et sous la langue fait amertume.
Corps rechignés, amour rendu,
À roue qui tourne, éclats, fumées,
Cela donne soif, faut en convenir.
Ça vous complique et vous recuit.
Ça vous alarme, ça vous suffoque.
Tout se morfond et se déglingue et se raidit.
Se prend, s’enfonce. Vas-y. Va-t-en. La joie, la frime.
La folie calme et les grands cris. Ça prend confiance.
Ça va venir. Parties honteuses, le cœur ballant.
Rêverie pleine et la dent creuse.
Le corps brûlant. Ça reprend vie.
Ça va venir… T’émerveilla…
Ça va venir.
Tout est pour rien.
Tout vaut pour rire.
*
HÆRES
Il y a, au cœur du poème, derrière le poème, révélé par lui, un magma de multiples formes contraires, qui tournent, s’entrecroisent, se heurtent, veulent s’échapper… Et qui s’échappent, effectivement, en propos obscurs — ce sera le poème — sans ordre apparent, possiblement.
C’est de la réalité cachée de soi qu’il s’agit, et une discontinuité, une incohérence même, qui ne sont pas voulues, peuvent se comprendre comme étant exigées par l’objet qui se forme pour qu’il se forme précisément, celui-ci ne pouvant le faire autrement qu’à sans cesse tourner court et reprendre ailleurs, laissant percer quelque chose parfois d’un foyer incandescent, non maîtrisable, multiples traces reprises d’élan de l’Éros toujours insatisfait, irréductible.
André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 265-266 et 58.
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02/07/2014
J. M. G. Le Clézio, L'inconnu sur la terre
On sait ce qu'il y a à l'intérieur des arbres; On ne le voit pas vraiment avec les yeux, mais on le sent. C'est là, devant moi, comme une armature raidie à l'intérieur du tronc. Les arbres sont immobiles, bien calmes, dans le vent, dans la lumière. Oui, ils sont ainsi. Et pourtant, on sent les flammes dures et brillantes qui sont à l'intérieur de leurs troncs. Jamais on n'a senti à ce point la force cruelle et obstinée de l'existence. Les arbres sont droits et solides. Partout, sur la terre sèche, brûlent les flammes solitaires. Elles sont dressées, debout, pareilles à des flammes, pareilles à des statues, et ces flammes brûlent, à la fois chaudes et froides, denses, faisceaux de lumière concentrée. Autour d'elles, l'espace est nu, vide, silencieux. Toute la vie organique est dans ces flammes qui brûlent sans vaciller.
J. M. G. Le Clézio, L'inconnu sur la terre, "Le Chemin", Gallimard, 1978, p. 102.
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01/07/2014
Joseph Guglielmi, Chanson pour Guillevic
Chanson pour Guillevic
Tout poème
emblématique
Même la nuit de Carnac
Même le jour de Carnac
And the sea
the ruled page
d'une poussière pratique
Comme séparer
deux noms
deux couleurs
complémentaires
Et lynchage
poétique
ou tracer
un ciel de paille
L'eau nue
ruisseau de l'étreinte
argumente
une autre strophe
Une étoile
dans la bouche
jet blanc
dressé comme un fouet
Mouchoir de tête
brillant
au canular émotif
À la fièvre
sur mesure
aux adjectifs
adjectifs
Ville
sous le ciel
des villes
solitude
N'a cas d'astre
comme sous la jupe
assise
une corolle gainée
Ose dire
ouvrant le livre
sa frange
de prophétie
Joseph Guglielmi, dans Correspondances,
Art-Poésie-Littérature, "Cahier Guillevic",
L'Heur de Laon, 1993, p. 71-72.
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30/06/2014
Tchicaya U Tam'si, Notes de veille
Pourquoi n'est-elle pas venue
un soir me prendre au berceau
je n'avais qu'un lit de feuilles
Un rapt facile...
D'un peuple qui mendie son sang
qui dirait qu'il est à plaindre ?
Je manque d'ivresse pour comprendre ce qui est plausible.
Et pourtant le monde est tel qu'il apparaît à l'alouette : un miroir déformant.
C'est fatal je devais dormir encore quand le coq chantait.
Je descends des bâtards de Gengis Khan : je baisse la tête et souris de ce que la terre ne supporte plus aucun vertige.
Il suffirait d'être un Envoyé
et la raison d'être aurait
valeur de signe monétaire
ou de plus-value
J'ai mendié sur les chemins
l'envers de ce que le monde paraît
un pli à cette commissure.
[...]
Tchicaya U Tam'si, Notes de veille, dans J'étais nu pour le premier baiser de ma mère, Œuvres complètes, I, Gallimard, 2013, p. 561-562.
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29/06/2014
Aragon, La Grande Gaîté [1929]
Art poétique
On me demande avec insistance
Pourquoi de temps en temps je vais à
La ligne
C'est pour une raison
Véritablement indigne
D'être cou
Chée par écrit
Les derniers jours
Les philosophes les artistes
Les crémiers les gens très bien
Sont tombés dans le précipice
Pas besoin d'enterrement
Plus de théories de peinture
Le monde en reste désolé
Heureusement que pour se distraire
On a la Radiophonie
Partie fine
Dans le coin où bouffent les évêques
Les notaires les maréchaux
On a écrit en lettres rouges
DÉGUSTATION D'HUÎTRES
Est-ce une allusion
On me fait remarquer que c'est pitoyable
Ce genre de plaisanterie
Et puis c'est mal foutu paraît-il
En tant que Poème
Car pour ce qui touche à la Poésie
On sait à quoi s'en tenir
Mais je n'ai pas fini de prendre en mauvaise part
Tout ce qui touche à la flicaille à la militairerie
Et plus particulièrement croa-croa aux curetages
Je n'ai pas assez le goût des alexandrins
Pour me le faire par-donner pan pan pan pan
Mais ici même si on ne sait d'où elle tombe
D'où tombe-t-elle d'ailleurs D'ailleurs
Il me plaît d'opposer à la clique des têtes à claques
Une femme très belle toute nue
Toute nue à ce oint que je n'en crois pas mes yeux
Bien que ce soit peut-être la millième fois
Que ce prodige s'offre à ma vue
Ma vue est à ses pieds
Son très humble serviteur
Aragon, La Grande Gaîté [1929], dans Œuvres poétiques
complètes, I, édition sous la direction d'Olivier Barbarant, Pléiade, Gallimard, 2007, p. 407, 408, 411-412.
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28/06/2014
Lewis Carroll, La Chasse au Snark, traduction Aragon
Crise première
L'atterrissage
L'endroit rêvé pour un Snark cria l'Homme à la Cloche
Qui débarquait l'équipage avec soin
Soutenant chaque homme à la crête des vagues
Par un doigt pris dans ses cheveux
L'endroit rêvé pour un Snark Ça fait deux fis que je le dis
C'en serait assez pour encourager l'équipage
L'endroit rêvé pour un Snark Ça fait trois fois que je le dis
Ce que je vous dis trois fois est vrai
L'équipage était au complet Il comprenait un Bottier
Un faiseur de Bonnets et Capuces
Un Avocat pour aplanir leurs différends
Et un Agent de Change pour faire valoir leurs biens
Un Champion de Billard dont l'habileté était immense
Il se peut bien qu'il ait gagné plus que son dû
Mais un Banquier engagé à prix d'or
Avait la garde de tout leur pécule
Il y avait aussi un Castor qui arpentait le pont
Quand il ne faisait pas de la dentelle sur l'avant
Et qui les avait souvent à en croire l'Homme à la Cloche
sauvés du désastre
Bien qu'aucun des marins ne sût comment
Il y en avait un réputé pour le nombre de choses
Qu'il avait oubliées en mettant le pied sur le navire
Son parapluie sa montre tous ses bijoux et bagues
Et les habits achetés pour l'expédition
Quarante deux malles qu'il avait Toutes soigneusement faites
Avec son nom en toutes lettres sur chacune
Mais comme il avait oublié de le dire
Elles étaient toutes restées sur la rive
[...]
Lewis Carroll, La Chasse au Snark, traduction Aragon, dans
Aragon, Œuvres poétiques complètes, I, édition sous la direction
d'Olivier Barbarant, Pléiade, Gallimard, 2007, p. 379-381.
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27/06/2014
Paul-Jean Toulet, Les contrerimes
Contrerimes
LXX
La vie est plus vaine une image
Que l'ombre sur le mur
Pourtant l'hiéroglyphe obscur
Qu'y trace ton passage
M'enchante, et ton rire pareil
Au vif éclat des armes ;
Et jusqu'à ces menteuses larmes
Qui miraient le soleil.
Mourir non plus n'est ombre vaine
La nuit, quand tu as peur,
N'écoute pas battre ton cœur :
C'est une étrange peine.
Paul-Jean Toulet, Les contrerimes, dans Œuvres
complètes, édition présentée et annotée par
Bernard Delvaille, "Bouquins", Robert Laffont,
1986, p. 27.
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26/06/2014
Adrienne Rich (1929-2012), dans Olivier Apert, Une anthologie de la poésie féminine
D'une vieille maison en Amérique
16.
« De telles femmes sont dangereuses
pour l'ordre des choses »
et bien oui nous serons dangereuses
à nous-mêmes
avançant à tâtons parmi les épines du cauchemar
(datura s'enchevêtrant à une herbe simple)
car la ligne séparant
la lucidité des ténèbres
st encore à tracer
Isolement, le rêve
de la femme de la frontière
mettant en joue sa carabine derrière
la clôture de la ferme
piège encore notre vanité
— Une feuille suicidaire
s'étend sous le verre brûlant
de l'œil du soleil
La mort de toute femme me diminue.
From an old house in America
"Such women are dangerous
in the order of things"
and yes, we wille be dangerous
to ourselves
groping through spines of nightmare
(datura tangling with a simple herb)
because the line dividing
lucidity from darkness
is yet to be marked out
Isolation, the dream
of the frontier woman
levelling her rifle along
the homestead fence
still snares our pride
—a suicidal leaf
laid under the burning-glass
in the sun eye
Any woman death diminishes me.
Adrienne Rich (1929-2012), dans Olivier Apert, Une anthologie bilingue de la poésie féminine américaine du XXe siècle, Le Temps des Cerises, 2014, p. 183 et 182.
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25/06/2014
Muriel Rukeyser (1923-1980), dans Olivier Apert, Une anthologie bilingue
Mythe
Longtemps après, Œdipe, âgé et aveugle, cheminait.
Il flaira une odeur familière. C'était
la Sphinx. Œdipe dit, « Je voulais te poser une question.
Pourquoi n'ai-je pas reconnu ma mère ? » « Tu as donné la
mauvaise réponse », dit la Sphinx. « Mais cela rendait
pourtant
toute chose possible », dit Œdipe. « Non », dit-elle.
« Quand je demandai, Qu'est-ce qui marche à quatre pattes le matin,
à deux le midi, à trois le soir, tu répondis
l'Homme. Tu n'as rien dit à propos de la femme. »
« Lorsque tu dis l'Homme », dit Œdipe, « tu entends aussi femme.
Chacun sait cela. » Elle dit, « c'est ce que
tu crois. »
Myth
Long afterward, Œdipus, old and blinded, walk the
roads. He smells a familiard smell. It was
the Sphinx. Œdipus said, "I want to ask one question.
Why didn't I recghnize my mother?" "You gave the
wrong answer" said the Sphnx. "But tat was what
made everything possible." said Œdipus. "No," she said.
"When I asked, What walks on four legs in the morning,
two at noon, and then three in the evening, you answered
Man. You din't say anything about woman."
"When you say Man" said dipus, ' you include women
too. Everyoneknow that. She said, 'That's what
you think."
Muriel Rukeyser, dans Olivier Apert, Une anthologie bilingue de la
poésie féminine américaine du XXe siècle, Le Temps des cerises, 2014,
p. 83 et 82.
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24/06/2014
Édith Boissonnas, L'embellie
Emporté
Un grand souffle et s'envolèrent les amitiés
Encombrantes, volèrent les livres suprêmes,
Tout ce qui retient et distrait fut sans pitié
Balayé en moi par un souffle de poème.
La nuit vint et je me sentais porté toujours,
La moindre brise était de plomb et combien lente.
Aucun repos où poussent, délicates plantes,
Les vanités folles, les échanges sucrés,
Que je voyais ailleurs partout et dans ma hâte
Parfois je piétinais d'un pas ivre, harassé,
Mais au couchant, de grandes ailes battent,
S'apaisent. Je me sens alors emprisonné.
Édith Boissonnas, L'embellie, Gallimard, 1966, p. 15.
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23/06/2014
Édith Azam, On sait l'autre : recension
On n'interrompt pas la lecture de On sait l'autre, ce long poème récit, quand on l'a entreprise. De quoi s'agit-il ? Un narrateur dans sa maison un peu isolée rapporte, sous la forme du "on", ce qu'il fait et pense pendant à peu près vingt quatre heures ; il s'agit d'un homme, ce qui est explicite l'une des rares fois où le "on" est abandonné pour le "je" : « je suis maintenant si vieux ». Conditions de la tragédie classique réunies : unité de lieu, de temps et d'action — et il y a bien tragédie. Que sait-on du narrateur ? Rien de ses occupations dans la société ; il écrit sur des carnets et lit les poètes d'aujourd'hui (ou du moins leurs livres sont présents). Il boit beaucoup de vodka. Il déteste l'« autre » dont il entend les pas sur le gravier quand il approche. Qui est cet « autre » ?
Dès les premières pages, la menace de la venue de l'« autre », et non son approche réelle de la maison, conduit le narrateur à fermer la porte à clef et à faire disparaître les clefs : après l'échec d'une tentative de les faire fondre dans une casserole, elles sont jetées dans les toilettes et la chasse d'eau est tirée. Plus tard, l'essai de trouver les doubles n'aboutira pas. L'« autre » n'est pas là, mais pourrait venir, par exemple la nuit « avec sa hache, son coup de métal froid ». L'autre — l'autre corps — perçu comme violent, ne rentrera dans la maison que dans l'imagination du narrateur. Mais le risque de son intrusion conduit le narrateur à détruire tous ses carnets, sauf le dernier qu'il fixe avec du scotch sur sa poitrine, à abandonner le salon pour s'enfermer dans la chambre, puis à descendre dans la cave. L'« autre » est présent comme l'était le Horla de Maupassant et le narrateur le sait, ce qui ne change rien : « On meurt de trouille devant soi et aussi bien : que devant l'autre. On crève de peur oui, alors pour oublier l'angoisse, on s'exacerbe, on se débride : jusqu'à l'autre. »
Cet « autre » si redoutable, c'est n'importe qui susceptible d'approcher le corps du narrateur, de mettre alors en cause, par sa seule présence, l'existence même, « on ne veut surtout pas le connaître [...] il existe, et c'est bien suffisant pour violenter nos chairs. » Tout « autre » vole la vie, la violente, « On se vole tous les uns les autres, pour se remplir la bouche de tout ce dont on manque, tout ce qu'on ignore, pour être simplement : nommé. » Impossible d'échapper à ce qui définit l'humain, sinon pour des temps très brefs s'inventer une vie virtuelle. Éviter le contact avec autrui est possible, mais il est impossible de préserver sa pensée, on vit par et dans la langue — qui est à tous. La seule solution semble être le silence, c'est-à-dire la mort puisque, quoi que l'on fasse, on agira peu ou prou comme l'« autre ». On sait l'autre est bien un poème récit tragique : le narrateur n'a pas d'autre issue que disparaître s'il veut ne pas connaître la dépossession, reconnaître qu'il est comme l'« autre », ce qu'il refuse.
Ce qui peut sauver, provisoirement, c'est un emploi de la langue qui n'implique pas de relation de pouvoir, celui de la poésie. Le narrateur, dans la tentative d'échapper à la présence imaginée, donc possible, de l'« autre », entasse tous les livres de poésie de sa bibliothèque dans une grande valise, pour « sauver des livres, des paroles, de la sueur, du corps, du vivant. » Sueur et corps : dans la cave où le narrateur est descendu, les livres se métamorphosent et manifestent qu'ils sont vivants en saignant, et ce sang s'écoule de la valise, devenue elle aussi être vivant, blessée, et qu'il faut rassurer. La langue des poètes, le narrateur se l'assimile en cousant les pages des livres sur son corps, pour l'emporter en disparaissant : « On meurt auprès de ceux qui ont toujours été là, qui seront là toujours. »
Mais l'« autre » ? L'autre, invisible, a pris forme. Quand le récit commence, le narrateur mentionne trois chevaux, « trois chevalos » qui, dehors, hennissent ; ils réapparaissent à intervalles réguliers et se transforment : ils agissent progressivement comme des humains, jurent, ricanent, jouent à la roulette russe, aux fléchettes, mettent des masques, fument des cigares, massacrent un chien, traînent une femme par les cheveux... Leur métamorphose progressive a une fin : ils symbolisent la figure de l'autre, révélée quand la mort est proche : « l'autre [...] nous mate, à travers les yeux morts de trois chevaux minables. »
Il y a dans ce récit poème la connaissance de ce qu'est la difficulté de vivre, de se construire, d'avoir des repères alors que seule la "réussite sociale" prime. Il y a aussi une vraie maîtrise de la langue pour suivre un personnage blessé par la vie, au « vieux corps usé », enfermé dans sa peur des autres mais qui, au moment de mourir, exprime sa confiance en la poésie — en l'avenir :
« On meurt : on meurt, on est à terre. On écoute les poètes, on écoute leur voix, le temps qui passe par leur souffle, venus de tous pays, marchant vers nulle part, on entend le murmure du monde, la mémoire de l'oubli, un long chant lancinant, et qui s'élève : et nous rehausse. Ils sont tous là, assis par terre, le dos au mur, à faire un feu avec la vie. Ils sont là, tous, à faire des flammes avec leurs mains, mettre des braises dans leur bouche, et nous réchauffer le cœur. »
Édith Azam, On sait l'autre, P. O. L, 160 p., 12 €.
Note parue dans Sitaudis le 20 juin
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22/06/2014
James Joyce, Finnegans Wake, traduction Philippe Lavergne
[...]
Mais qui vient par ici avec ce feu au bout d'une perche ? Celui qui rallume notre maigre torche, la lune. Apporte les ramours d'olive sur la boue des maisons et la paix aux tentes de Cèdre, Néomène ! Le banquet du tabernacle s'aproche. Shop-shup. Inisfail ! Tinckle Bell, Temple Bell ; ding ding disent les cloches du Temple. Sur un ton de synéglogue. Pour tous ceux d'esprit vif. Et la vieille sorcière qu'on damemnomme Couvrefeu siffle de son allée. Et hâtez-vous c'est l'heure pour les enfants de rentrer à la maison. Petits, petits enfants, rentrez chez vous dans vos chambres. Rentrez chez vous vivement, oui petits, petits, allez, quand le loup-garou est dehors. Ah, éloignons-nous, restons chez nous où la bûche dans son foyer brûle lentement !
L'obscurité tombe, (tint, tint) sur tout notre monde phénoménalement drôle. De l'autre côté la marée visite la berge du marais près de la borne de la route. Alvem marea ! Nous voici encircumenvelpeau d'obscurité. Hommes et bêtes ont froid. Il y a sur eux comme un souhait de n'être rien ni quoi que ce soit, ou seulement ce qui précède au pas de porte. Jardins zoologiques 8 Drr, deff, deucalion, pzz, appelle Pyrrha ! Ah où donc est notre épouse fondatrice, hautement honorable et salutaire . Le fou du logis est entré. Haha ! Hussard, où est-il ? À la maison, deux claires voix. Avec Nancy Hands. Tchitchi ! Le chien s'est enfui par les halliers. Oui hou ! Isegrim aux oreilles pendantes. Bon voyage !
[...]
James Joyce, Finnegans Wake, traduit de l'anglais et présenté par
Philippe Lavergne, Gallimard, 1982, p. 263.
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21/06/2014
Jacques Sternberg (1923-2006), La géométrie dans l'impossible
La disparition
Cela se passa très simplement, un soir vers six heures.
Il est difficile de savoir exactement comment le fait arriva, mais soudain le chiffre 2 disparut, il s'effaça du monde et coula on ne sait où, on ne saura jamais pourquoi.
Alors les mathématiques s'écroulèrent entraînant dans leur chute les évidences de l'algèbre, les comptes en banque s'effondrèrent dans la géométrie, la physique explosa dans la chimie et la géographie défonça les limites de l'orthographe.
Et c'en fut fait de tout, enfin, une fois pour toutes.
Le phénomène
Il est annoncé à l'extérieur de la baraque, mais sans précision. On laisse simplement entendre qu'il est monstrueux. Le chemin pour parvenir jusqu'à lui est long, étroit, mal éclairé, indiqué par haut-parleur.
Soudain le haut-parleur demande le silence. On arrive en effet dans une pièce plongée dans une obscurité totale.
Soudain, la lumière explose.
Et l'on se retrouve devant un miroir.
Jacques Sternberg, La géométrie dans l'impossible, Arcanes, 1953, p. 31, 35.
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20/06/2014
Robert Creeley (1926-2005), Dire cela
Catulle, tu décoiffes
1
Mon amour — mon amour dit
qu'elle m'aime.
Et qu'elle n'aura jamais
un autre homme que moi.
Pourtant ce qu'une femme annonce
à un homme qui la jette
doit être écrit sur le vent et sur
l'eau vive.
2
Ma vieille dit c'est moi je suis le mieux,
elle dit personne ne le fait mieux que moi.
Mais que dit ma vieille quand je la jette, —
Mmmm, plutôt non que le mieux.
3
Ma vieille est une cinglée de moi,
elle me dit elle m'aime ne me quitte pas —
mais ce qu'une cinglée peut annoncer à un homme
est le mieux écrit sur le vent & l'eau & le sable.
4
Amour & argent & pilier de bar
mon homme passe pour un lascar
y rentre tard et c'est pas de mon lit
et maintenant qu'est-ce que je lui dis ?
5
Nous sommes fous mais nous sommes gais,
la vie est courte & la vie nous trouve, s'il te plaît,
c'est le moment ou jamais & c'est la fête,
rate pas le mieux, ou je te savonne la tête.
Robert Creeley, Dire cela, choix, présentation et
traduction de l'américain par Jean Daive, NOUS,
2014, p. 53-54.
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