30/09/2019
Pascal Quignard, Mourir de penser
La pensée que je ne veux pas dire est le fond de ma pensée. Et cette pensée, le corps la recèle, ego l’ignore. C’est ainsi que la détresse natale ou le trauma qui la revivifie déploient à chaque fois une étrange rumination pathogène qui n’est pas arrivée à se transformer en souvenir ni en signification. Une hypermnésie mystérieuse s’est entravée, qui n’est pas sans images, mais qui est sans narration. Il s’agit vraiment d’un disque rayé en ceci que le motif (le cauchemar, la lésion, le moment incompréhensible) se répète à l’identique, frappe à la porte, sans que rien permette d’ouvrir. Il n’y a pas de mot de passe pour le sans langage — pour l’enfance.
Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio / Gallimard, 2015, p. 176.
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14/03/2018
Ceija Sojka, Nous vivons cachés, Récits d'une Romni à travers le siècle
[Les camps]
J’en rêve tout le temps. Des barbelés, des gémissements, des cris des gens. Des cauchemars. […] Parfois, quand j’ouvre les yeux le matin, mon Dieu, j’ai encore l’odeur des crémations dans le nez. Oui, les rêves, ils viennent tout seuls, sans rien faire, et on ne peut pas les balayer comme ça : j’ai juste rêvé. Je l'ai vraiment vécu, moi, et avec une peur bleue, chaque jour. Chaque jour là-dedans, c’était comme un an, chaque heure durait une éternité. Souvent on se demandait : où sont les gens tout autour ? Est-ce que l’Autriche, elle n’existe plus ? il n’y a plus que nous, et tout le reste, ça n’existe plus ?
Et aussi après 1945, c’était très dur. On a échappé et maintenant tu arrives dans la ville, avec des gens qui ne savent rien de tout ça. Cette personne ne sait même pas ce que je ressens, ce que j’ai enduré, où j’étais. C’est pas facile. Mais il faut quand même se mettre debout, sinon tu dépéris, il faut quand même vivre. Donc il faut faire face à la vérité. Ça a eu lieu. Dieu soit loué, tu as encore tes pieds, tes mains, tu sais penser. Et — on travaille, on vit, on fait ce qu’on a à faire chaque jour ; Auschwitz ou Ravensbrück ou Bergen-Belsen, c’est toujours là.
Ceija Stojka, Nous vivons cachés, Récits d’une Romni à travers le siècle, isabelle sauvage, 2018, p. 181.
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05/12/2016
Hilde Domin, Vingt-trois poèmes
Cauchemar
Je dois me séparer de moi,
On m’emmène
loin de moi.
Je tends les mains
vers moi,
je tourne au coin de la rue
et m’abandonne, moi qu’on emmène
en tenue de prisonnier.
Quatre rues plus tard revient la même rue
pour qui tourne au coin de la rue
plus loin là-bas la même rue.
Mais alors je serai loin,
emmenée au loin,
moi qui tends les bras
vers moi qui tourne au coin de la rue.
Hilde Domin, Vingt-trois poèmes, traduction
Marion Graf, la revue de belles-lettres, 2010, 1-2, 193.
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05/11/2016
Marie-Hélène Lafon, Les derniers Indiens
Le père était parti plus de cinq ans en captivité. On disait toujours ce mot, en captivité, pendant la captivité, en rentrant de captivité. Ils étaient restés seuls les trois enfants avec la mère, le père de la mère, et deux domestiques trop âgés pour aller à la guerre. La mère avait tout dirigé avec son père de soixante-quatorze ans qui donnait des conseils et n’était pas la moitié d’un homme. Les gens venaient chez Santoire, c’était une grosse maison, ils avaient besoin d’être aidés, soutenus, ils rendraient le service une autre fois. […]La mère disait que le père [depuis qu’il était rentré] était devenu un autre homme pendant la guerre, que la captivité était passée sur lui. Elle l’avait aplati, rétréci, lui avait retiré la force et l’envie ; il exécutait, faisait, se taisait. Il vivait au fond de lui-même. La nuit parfois, il parlait, criait, des mots que l’on ne comprenait pas et qui auraient pu être de l’allemand, des ordres, ou des prénoms. On ne savait pas. Il ne racontait pas.
Marie-Hélène Lafon, Les derniers Indiens, Folio / Gallimard, 2015, p. 92 et 93-94.
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04/09/2016
Jacques prévert, Choses et autres
Les prisons trouvent toujours des gardiens.
*
La révolution est quelquefois un rêve, la religion, toujours un cauchemar.`
Jacques Prévert, Choses et autres, Gallimard, 1972, p. 110.
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20/05/2015
Eugenio Montale, La tourmente et autres poèmes
Jour et nuit
Même une plume en volant peut dessiner
ta silhouette, ou le rayon qui joue à cache-cache
entre les meubles, répercuté du toit
par un miroir d’enfant. Sur le pourtour des murs
des traînées de vapeur allongent l’aiguille
des peupliers ; en bas sur le perchoir s’ébroue le perroquet
du rémouleur. Puis la nuit étouffante
sur la place, le bruit des pas, et toujours cette dure fatigue,
sombrer pour resurgir semblable
depuis des siècle, ou des instants, de cauchemars qui ne peuvent
retrouver la lumière de tes yeux dans l’antre
incandescent — les mêmes cris encore, les mêmes pleurs
sur la terrasse
si retentit le coup soudain qui te rougit
la gorge et brise l’aile, ô téméraire
annonciatrice d’aubes,
et que s’éveillent cloîtres et hôpitaux
au son lacérant des trompettes
(traduction Louise Herlin)
Eugenio Montale, La tourmente et autres poèmes, Poésies III, Gallimard,
1966, p. 33.
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22/03/2015
Guillevic, Relier
Ce nouveau printemps
Ne t’inquiète pas
Du flux de la rivière :
Ce n’est pas lui
Qui te porte à ta fin
*
Ne t’inquiète pas
De l’orage en vue.
Que peut-il bien être
À côté des tiens ?
*
Ne t’inquiète pas
Du soleil ce soir.
Ce n’est pas toi
Qui l’as fatigué.
*
Ne t’inquiète pas
De tes cauchemars.
La nature se venge
De ce qu’elle fait pour toi.
*
Ne t’inquiète pas
Du bec du rapace,
Ce n’est pas à toi
Qu’il doit en vouloir.
*
Ne t’inquiète pas
Pour cette violette,
Elle veut être seule
À se regarder.
*
Ne t’inquiète pas
Du cri du coucou
Si tu sais aimer
Ce nouveau printemps.
Guillevic, Relier, 1938-1996,
Gallimard, 2007, p. 701-702.
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