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10/06/2014

Samuel Beckett, Lettres, I, 1929-1940 : recension

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   On a pu lire quelques lettres de Samuel Beckett dans des études qui lui étaient consacrées, dans des livres de souvenirs, dans un catalogue d'exposition, et on ne peut que se réjouir de la publication de ce premier volume — trois autres suivront, repris de l'édition anglaise où seules 2500 lettres (sur 15000) ont été conservées, mais des extraits d'autres (et des réponses) apparaissent dans les notes. L'œuvre extrêmement complexe, souvent sottement réduite à quelques lieux communs vides ("illustration de la misère humaine", "théâtre de l'absurde") ne peut qu'être éclairée, comme l'a été celle de Proust, cher à Beckett, quand Kolb a édité son abondante correspondance. Laissons les grincheux se plaindre que l'édition soit abondamment annotée, remercions plutôt les maîtres d'œuvre des précisions apportées à propos de tel destinataire, telle circonstance, tel lieu, qui permettent de lire les lettres : savoir qui était Thomas McGreevy, ami de Beckett et destinataire du plus grand nombre de lettres entre 1931 et 1940, ou George Reavey, son agent littéraire, avoir des indications sur telle lecture signalée elliptiquement, comprendre les allusions, courantes dans des lettres à des proches, tout cela éclaire le parcours de Beckett. Les éditeurs ont placé au début de chaque année de correspondance un résumé de ses activités ; ils ont donné à la fin du volume une notice sur les noms de personnes les plus présents dans les lettres, une bibliographie des ouvrages cités et un index général ; enfin, l'introduction, outre qu'elle explique la manière dont le texte a été établi, relève les divers thèmes abordés dans ce volume. Un regret : il aurait été bon d'indiquer dans la bibliographie des ouvrages en langue française (par exemple, Europe, juin-juillet 1993 ; Nathalie Léger, Les vies silencieuses de SB, 2006) ou de signaler les traductions en français (Anne Atik, Comment c'était, Souvenirs sur SB, 2003).

 

 

   Le lecteur découvre un passionné de musique et un critique acerbe des interprétations (par exemple de la direction d'orchestre de l'« ignoble Furtwängler »), un fin connaisseur de l'histoire de la peinture, un lecteur intransigeant qui qualifie la première partie du Temps retrouvé de « déversement à la Balzac » ou construit un féroce palindrome sur le nom de T. S. Eliot : « T. Eliot c'est toilet à l'envers ». Beckett est aussi un ami attentif, soutenant les travaux des uns et des autres, ce qui ne l'empêche pas à plusieurs reprises de noter sa misanthropie : « mon aversion pour les êtres humains se durcit à chaque sortie. » Les relations avec sa mère sont en partie à l'origine de sa difficulté à vivre et il sait que, pour pouvoir écrire, il lui faut fuir l'« odeur de marécage » du pays natal ; son voyage en Allemagne (octobre 1936-avril 1937), où il a visité de nombreux musées, est de ce point de vue un échec : il était entrepris pour sortir de son « marasme intellectuel » et non pour « aller quelque part » ; en outre, il a fort bien vu ce qu'y était la persécution des juifs. Au cours des années, divers projets professionnels, aussi vite abandonnés qu'ils étaient nés, se succèdent pour lui permettre d'être ailleurs qu'en Irlande ; il écrit à Eisenstein pour suivre ses cours de cinéma à Moscou et, ainsi, pouvoir « exprimer [son] exécration sur un autre plan » ; il pense solliciter un poste de lecteur d'italien au Cap, mais aussi un poste d'assistant à la National Gallery de Londres, notant qu'il est « tout juste capable de distinguer un Uccello d'une scie à main ». Comme une note le rappelle, il s'agit là d'une allusion à Hamlet qui affirme distinguer un faucon d'une scie à main (Hamlet, II, ), Uccello signifiant "oiseau" en italien.

   Cette allusion littéraire n'est pas la seule et c'est bien la littérature qui occupe constamment Beckett, même si, à de nombreuses reprises, il affirme le contraire ; quand il annonce qu'il souhaite apprendre à piloter un avion, c'est, écrit-il, que « Je n'ai pas envie de passer le reste de ma vie à écrire des livres que personne ne lira. Ce n'est pas comme si j'avais envie de les écrire. » Pourtant, « l'issue littéraire » est la seule possible, la psychothérapie suivie à Londres en 1934 n'ayant pas changé grand chose à ses troubles (kystes, douleurs intestinales, furoncles « entre vent et eau » selon son expression). Son étude sur Proust avait été bien accueillie, ses nouvelles et ses poèmes — les premiers en français en 1931 — beaucoup moins. Il écrit en 1931 à propos d'un de ses textes, « ça pue le Joyce malgré mes efforts les plus sérieux pour le doter de mes propres odeurs », tout en soulignant que c'est cette écriture, celle de Joyce, qui l'intéresse. Tout son effort consiste donc à trouver ses "propres odeurs", c'est-à-dire à ne plus suivre la « vieille route puante abandonnée depuis longtemps par la musique et la peinture », en particulier à laisser de côté l'anglais "soigné". Cet effort est lisible dans les poèmes joints aux lettres, ce qui n'empêche pas Beckett de connaître des moments de doute ; il ne parvient pas à terminer Murphy, dont il écrit en 1935 : « C'est assez mauvais et je ne m'y intéresse pas » et, plus tard, au moment de reprendre le manuscrit, « il est difficile d'écrire quand on est dans un état consternant d'uniformité, de vide, d'apathie, de stupidité, de pusillanimité ». Il achève cependant fin juin 1936 le roman, qui ne sera publié qu'en 1938 après le refus de plusieurs éditeurs (« le principal est que le livre SORTE », écrivait-il à son agent). L'un demandait que le livre soit réduit d'un tiers, ce qui déclencha la colère de Beckett et une auto dérision réjouissante : il proposa de vendre sa prochaine œuvre dans les pharmacies Boots, en donnant « avec chaque exemplaire un échantillon gratuit de quelque laxatif pour promouvoir les ventes. Les Bouquins Beckett pour vos Boyaux. Jésus in péto [etc.]».

  

   Si Beckett voulait que Murphy soit imprimé, c'est bien parce que l'influence de Joyce s'y était atténuée et qu'il commençait à « parvenir à ces choses (ou ce rien) qui se cach[ait] derrière » son langage. C'est peut-être le plus passionnant à suivre dans ces lettres, la lente venue d'une voix singulière, née d'un travail obstiné, sans illusion sur le fait qu'il faut sans cesse recommencer. Cela, les biographies de Beckett, pour passionnantes qu'elles soient, ne le restituent pas.

 

Samuel Beckett, Lettres, I, 1929-1940, édition préparée par M. Fehsenfeld, L. Overbeck, G. Craig, D. Gunn, traduit de l'anglais par André Topia, Gallimard, 2014,  p., 55 €.

Recension parue dans Sitaudis le 3 juin 2014.

 

 

 

 

 

09/06/2014

Samuel Beckett, Lettres, I, 1929-1940

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[à propos de son roman Murphy, qui sera publié en anglais en 1938]

 

[l'éditeur] m'exhorte à faire l'ablation de 33.3 %, fraction éternellement périodique, de mon œuvre. J'ai eu l'idée d'un meilleur plan. Prendre tous les 500es mots, ponctuer soigneusement et publier un poème en prose dans le Paris Daily Mail. Puis publier le reste en édition séparée et privée [...] comme les délires d'un schizoïde, ou en feuilleton, dans le Zeitschrift für Kitsch. Ma prochaine œuvre sera sur du papier de riz enroulé autour d'une bobine, avec une ligne perforée tous les quinze centimètres et en vente chez Boots. La longueur de chaque chapitre sera soigneusement calculée pour laisser libre mouvement à l'utilisateur moyen. Et avec chaque exemplaire un échantillon gratuit de quelque laxatif pour promouvoir les ventes. Les Bouquins Beckett pour vos Boyaux, Jésus in péto. Vendu en papier impérissable. Des rouleaux en duvet de chardon. Tous les bords désinfectés. 1000 occasions de s'essuyer en rigolant un bon coup. Également en braille pour le prurit anal. Tout en Sturm et pas de Drang.

   J'ai répondu, chère *agente provocatrice*, que je ne laisserai pas toucher à la section intitulée Amoe Intellectualis, etc., ni àThema Coeli, ni à l'Affense Endon, ni aux dernières volontés et fondement, mais que pour tout ce qui concernait le reste, j'enlèverais volontiers tous les liens et supports, larmiers, clés de voûte, pierres angulaires, arcs-boutants, et, avec un plaisir particulier, l'ensemble des fondations, et accepterais la pleine et entière responsabilité du détritus qui s'ensuivrait. On s'en remettrait aux chouettes, chats, renards et crapauds de la critique universitaire pour compléter le tableau, tableau romantique.

 

Samuel Beckett, "Lettre à Mary Manning Howe, 14/11/36", dans Lettres, I, 1929-1940, édition établie par G. Craig, M. Dow Fesenfeld, D. Gunn et L. More Overbeck, traduit par André Topia, Gallimard, 2014, p. 444.

08/06/2014

Bashô, Le faucon impatient

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Lune du petit matin

et fleurs du cerisier tardif

sont en accord parfait

 

À peine les poules

ont-elles gagné le juchoir

lune du crépuscule

 

De jours importants

il en est deux dans l'année

cloche du soir

 

Ah la nuit d'été

déjà s'éclaire et se gâte

la collation froide

 

Du printemps peu à peu

complètent la figure

lune et prunier

 

Ah le rossignol

de l'autre côté du saule

devant le fourré

 

Bashô, Le faucon impatient, traduit du

japonais par René Sieffert, POF, 1994,

p. 19, 51, 57, 65, 87, 95

07/06/2014

Raymond Queneau, Fendre les flots

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           L'ouïe fine

 

Les poissons parlent quel charivari

on ouvre les ouïes pour entendre

leurs discours océaniens

on n'entend rien

il faut avoir l'oreille maritime

pour percevoir ce que ces vertébrés expriment

sinon l'on n'entend rien

que le cri des mouettes

la sirène d'un navire le ressac

et les galets roulés

 

                  L'air de la mer

 

Quel être jette ainsi son haleine fétide

on croyait respirer voilà que cette odeur

s'enfle emplissant l'azur de son gaz homicide

répandant en tout lieu son immense puanteur

 

Quel monde peut ainsi congestionner les plaines

sur la terre et dans l'eau déversant son venin

éteignoir des parfums massacrant la verveine

la rose l'origan l'encens et le benjoin

 

Lorsque l'on aperçoit ces ombres méphitiques

qui viennent menacer l'air pur atmosphérique

que faire sinon fuir vers les larges lointains

 

et marcher d'un bon pas vers les rives humides

où les sels bienfaiteurs d'abord un peu timides

finissent par briser le monde du purin

 

Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard, 1969,

p. 49, 94.

06/06/2014

Raymond Queneau, Battre la campagne

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Le rat des villes et les rats des champs

 

Un rat des villes

s'en vint aux champs

se mettre au vert

chez ses parents

de pauvres petits paysans

ils entassaient pour leur vieil âge

des grammes et des grammes de gruyère

qu'un gros matou du voisinage

venait dévorer voracement

et les pauvres petits paysans

accumulant accumulant

ne faisaient que nourrir ce vilain personnage

et il ne leur resterait rien pour leur vieil âge

le rat des villes s'étonnait

de ce curieux système de sécurité

socialo

puis il se fit une raison

mangea lui aussi du gruyère

et passa d'agréables vacances

dans un joli coin de la douce France

du côté de la frontière suisse

 

 

             Aller en ville un jour de pluie

 

On piétine la boue

en attendant l e car

le car est en retard

la colère qui bout

 

enfin voici le car

il fait gicler la boue

on voyage debout

le car est en retard

 

ça sent le drap mouillé

la sueur qui s'évapore

sur les vitres la buée

Ce moyen de transport

 

nous amène à la ville

on s'y fait insulter

des agents pas civils

nous y mépriseraient

 

si farauds du terroir

on leur un peu matchait

sur leurs vastes panards

en allant au marché

 

les garçons de café

nous servent peu aimables

ils n'ont pas de respect

pour la terre labourable

 

la journée est finie

on rentre par le car

la boue toujours jaillit

pressée par les chauffards

 

voici notre village

voici notre maison

il pleut il pleut bergère

rentre tes bleus moutons

 

Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard, 1967, p. 62,

 

05/06/2014

Raymond Queneau, Courir les rues

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                                  Traduit du latin

 

Il avaitdu bois de chêne et trois lames de bronze autour du cœur

celui qui le premier osa mettre un pied devant l'autre

traverser la chaussée de l'avenue de l'Opéra vers six heures

affrontant les milliers de ouatures se frottant mutuellement le râble

et se glissant entre rostres d'acier et leurs abdomens de métal

pour aller d'un trottoir relativement abrité vers un jumeau incertain

cependant que le tonnerre des impatients retentit jusqu'aux étages

                                                                                  [supérieurs

emportant avec lui les fumées tétraplombées des pots expectorateurs

il avait du bois de chêne et trois lames, autour du cœur, de bronze

celui qui le premier osa traverser une rue sur le coup de dix-huit   

                                                                                    [heures onze

 

                                   Une révolution culturelle

 

Les restaurants chinois se multiplient

d'une croissance exponentielle

pas de doute le péril

jaune en gastronomie

le tigre de papier et le nid d'hirondelle

détrônent le steak sur le gril

 

                                        Encore le péril jaune

 

Dans le bus des touri-

tes chi-

nois ri-

ent avec autant de vulgari-

que des Français

 

 

Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard, 1967, p. 179, 137, 142.

04/06/2014

Daniel Pozner, /D'un éclair/ : recension

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   Dans son précédent livre, Trois mots (Le Bleu du Ciel, 2013), Daniel Pozner suivait une contrainte rigoureuse : chaque vers des 69 poèmes ne comprenait que trois mots, le premier vers de la première strophe devenant le second vers de la suivante, et cela jusqu'à la fin ;  la contrainte ne lassait pas, des fragments de citations étant introduits, plus ou moins reconnaissables : des paroles de chansons, un vers d'Apollinaire, etc., et bien lisible les premiers mots de Du côté de chez Swann. Pourquoi ce retour sur Trois mots  ? Parce que /d'un éclair/ est construit à partir d'un extrait de Proust donné en exergue avec la référence (« Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus peut-être (...] », Marcel Proust, Le Temps retrouvé), précisément le poème reprend les mots du passage — passage qui se poursuit ainsi : « ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux »(1).

   Le poème alterne les parties en prose et en vers. Les premières amorcent ce qui est proposé dans les secondes, avec des décalages. Par exemple, l'annonce d'un récit dans la première séquence en prose se poursuit par le rappel des trois règles du théâtre classique (temps, lieu, action), mais l'unité « se défaisait[...] en petits morceaux »  et de manière triviale, avec  « la boue sur les bottes » (allusion au conte ?).  Dans les poèmes, la tentative du récit est rompue par le fait que les mots sont incomplets, aisément identifiables quand il s'agit d'éléments de la citation  : « Rien qu'un mo / Beaucoup plus / beaucoup plus / ce qu'au mo » (p. 8), beaucoup moins quand ils n'en font pas partie, mais ces mots réapparaissent, alors entiers (ou presque !) dans d'autres poèmes. Le poème s'élabore de manière analogue à la recherche proustienne et, dans les séquences en prose, les références au lent travail de remise en ordre des mots sont abondants. Il s'agit de « ramasser les miettes », on a affaire avec une « page à trous », un « morceau d'une chose brisée », un « fragment », des « traces », un « palimpseste », et le narrateur avoue : « J'avale mes mots », « je (...) biffe ». Peut-on retrouver une unité ?

    L'unité réside dans le forme : les séquences versifiées sont toutes des sonnets. Ils sont tous rimés, mais la rime n'est pas toujours constituée par un mot entier (voir l'exemple ci-dessus) ; les vers comptent le même nombre de syllabes, mais l'un d'entre eux a une syllabe de plus ou de moins : premier sonnet en vers de 3 syllabes, sauf le dernier, 4 ; deuxième sonnet en vers de 6 syllabes, sauf le onzième, 7 ; troisième sonnet en vers de 4 syllabes, sauf le sixième, 3... Cela est encore observable pour le cinquième sonnet, mais les sonnets 4, 6 et 7 sont hétérométriques... Quant aux huitième et neuvième, ils reprennent deux vers "classiques", respectivement l'octosyllabe et l'alexandrin, et le dernier intègre des mots empruntés à la suite de l'exergue (« Rien qu'un mo du passé ? Beaucoup plus : quelque chose / beaucoup plus essentiel de ma vie, la réa /...».

    Simple jeu avec un fragment ? Certes non. D'abord, comme le suggère le derrnier poème, c'est par le travail de l'imagination que se révèle la beauté de la réalité, celle de la langue ; ensuite, l'ensemble enseigne que tout s'écrit avec ce qui est déjà écrit (le lecteur repérera d'ailleurs des allusions à la chanson, à Verlaine,...). Vieille leçon sans doute, mais celle-ci encore : que le poème dans son bel ordre — sonnet en alexandrins rimés — est analogue à « la queue de la comète » dont on sait qu'elle est en partie constituée de poussières.

 

Daniel Pozner, /D'un éclair/, Passage d'encres, 2014, 44 p, 5 €.

——————————————

1. Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Pléiade, tome IV, 1989, p. 450.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

03/06/2014

Octavio Paz, Arbre au-dedans

Octavio Paz, Arbre au-dedans, Tapies, feuille, mur, signe, écriture,christ, temps

Dix lignes pour Antonio Tàpies

 

Sur les surfaces urbaines,

les feuilles effeuillées des jours,

sur les murs écorchés, tu traces

des signes charbons, nombres en flammes.

Écriture indélébile de l'incendie,

ses testaments et ses prophéties

désormais devenus splendeurs taciturnes.

Incarnations, désincarnations :

ta peinture est le suaire de Véronique

de ce Christ sans visage qu'est le Temps.

 

Octavio Paz, Arbre au-dedans, traduction F. Magne

et J-C. Masson, revue par J.-C. Masson, dans

Œuvres, Pléiade, Gallimard, 208, p. 558-559.

 

02/06/2014

Paul Nougé, Fragments

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Entendre encore

le son de tes pas

    sur la pierre

 

Pourquoi m'as-tu

       reconnu ?

La nuit tombait.

 

Ton rire brisé

    la vague

qui retombe

 

Et en fin de compte

   les lèvres sèches

     nous sommes

        tombés là

     dans le sable

     (si l'on veut)

       exténués

 

Je ne dis

que ce que

  tu penses

 

J'attendais

ton image

dans le miroir

   d'en face

 

     Viens

même si tout est

      perdu

 

Paul Nougé, Fragments,

éditons Labor, 1983, p. 20-23.

 

01/06/2014

Takuboku (1885-1912), Ceux que l'on oublie difficilement

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J'ai compté les années d'espérance

et je fixe mes doigts

je suis fatigué du voyage

 

Il m'a donné la nourriture

et je me suis retourné contre lui

que ma vie est lamentable

 

Le soir au moment de se séparer

à la fenêtre du wagon j'ai bâillé

de tout cela je n'ai plus que regrets

 

Calmement sur une large avenue

une nuit en automne

respirer l'odeur du maïs que l'on grille

 

Tellement amaigri

ton corps ne semble plus

qu'un bloc de révolte

 

Combien triste l'instant

où l'on se dit lassé de ce monde paisible

où rien n'arrive

 

Elle attendait de me voir ivre

pour alors chuchoter

diverses choses tristes

 

Dans un vieux carnet rouge

restent écrits

le lieu et l'heure de notre rencontre

 

Takuboku, Ceux que l'on oublie difficilement,

traduit du japonais par Alain Gouvret,

Yasuko Kodaka et Gérard Pfister, Arfuyen,

1989, p. 8, 12, 17, 19, 22, 26, 39, 44.

31/05/2014

André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre

André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre, perte, mots, carnet, distance, temps

                         Je suis sur les traces d'un autre

 

 

                                       je suis sur les traces d'un autre

 

là, je ne me serais pas risqué si un autre — inattendu — ne s'était pas résolu à prendre les devants.     tout cela demeuré, sinon, perdu ou fermé.

 

 la perte même aujourd'hui de ce qui est perdu — mots à la hâte griffonnés debout illisibles, ou carnets eux-mêmes plus d'une fois perdus ou manquants — la perte même de ce qui est perdu m'apparaît aujourd'hui insignifiante.     mesure pour moi d'une distance, hauteur, ou détachement — cela revient au même, et termes synonymes — prise, qui rend, lorsque je m'en avise, les choses plus respirables.     et cette transcription lorsqu'à mon tour, et rapidement, je m'y serai résolu, apport de ce manque — manque sans regret — respirable.

 

perte de ce qui est perdu apparue insignifiante.

 

et voilà, sur ses blancs, pour autrui — et l'œil d'un autre que moi-même je puis être — le temps sur ses fractures à nouveau homogène, comme aisé.

 

[...]

André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre, dans Europe, "André du Bouchet", juin-juillet 2011, p. 61.

30/05/2014

Norge, La Langue verte (charabias et verdures)

 

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        Zoziaux

 

Amez bin li tortorelle,

Ce sont di zoziaux

Qui rocoulent por l'orelle

Di ronrons si biaux.

 

Tout zouliq de la purnelle,

Ce sont di zoziaux

Amoreux du bec, de l'aile,

Du flanc, du mousiau.

 

Rouketou, rouketoukou

Tourtourou torelle

Amez bin li roucoulou

De la tortorelle

 

On dirou quand on l'ascoute

Au soulel d'aoûte

Que le bonhor, que l'amor

Vont dorer tozor.

 

Norge, La Langue verte (charabias et

verdures), Gallimard, 1954, p. 53-54.

29/05/2014

Bertolt Brecht, Du pauvre B. B.

 

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Du pauvre B. B.

 

III

Je suis gentil avec les gens. Je fais ce qu'ils font,

Je porte un chapeau melon. Je dis :

« Ce sont des animaux à l'odeur tout à fait spéciale. »

Et je dis : « Ça ne fait rien, j'en suis un, moi aussi. »

 

V

Le soir je réunis chez moi quelques hommes,

Nous nous adressons les uns aux autres en nous donnant

du "gentleman". Les pieds sur ma table ils disent : « Pour nous

Les choses vont aller mieux. » Et jamais je ne demande : « Quand ? »

 

VI

Vers le matin, dans le petit jour gris les sapins pissent

Et leur vermine, les oiseaux, commence à crier.

C'est l'heure où moi, en ville, je vide mon verre, jette

Mon mégot et m'endors, inquiet.

 

VIII

De ces villes restera : celui qui les traversait, le vent !

Sa maison réjouit le mangeur : il la vide. Nous sommes,

Nous le savons, des gens de passage

Et ce qui nous suivra : rien qui vaille qu'on le nomme.

 

Bertolt Brecht,  Du pauvre B. B., traduction Maurice Regnaut,

dans Europe, "Bertolt Brecht", août-septembre 2000, p. 8-9.

 

28/05/2014

Mina Loy (1882-1966), Velours mousseline, traduction Olivier Apert

Mina Loy, Velours mousseline, traduction Olivier Apert, pauvreté, vieillesse, ride, miroir

    Velours mousseline

 

Elle est froissée

 

Ses traits

au bord du cri

injure du temps

 

fuient la mort de partout

maintenus tant bien que mal par un filet de rides.

 

La place des seins disparus

est signalée par une épingle à nourrice.

 

Raide,

elle s'appuie contre la pierre angulaire

d'un grand magasin.

 

Seul mannequin à présenter

sa dernière création,

 

le patron original

de la misère.

 

Vêtue de lambeaux d'autrefois

qui ne suffiraient pas à un squelette.

 

Festonnée par l'éclat inattendu

d'un coton fleuri

la moitié de sa jupe noire

luit comme un miroir maculé

et réfléchit le caniveau —

un mètre de velours mousseline.

 

                      *

 

     Chiffon Velours

 

She is sere.

 

Her features,

verging on a shriek

reviling age,

 

flee from death in odd directions

somehow retained by a a web of wrinkles.

 

The site of vanished breasts

is marked by a safety pin.

 

Rigid,

a rest against the comestone

of a department store.

 

Hers alone to model

the last creation,

 

original design

of destitution.

 

Clothed in memorial scraps

skimpy even for a skeleton.

 

Trimmed with one sudden burst

of flowery cotton

half her black skirt

glows as a soiled mirror

reflects the gutter —

a yard of chiffon velours.

 

Mina Loy, Choix de poèmes, traduits

par Olivier Apert, dans Les Carnets d'eucharis,

2014, n°2, p. 132.

Commande : 17 €, à

Nathalie Riera, L'Olivier d'Argens,

Chemin de l'Iscle, BP 44

83520 Roquebrune-sur-Argens

 

27/05/2014

Klaus Merz, Après Homère

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Après Homère

 

Dans la chambre ronronne

le chat. Dehors

un chien qui erre.

 

À la fenêtre

une femme, elle attend.

Et personne pour l'écrire.

 

Dernière volonté

 

Il lui faudrait un Dieu

pour dire merci,

nous confia le vieillard.

 

Quant aux douleurs et doléances,

il s'en tirait plus ou moins

seul.

 

Spectacle

 

Le froid s'ajoute

au silence. L'heure bleue

fait son entrée.

 

Nous pressons le front

contre la vitre et

applaudissons tout bas.

 

 

Nach Homer

 

Im Zimmer schnurrt

die Katze. Draussen

ein streunender Hund

 

Am Fenster steht

eine Frau, sie wartet.

Und keiner schreibt's auf.

 

Letzter Wunsch

 

Lieb wär'ihm ein Gott,

um zu danken, gestand

uns der Alte.

 

Mit Schmerz und Klage

komme er eher

allein zurecht.

 

Schauspiel

 

Kälte paart sich

mit Stille. Die blaue

Stunde zieht ein.

 

Wir drücken die Stirn

ans Fensterglas und

spenden leise Applaus.

 

Klaus Merz, Après Homère, traduction

Marion Graf, dans La revue de belles-lettres,

2013-2, p. 20-21, 26-27, 28-29.