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01/08/2024

Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis

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              Mémoire

 

mémoire : née tardivement

corps continus   êtres réels et infinis

 

loin de l’instant désignés par la souffrance

 

du souvenir qui ne veut pas que j’oublie

du souvenir qui n’oublie pas ce que je veux

 

mémoire entretissée de nuits

 

le temps se reforme autour d’une voix

les surfaces sans nom     et le sans nom s’apparient

l’espace s’agrège enfin, se duplique

 

Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis,

Gallimard, 1991, p. 54.

01/07/2022

Jacques Dupin, De nul lieu et du Japon, dans L'Esclandre

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Tendre est la sonorité

de la flèche décochée dans l’eau

 

concentration de la folie

parmi l’espace froissé

 

une ombre voyelle se loge

sous la corde qui se tned

 

une théâtre d’ exactitude

écarte les plis de l’eau

 

Jacques Dupin, De nul lieu et du

Japon, dans L’Esclandre, introduction

Dominique Viart, P.O.L, 2022,

p.197

23/11/2021

Pierre Chappuis, La nuit moins profonde

                        

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                                Une photographie

 

   Retour sur image, celle, panoramique, accrochée au mur depuis bien des années, à l’écart.

 

   La mer, basse, a laissé le fond de l’anse à nu. Partout une lumière égale, riante, plane. Bonheur ! Il n’est que de céder, insoucieux, au sentiment d’immensité sans rencontrer d’autre obstacle que, moindre éminence, celui de l’îlot voisin vers lequel tu t’avances dans la tiédeur d’une fin d’après-midi de juillet, minuscule tache rouge et blanche (jupe et corsage) à quoi un œil non averti ne prêterait aucune attention.

 

   Tu ne te retourneras pas. Le temps, inexorablement, est au beau fixe.

 

Pierre Chappuis, L’espace que rien ne borne, dans La nuit moins profonde, éditions Empreintes, 2021, p. 73.

05/07/2020

Jean Tardieu, Obscurité du jour

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Tandis que la notation des sons musicaux (pour ne parler que de l’Occident) naissait puis se précisait comme écriture particulière, lue par des yeux qui ont des oreilles, ce qui s’écoute était aussi « regardé » par les peintres.

 

Je pense à Sofonisba Anguissola, à Vermeer, aux Caravagesques, à Renoir, à tant d’autres. Leurs personnages sont là, ouvrant la bouche pour chanter, les doigts posés sur un luth, sur le clavier d’une épinette ou d’un piano, mais on dirait qu’ils se sont arrêtés au seuil d’un monde interdit.

 

(Il est vrai que l’instant du peintre, coup de couteau dans le fruit ouvert sous nos yeux, saisit et bloque la durée. Et il est vrai aussi qu’à l’inverse, la musique, enchaînée par son propre sortilège, n’est jamais qu’un souvenir perpétuel, puisqu’elle ne peut passer et « se passer » que dans le monde de la disparition, même si elle cherche, comme souvent aujourd’hui, à dresser dans l’espace immédiat une série de constructions verticales et ponctuelles.)

 

 Jean Tardieu, Obscurité du jour, Les Sentiers de la création / Skira, 1974, p. 77-78.

21/03/2020

Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle

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Deux poèmes pour Ossip Mandelstam

 

                           I

 

Personne ne nous a rien ôté —

Elle m’est douce, notre séparation !

Je vous embrasse, sans compter

Les kilomètres qui nous espacent.

 

Je sais : notre art est différant.

Comme jamais ma voix rend un son doux.

Jeune Derjavine (1), que peut vous faire

Mon vers brutal et ses à-coups !

 

Pour un terrible vol je vous

Baptise : envole-toi donc, jeune aigle ;

Tu fixes le soleil, l’œil ouvert, —

Est-ce mon regard trop jeune qui t’aveugle ?

 

Plus tendrement et sans retour

Nul regard n’a suivi votre trace.

Je vous embrasse, — sans compter

Les kilomètres qui nous espacent.

 

                                    12 février 1916

 

Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle, suivi de Tentative de

Jalousie, traduction Pierre Léon et Ève Malleret,

Poésie/Gallimard, 1999, p. 96.

 

 

 

  1. Gabriel Derjavine (1743-1816), poète officiel du règne de Catherine II.

09/11/2019

Maurice Blanchot, Le pas au-delà

           Maurice Blanchot, Le pas au-delà, solitude, espace     

Seul à nouveau, offert au multiple, dans la pluralité de l’angoisse, au-dehors de lui-même, faisant signe sans appel, l’un dissuadé pour l’autre. La solitude, c’est évidemment l’espace sans lieu, lorsque présence se nomme non-présence, où rien n’est un — défi sans défiance à l’unique. La solitude me cache à la solitude, parfois.

Seul à nouveau, défi à l’unique, l’un perdu pour l’autre.

 

Maurice Blanchot, Le pas au-delà, Gallimard, 1973, p. 94.

05/11/2018

Frédérique Germanaud, Intérieur nuit

Frédérique Germanaud.jpg

L’aiguille de la pendule gonfle l’espace ou le rétrécit

Le début du jour manque

De précision

 

J’attends

Le changement de rythme

Le premier chant d’oiseau

La première ombre

 

À l’heure prévue rien ne se passe

 

J’ai raclé la nuit jusqu’à ces mots mal écrits

 

Il faut savoir rompre

Éteindre la lampe

 

Lever le camp

Mettre la nuit

Dehors

 

À quoi se décide le jour

 

Frédérique Germanaud, Intérieur nuit, le phare du cousseix, 2018, p. 14.

26/06/2018

Sanda Voïca, Trajectoire détournée

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On vit en immortels,

On meurt en mortels.

 

L’urgence de ce qui m’a toujours accueillie :

mon propre lit

mon propre livre ;

Mais je

flotte

plane

vacille

erre

m’absente

de ces mots mêmes.

Comment réinventer les mots évidés ?

Chaque jour un peu plus vers

l’espace inédit, mien,

qui se crée et augmente,

autour du tronc de mon tulipier,

entre les branches qui s’en éloignent.

 

J’enveloppe

et m’éloigne du tronc

d’un savoureux arbre :

les guêpes en raffolent.

 

Sanda Voïca, Trajectoire déroutée, Lanskine, 2018, p. 55.

18/05/2018

Ether Tellermann, Éternité à coudre

 

       Tellermann.jpeg  

Et dormir où

chacun pèse

un jour je voulus

mesurer     le poids

d’un homme

l’invention de sa

        chair

disperser sa rumeur.

Fallait-il suivre

le nerf

jusqu’à la mémoire

où poussent

de vieux alphabets ?

Alors vint un

         espace à bâtir

un peu d’horizon

roule

      invente

      sa trace. 

 

Esther Tellermann, Éternité à coudre

éditions Unes, 2016, np.

02/10/2017

Guillevic, Relier

 

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Brabant

 

Voir l’étendue

Venir vers toi.

 

L’espace est plus

Que du volume

Qui veut s’ouvrir.

 

L’espace n’est pas

Quelque chose qui se donne.

 

Le souffle de l’étendue

S’appelle l’espace.

 

Tourne le dos à l’espace

Il te rattrapera.

 

Tout cela

Que tu ne caresseras

Que de l’œil.

 

Même si ce paysage

Ne veut pas de toi,

Plonges-y ton front.

 

De ce paysage

Ne se lèvera

Que ce que tu feras se lever.

 

Prends autrement

Ce que tu ne peux

Prendre dans tes mains.

 

Guillevic, Relier, Gallimard,

2007, p. 307-308.

 

 

 

 

04/03/2017

Jean-Christophe Bailly, La fin de l'hymne

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                                           La fin de l’hymne

 

[…] il en va des voix comme des lieux : la résonance n’est pas leur fort. Donner aux voix comme aux lieux la juste résonance, il se trouve que cela s’accorde en une seule question, lorsqu’il s’agit de créer des lieux tels que des voix puissent s’y faire entendre. Nous le voyons ici, très concrètement, un problème d’acoustique vient se greffer sur la parole envisagée dans son être le plus pur. À quoi bon parler si l’on n’est pas entendu ? Le seuil de tolérance au-delà duquel la parole est perdue est très vite atteint : aussi, dès que le nombre de personnes réunies par une situation de langage dépasse ce seuil, la parole doit perdre à la fois la spontanéité de l’échange et l’immédiateté de son élocution, elle doit organiser son espace. L’acoustique survient avec le politique, elle en est le signe. Comment se faire entendre ? Comment créer des lieux tels que la parole puisse être entendue par beaucoup ou par tous ?

 

Jean-Christophe Bailly, La fin de l’hymne, collection Titres, Christian Bourgois, 2015 (1991), p. 109-110.

06/11/2016

Jean-Pierre Chambon, Matières de coma

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Photo Denis Svartz

 

Dans la clôture du compact

 

Dans l’étroit séjour des pierres. Dans cette impossibilité du séjour dans la pierre. Prisonnier des rhombes, des cercles.

 

Sous le calice renversé du ciel.

 

À l’intérieur, dans les replis des cristaux, derrière les angles distordants. Il y a assez d’eau, ici, pour nager, assez d’air pour s’envoler. La nage et le vol dans le volume étouffant. Parmi la tempête moléculaire. Dans la vague et le vent.

 

Assez d’infime espace pour vivre, en abîme. Fantôme atomisé dans les ruines miniaturisées d’un château. Contemplant, en réduction, le monde et sur l’eau boueuse des douves, le reflet disloqué du donjon où se penche une ombre.

 

Matière de la nuit, forme solide et close dans laquelle nul œil ne peut s’introduire. De cette extrême solitude, de l’étreinte de ce cachot, la lumière un jour jaillira et brûlera tous les regards.

 

[…]

Jean-Pierre Chambon, Matières de coma, suivi de Bernard Noël, L’histoire mentale, Faï fioc, 2016, p. 105.

10/09/2016

Pascal Guignard, Sur le jadis

                                           Pascal_Quignard_Edilivre.jpeg

Chapitre LVI

 

   Le rêve est ce qui fait apparaître comme étant là des êtres absents, ou éloignés, ou disparus, ou morts. Ils sont là mais le « là » où ils séjournent n’est pas une dimaension spatiale (pour le vivant) ni temporelle (pour le mort). Le « il est là dans le rêve » renvoie à un là qui est avant le temps (comme il est l’est dans le rêve). Ce « là » du rêve précède chez les vivipares le « là » où projette la naissance atmosphérique. Le temps qui vient déchirer le « là » ne l’apporte pas. Il y a un « jadis » distinct de l’ontogenèse dt de la phylogenèse et de l’histoire. Si je le nomme jadis, c’est en sorte de bien le distinguer de tout passé.

 

Pascal Quignard, Sur le jadis, Folio/Gallimard, 2004, p. 157.

16/03/2015

Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955

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À Roger Van Gindertael

Paris, 14 avril 1950

 

Départ — pas un départ, tout au plus un faux recul... Il se peut que le départ soit une certaine inquiétude de l’esprit avec bien sûr un besoin immédiat de l’assouvir.

   La conscience du possible, l’inconscience de l’impossible et le rythme libre.

   Respirer, respirer, ne jamais penser au définitif sans l’éphémère.

   Sans néant graphique pas de vision directe.

   De la couleur sans couleur aux aguets...

   Comme cela, vertical sur le crâne.

   Alors, voilà du bleu, voilà du rouge, de vert à mille miettes broyés différemment et tout cela gagne le large, muet, bien muet.

   Un œil, éperon.

   On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir, semblable, différent.

   Un geste, un poids.

   Tout cela à combustion lente.

   Palette — c’est le timbre, le son, la voix.

   Le saut de la plate-forme, impossible à repérer, ça va trop vite, c’est peut-être pour cela précisément que c’est si lent.

   Niaiserie, une des sources les plus profondes à discrétion.

   Le large est à tout le monde, seulement chacun a des narines différentes pour en percevoir ce qu’il peut.

   Aller jusqu’au bout de soi... tour de passe-passe, acrobate et compagnie, la mort.

   N’évaluer jamais l’espace trop rapidement. Il y a des petites pommes de pin toutes ratatinées dont l’odeur nous donne une telle impression d’immensité que l’on se promène à Fontainebleau en étouffant dans cette forêt comme dans une mansarde à nains.

[...]

 

Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955, édition présentée et commentée par Germain Viatte, Le bruit du temps, 2014, p. 195.

22/10/2014

Norma Cole, Avis de faits et de méfaits, traduction Jean Daive

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Méfaits

 

1

Quatre oiseaux bruns

voltigent dans le faux

poivrier

 

conscient de

la brume moi et

dehors     quand

 

commence

le passé ?

 

2

La nuit

imaginer ne pas

 

résoudre cela puis

son propre lit surveillé

le second état

 

même l'espace ne

se répète

 

More facts

 

1

Four brown birds

fly up into the false

pepper tree

 

conscious of

mist myself and

outside—when

 

does the past

begin?

 

2

The night's

to imagine not

 

salve it then

home bed checks

second state

 

even space does

not repeat

 

Norma Cole, Avis de faits et de méfaits,

présenté et traduit par Jean Daive,

Corti, 2014, p. 100-103.