14/03/2015
Marie Cosnay, Le Fils de Judith : recension
Marie Cosnay 2009 ; photographiée par Michel Durigneux
Autour du double et de la métamorphose
Dans la dizaine de livres que Marie Cosnay a publiés, on retrouve quelques motifs communs, notamment ceux du double et de la métamorphose, le retour également de tout l’appareil du théâtre, et ils sont bien présents dans Le Fils de Judith. L’intrigue semble d’abord linéaire, le but du principal narrateur, Helen, bien défini : il s’agit pour la jeune femme d’enquêter pour retrouver les traces d’un homme, mais la quête devient un voyage dans un labyrinthe et révèle tout autre chose que ce qui était attendu.
Helen pense être la fille du vieillard, Quentin Wilner B., qui l’a chargée de sa tâche, et elle est persuadée partir à Hambourg pour reconstituer le parcours d’Eugen, qui serait son frère et qui, de retour à la maison natale en Espagne, s’est tué d’une balle dans la bouche. Elle rencontre deux femmes qui auraient été des amours d’Eugen ; l’une d’elles, Isole, a accompagné ce frère, en 1968, à travers une partie de l’Europe jusqu’en Tchécoslovaquie, précisément jusqu’à Lidice. On sait que ce village avait été entièrement rasé par les nazis et le couple s’y trouve un peu après l’écrasement du Printemps de Prague par les Soviétiques. Retour à Hambourg où Eugen abandonne Isole pour Moscou où, mathématicien génial, il travaille sur la théorie...des probabilités. Isole fait d’Helen son double en lui attribuant son propre prénom. Isole a un autre double en la personne de Magdalena, l’autre amour d’Eugen, qui affirme à Helen être sa mère et qu’Eugen n’est pas son frère mais son père. Qu’est-ce qui est "vrai" ? Helen revient auprès du vieillard, qui meurt rapidement ; la tombe d’Eugen est ouverte et, auprès de ses restes, elle découvre un squelette d’enfant : celui du bébé abandonné par Magdalena ? Comment alors ne pas penser « Je ne suis née nulle part et surtout de personne, d’aucune histoire singulière ».
Le lecteur resterait perplexe si la seule intrigue l’avait retenu, mais il se souvient que, dans la mythologie grecque, Hélène avait une sœur jumelle (Clytemnestre), et d’autres éléments du récit évoquent ce motif du double. Isole et Magdalena sont en tout opposées, figures d’Iseut et de [Marie] Madeleine, chacune d’elles double ; Eugen, en dehors de ses travaux de mathématiques, écrit, ce que Quentin Wilner B. entendait faire sans y avoir jamais réussi, et Helen tire du fond d’une malle un manuscrit, Le Livre de Judith — double de celui que l’on est en train de lire ? Le prénom de la mère d’Eugen est double par nature puisque c’est un palindrome, Hannah, alors que ceux de plusieurs personnages sont, au regard de l’onomastique française, incomplets : (Helen(e), Isol(d)e, Eugen(e). Eugen s’est tiré une balle dans la bouche et Quentin devenu monstre marin avale Helen (« je tombe dans la bouche de Quentin W. B. »), qui est ensuite « crachée sur une plage ». Et sur la scène du théâtre se rejouent les violences de l’Histoire...
La métamorphose du vieillard en poisson est rêvée, mais elle en annonce d’autres, en particulier celle d’Helen qui s’aperçoit que sa voix change et devient masculine, avant de sentir son corps devenir autre – « C’est une sorte d’extase que d’avoir à l’intérieur, possession et prodige, un corps doublé ». Le rêve lui-même est peut-être celui d’un narrateur qui a noté l’histoire d’Helen : on reconnaît en effet dans le début du récit une porte cochère qui ouvre sur d’autres mondes si l’on parvient à l’ouvrir, et c’est la même qui débutait Des Métamorphoses, le précédent livre de Marie Cosnay. Quand Le fils de Judith s’achève, « un jeune homme regarde, assis sur le trottoir, une jeune fille (...) » : l’un et l’autre étaient déjà là à l’ouverture du récit, qui peut donc recommencer.
L’Histoire est présente, on l’a vu, et il faut préciser que Quentin Wilner B. et son épouse ont fui l’Allemagne en 1938, le nom de jeune fille d’Hannah étant Heimann. Ce fond, avec d’inquiétantes lueurs d’incendie, met en valeur l’étonnant jeu entre réel et imaginaire qu’est Le Fils de Judith .
Marie Cosnay, Le Fils de Judith, Cheyne, 2014, 96 p., 16 €.
La recension a paru dans Sitaudis le 5 mars 2015.
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07/01/2013
Aurélie Loiseleur, Gens de peine (à paraître aux éditions NOUS)
Tailleurs de noms
I.
Gens courants
sont tout chose
Gens connus
pour obéir augmentent l’obscurité en se multipliant
Gens fameux
pour s’effacer se voient oubliés sans appel
Gens brillants
rêvent d’être élus réputés aussi célèbres que Soleil
éteints jamais ne seront renommés
II.
Jean statue
« autrui me dénomme tu aussi je tais mon nom qui suis je
on me pronomme on
je proteste « j’ai quelqu’un »
acte échoué
on me dénonce comme personne
je pense que je pense que je pense que je pense que je
suis qui suis-je
je me suis surpensé aujourd’hui
je somme « existez-moi »
rien à faire
je suis compris dans la masse
d’on tous
(oh que mon on
me plombe / aucune ombre
n’est plus lourde à porter) »
III.
Gens de peu portent devant eux le beau nom ombreux
allons qu’on se prosterne à la queue
font courir la rumeur
« c’est Jean-Luc Delarue animateur » excite
les molécules du Grand Public fabrique
des visages à base de regards
Gens se battent contre les anonymaux histoire
de
à la fin certains ont du nom éclatant en Pays de Gloire
la dit-on mort leur profite
à moins de porter le coup fatal
Noms sont insignifiants
IV.
Madame Magloire se produit au Théâtre de l’Éphémère
Gens sans pitié se taillent un nom au jugé
dans la masse musculeuse
aspirent à n’être
que noms (corps seconds costumes ami-
donnés) les gênent aux entournures
de la condition
majesticulent à se démettre (tant
ce sont des on) Gens reculés
pour être distingués coûte
que coûte se masculent
laissent traîner leurs fils font sauter
les coutures
membres les dé-
mangent à la naissance
du nom se défont
Aurélie Loiseleur, inédit, à paraître dans Gens de peine,
aux éditions NOUS en 2014.
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