07/01/2024
Henri Michaux, Qui je fus
Ceux-là savaient ce que c’est que d’attendre. J’en ai connu un, et d’autres l’ont connu, qui attendait. Il s’était mis dans un trou et attendait.
Si toi-même cherchait un trou pour quelque usage, mieux valait, crois-moi, chercher ailleurs un autre trou, ou bien à ses côtés t’asseoir,, fumant les longues pipes de la patience.
Car il ne bougeait point de là.
On lui jetait des pierres et il les mangeait.
Il avait l’air étonné, puis il les mangeait. Il demeurait ainsi pendant le sommeil et pendant l’éveil, plus que la vie d’un préjugé, plus qu’un cèdre, plus que les psaumes qui chantent les cèdres abattus ; il attendait toujours ainsi, toujours diminuant jusqu’à n’être plus que l’orteil de lui-même.
Henri Michaux, Énigmes, dans Qui je fus, dans Œuvres complètes, I, Pléiade/Gallimard, 1998, p. 80.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Michaux Henri | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : henri michaux, disparition, qui je fus | Facebook |
15/11/2022
Jacques Roubaud, Quelque chose noir
Le sens du passé
Le sens du passé naît
d’objets-déjà
Dans tous les moments évidents
je t’ai cherchée
Aussi dans de ténus
interrègnes
Cherchée qui ?
où
es-tu ?
qui ?
qui, n’a plus de nom
ni quoi (sans nom, dans nulle langue)
Je reviendrais de quelques pas en arrière, je serais
dans un espace
différent, en un sens précaire.
Comme si le son traversant l’eau
tombait d’une quarte.
Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, p. 30.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Roubaud Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacque roubaud, quelque chose noir, disparition, perte | Facebook |
24/09/2021
Cioran, Aveux et anathèmes
Il m’est impossible de savoir si je me prends ou non au sérieux. Le drame du détachement, c’est qu’on ne peut en mesurer le progrès. On avance dans un désert et on ne sait jamais où on en est.
La profondeur d’une passion se mesure aux sentiments bas qu’elle enferme et qui en garantissent l’intensité et la durée.
De tout ce qui nous fait souffrir, rien, autant que la déception, ne nous donne la sensation de toucher enfin au Vrai.
Un rien de pitié entre dans toute forme d’attachement, dans l’amour et même dans l’amitié, sauf toutefois dans l’admiration.
J’espérais de mon vivant assister à la disparition de notre espèce. Mais les dieux m’ont été contraires.
Cioran, Aveux et anathèmes, dans Œuvres, Pléiade/Gallimard, 1961, p. 1068, 1070, 1071, 1072, 1073.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Cioran, Emil | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cioran, aveux et anathèmes, passion, attachement, vrai, disparition | Facebook |
15/03/2020
Pierre Vinclair, La Sauvagerie
Qui protéger ? puisque les espèces
n’en finissent pas d’apparaître, muter, per
muter, se laisser aller dans leur spécialité ?
si de la terre le très-haut fit des bêtes enfuies
et les oiseaux stupidement envolés avant
qu’Adam pût les river aux clous ? allez !
puissent au moins ces noms muets comme
des cailloux qui m’attendraient sur leur dépouille
servir à éclater les vitres et déclencher l’alarme
de vos magasins de pompes funèbres.
Pierre Vinclair, La Sauvagerie, Corti, 2020, p. 29.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre vinclair, la sauvagerie, disparition, bête | Facebook |
04/10/2018
Jacques Moulin, L'Épine blanche
Un mois sans toi
Sans feu ni lieu de toi
Sans mère ni voie
Cheval perdu
Sans voix sans toi
Corne de brume
Mouillure aux yeux
L’humeur des vitres après l’embrun
Du brou en gorge
L’automne des noix
Et coque vide
Jacques Moulin, L’Épine blanche, L’Atelier
contemporain, 2018, p. 37.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques moulin, l’Épine blanche, disparition, automne | Facebook |
05/04/2016
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, treize à seize
Aborder la terra incognita.
Celle de voir l’écriture nous quitter — qui est celle de la destruction du désir en relation avec un corps qui cesse lui aussi d’avoir envie, comment cette souffrance peut-elle traverser une forme pour dire son effondrement ?
Défi qui serait spécifiquement un combat de poésie : inventer l’expression de la disparition du désir de dire. Situation à la fois simple et extrême, dont la limite est peut-être la banalité même de cette cessation comparable à l’inconnu de la mort.
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, treize à seize, Poésie / Flammarion, 2016, p. 41.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nicolas pesquès, la face nord de juliau, terra incognito, désir, écriture, corps, disparition, poésie, mort | Facebook |
03/04/2016
Jean-Claude Caër, Alaska
Photo Michèle Le Braz
Il est troublant de vivre dans un espace-temps différent
Tout en restant connectés
De rencontrer des gens assis devant leurs ordinateurs
Comme s’ils n’allaient jamais mourir.
Je rencontre Steve, spécialiste du cerveau,
Qui me raconte s’être trompé de direction.
Il voulait aller au zoo voir des ours polaires
Mais passa son après-midi dans un café à boire bière sur bière.
Tout à l’heure, il prendra l’avion pour Seattle
Et disparaîtra définitivement de mon univers.
Il en est ainsi à chaque instant pour chacun de nous
Et le sachant cela devient extraordinaire
Tous ces gens qui apparaissent quelques secondes dans notre vie
Tels des drapeaux piqués sur une carte du monde
Puis s’éclipsent définitivement de notre vue
Nous préparent peut-être à notre propre disparition.
Jean-Claude Caër, Alaska, Le bruit du temps, 2016, p. 57.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-claude caër, alaska, espace-temps, voyage, disparition | Facebook |
13/03/2015
Cesare Pavese, Le métier de vivre
Que dire si, un jour, les choses naturelles — sources, bois, vignes, campagne — sont absorbées par la ville et escamotées et se rencontrent dans des phrases anciennes ? Elles nous feront l’effet des theoi, des nymphes, du naturel sacré qui surgit d’un vers grec. Alors la simple phrase « il y avait une source » sera émouvante.
Le sentiment terrible que tout ce que l’on fait est de travers, et ce qu’on pense, et ce qu’on est. Rien ne peut te sauver, parce que, quelque décision que tu prennes, tu sais que tu es de travers et en conséquence ta décision l’est aussi.
Avec les autres — même avec la seule personne qui émerge — il faut toujours vivre comme si nous commencions alors et devions finir un instant plus tard.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction de l’italien par Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 249, 251, 256.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Pavese Cesare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cesare pavese, le métier de vivre, nature, médiocrité, disparition | Facebook |
31/10/2014
Dino Buzzati, Bestiaire magique
Les mouches
Une antique légende qui circulait chez les mouches disait ceci : Quand les villes de l'homme seront devenues tellement vôtres et que cet homme vous sera soumis et que la voix du grand peuple s'étendra d'un horizon à l'autre, alors ce sera le temps de l'orgueil et de la fornication mais, au beau milieu de ce triomphe, les armées étrangères surviendront pour tenter de vous exterminer ; et ce sera aussi le temps de la mort. Elles vous lanceront leur souffle et la moitié di grand peuple tombera aussi dru que tombe la pluie. Elles continueront de souffler et le reste du peuple tombera à son tour et le silence s'installera. Alors, ô mouches, c'en sera fini de votre règne.
Mais ce n'était qu'une légende dont il ne convenait pas de s'effrayer. D'ailleurs les mouches n'y croyaient pas. Pas plus que n'y croyait l'inspecteur de la Salubrité publique des régions du Sud, le professeur Santi Liguori, homme de nature sceptique et fondamentalement pessimiste. Obtempérant aux ordres du gouvernement, il avait fait appliquer dans les villes et dans les bourgs les mesures prescrites pour l'élimination des insectes fâcheux. Sans aucune illusion toutefois. Au contraire, le dépérissement dû à l'âge et la renonciation à certains des rêves de sa jeunesse avaient provoqué en lui un fort ressentiment à l'encontre de la science qu'il était censé servir. Une joie amère le prenait même à la vue de la prolifération de ces bestioles qu'il aurait dû haïr, et dont il prenait en secret le parti. [...] Pendant ce temps, dans les cours de fermes, des nuées de mouches noires et visqueuses s'agglutinaient sur les petits enfants, formant de véritables grappes au bord de leurs paupières, se précipitaient sur le lait, sur la soupe, sur les bouteilles de vin, et on les sentait soudain entre ses dents pendant qu'on buvait, les mouches tourbillonnaient autour des mulets, des paysans, des curés, des femmes en couches. Du matin au soir, ce maudit bruissement. Point d'orgue de la misère humaine.
[...]
Dino Buzzati, Bestiaire magique, traduit de l'italien par Michel Breitman, 10/18, 1997, p. 88-89.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : dino buzzati, bestiaire magique, les mouches, légende, disparition, mort | Facebook |
21/06/2014
Jacques Sternberg (1923-2006), La géométrie dans l'impossible
La disparition
Cela se passa très simplement, un soir vers six heures.
Il est difficile de savoir exactement comment le fait arriva, mais soudain le chiffre 2 disparut, il s'effaça du monde et coula on ne sait où, on ne saura jamais pourquoi.
Alors les mathématiques s'écroulèrent entraînant dans leur chute les évidences de l'algèbre, les comptes en banque s'effondrèrent dans la géométrie, la physique explosa dans la chimie et la géographie défonça les limites de l'orthographe.
Et c'en fut fait de tout, enfin, une fois pour toutes.
Le phénomène
Il est annoncé à l'extérieur de la baraque, mais sans précision. On laisse simplement entendre qu'il est monstrueux. Le chemin pour parvenir jusqu'à lui est long, étroit, mal éclairé, indiqué par haut-parleur.
Soudain le haut-parleur demande le silence. On arrive en effet dans une pièce plongée dans une obscurité totale.
Soudain, la lumière explose.
Et l'on se retrouve devant un miroir.
Jacques Sternberg, La géométrie dans l'impossible, Arcanes, 1953, p. 31, 35.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques sternberg, la géométrie dans l'impossible, disparition, fin, phénomène, monstre, miroir | Facebook |
31/01/2014
James Sacré, Portrait du père en travers du temps
Une semaine avec James Sacré
Il n'y a qu'un paysage où j'inventais mon enfance
Qui m'inventait dans ses grands ormes devant la maison
Dans les tas de bûches et de rondins, de fagots
(Les Mouches qu'on appelait l'endroit),
Et le pailler en forme de grande meule dans le vent,
Le foin sous les hangars qu'on était bien dedans...
Il y a que ce paysage a disparu
Les chemins que je prenais, l'arrangement des pâtis, des [prailles, les fontaines
Tout a été défait on ne sait plus très bien
À quoi correspondaient des noms de lieux qu'on a gardés.
Et ça n'est plus que dans le souvenir, de moins en moins [précis,
Que j'en ai.
(29 juillet 2005-17 mars 2007)
James Sacré, Portrait du père en travers du temps, lithographies de Djamel Meskache, La Dragonne, 2009, p. 45.
Photographie Tristan Hordé
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, portrait du père en travers du temps, paysage, enfance, disparition | Facebook |
01/09/2013
Samuel Beckett, mirlitonnades (1976-1978)
mirlitonnades (1976-1978)
silence tel que ce qui fut
avant jamais ne sera plus
par le murmure déchiré
d'une parole sans passé
d'avoir trop dit n'en pouvant plus
jurant de ne se taire plus
*
écoute-les
ajouter
les mots
aux mots
sans mot
les pas
aux pas
un à
un
*
imagine si ceci
un jour ceci
un beau jour
imagine
si un jour
un beau jour ceci
cessait
imagine
*
ce qu'ont les yeux
mal vu de bien
les doigts laissé
de bien filer
serre-les bien
les doigts les yeux
le bien revient
en mieux
Samuel Beckett, Poèmes, suivi de mirlitonnades,
éditions de Minuit, 1978, p. 34, 34, 35, 39.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Beckett Samuel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : samuel beckett, mirlitonnades, passé, disparition, bavardage, le bien | Facebook |
11/12/2012
Ludovic Degroote, Monologue
[...]
tout l'amour que ma mort a consolidé entre nos parents n'a pas empêché de les perdre chacun dans une douleur qu'ils ne pouvaient exprimer à l'autre qu'à travers du silence, par pudeur, ou par crainte de l'envahir, d'aviver sa peine, ou de je ne sais quoi qui aurait nécessairement accru cette douleur
ma disparition a créé beaucoup de souffrance et ça me fait mal, j'aurais bien évidemment préféré vivre, faire vivre les autres, mais j'ai pris toute la place, ma mort les a plongés dans ce lieu commun où chacun se sépare, prenant appui contre son propre vide, je n'ai jamais rien réclamé
nous avançons dans le monde comme des êtres disparus
et nous replions dès qu'on s'imagine que notre monde intérieur ne nous expose pas, car nous sommes devenus dans une histoire qui nous dépasse et que je te laisse continuer avec la sincérité trompeuse qui semble nous donner de la profondeur et nous articuler si loin en nous que nous croyons établir un espace où chacun de nous deux ne serait plus seul
alors que dans ces vies incluses que leur silence contient il est difficile de s'entendre
[...]
Ludovic Degroote, Monologue, Champ Vallon, 2012, p. 24-25.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ludovic degroote, monologue, disparition, douleur, vie intérieure | Facebook |