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05/06/2019

Jorge Luis Borges, Éloge de l'ombre

         

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                  Labyrinthe

 

De porte, nulle part, jamais. Tu es dedans

Et l'alcazar embrasse l'univers

Et il n'a point d'avers ni de revers.

Point de mur extérieur ni de centre secret.

N'espère pas que la rigueur de ton chemin

Qui obstinément bifurque sur un autre

Qui obstinément bifurque sur un autre

Puisse jamais finir. De fer est ton destin

Comme ton juge. N'attends point la charge

De cet homme taureau dont l'étrange

forme plurielle épouvante ces rêts

Tissés d'interminable pierre.

Il n'existe pas. N'attends rien. Pas même

Au cœur du crépuscule noir, la bête.

 

Jorge Luis Borges, Éloge de l'ombre, dans Œuvres complètes II,

traduction Jean Pierre Bernès et Nestor Ibarra,

Pléiade, Gallimard, 1999, p. 161.

07/12/2017

Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n'est à l'intérieur de rien

 

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                                                                   1er décembre 1984

 

Très cher Jean Dubuffet,

 

   On sort des labyrinthes par les labyrinthes : tout à l’heure j’ai passé un long moment chez Jeanne Bucher au milieu de vos Mires(1), ce qui m’a bien vivifié… Vos signaux d’aventure m’envoient toujours autant d’énergie. Animons la matière ! Voilà donc quatre mois que je n’étais sorti en ville, perdu moi aussi dans un labyrinthe : dans mon île des Buttes-Chaumont j’ai vécu cet été assez complètement coupé du monde… Et j’ai maintenant sur ma table 200 pages écrites, pas du tout comme un livre mais plutôt comme un trou menaçant où il me faut maintenant me pencher pour voir un peu. Ça s’adresse si peu à l’humanité que je crois que je vais appeler ça Le Discours aux animaux. Vous êtes le premier animal parlant à qui j’avoue ce sombre titre.

 

Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, L’Atelier contemporain, 2014, p. 109.

 

1. Exposition « Jean Dubuffet Mires » à la galerie Jeanne Bucher, du 15 octobre au 10 décembre 1984.

 

Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n'est à l'intérieur de rien

 

                                      novarina2.jpg

                                                          

                                                                   1er décembre 1984

 

Très cher Jean Dubuffet,

 

   On sort des labyrinthes par les labyrinthes : tout à l’heure j’ai passé un long moment chez Jeanne Bucher au milieu de vos Mires(1), ce qui m’a bien vivifié… Vos signaux d’aventure m’envoient toujours autant d’énergie. Animons la matière ! Voilà donc quatre mois que je n’étais sorti en ville, perdu moi aussi dans un labyrinthe : dans mon île des Buttes-Chaumont j’ai vécu cet été assez complètement coupé du monde… Et j’ai maintenant sur ma table 200 pages écrites, pas du tout comme un livre mais plutôt comme un trou menaçant où il me faut maintenant me pencher pour voir un peu. Ça s’adresse si peu à l’humanité que je crois que je vais appeler ça Le Discours aux animaux. Vous êtes le premier animal parlant à qui j’avoue ce sombre titre.

 

Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, L’Atelier contemporain, 2014, p. 109.

 

1. Exposition « Jean Dubuffet Mires » à la galerie Jeanne Bucher, du 15 octobre au 10 décembre 1984.

 

13/09/2017

Borges, Éloge de l'ombre

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               Labyrinthe

 

De porte, nulle part, jamais. Tu es dedans

Et l’alcazar embrasse l’univers

Et il n’a point d’avers et de revers,

Point de mur extérieur ni de centre secret.

N’espère pas que la rigueur de ton chemin

Qui obstinément bifurque sur un autre

Qui obstinément bifurque sur un autre

Puisse jamais finir. De fer est ton destin

Comme ton juge. N’attends point la charge

De cet homme-taureau dont l’étrange

Forme plurielle épouvante ces rêts

Tissés d’interminable pierre.

Il n’existe pas. N’attends rien. Pas même

Au cœur du crépuscule noir, la bête.

 

Borges, Éloge de l’ombre, traduction J.-P. Bernès

et N. Ibarra, dans Œuvres complètes, II, Pléiade /

Gallimard, 1999, p. 161.

01/09/2016

Paul de Roux, Poèmes des saisons

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En hommage à Paul de Roux, décédé dans la nuit du 27 au 28 août

 

D’où viens-tu, Été qui n’est plus là quand même

ce serait ta saison, et qui soudain nous effleures et nous gagnes ?

toi qui te vêts des plus lourds, des plus fastueux atours,

des feuilles les plus larges et des denses poussières, Été

à la trop courte nuit, renversant villes et campagnes

sous des ciels où s’effrite longuement la lumière, nuit

inventant des labyrinthes pour ses amants,

levant des futaies pour de blanches larmes de lune, et toi

oublié ou absent, soudain

faisant mentir le poids des jours, l’effluve

du tilleul chevauchant une imperceptible brise

serait ta résidence parmi nous ?

 

Paul de Roux, Poèmes des saisons, dessins de Gabrielle

de Roux, le temps qu’il fait, 1989, non paginé.

 

26/05/2015

Gérard Macé, Les balcons de Babel

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   Le théâtre est bien réel, au nord éloigné d’un jardin où l’on a réuni les espèces végétales les plus rares : Assuérus Auréa, Catinat, Alice et Céleste, Cordélia, Clématis, Orion, Sirius et Cassiopée, Opéra, Châtelet, Crépuscule, Mentor et Spectabilis sont les héroïnes en pleine terre de ce théâtre naturel. Un sophora rapporté par un voyageur désœuvré, un prunus qui fleurit en avril, un arbre mâle et centenaire sont avec la maison de Cuvier, les serres tropicales, le jardin d’hiver et le petit labyrinthe, le vivarium à main gauche de l’éléphant de mer, les autres stations de cette promenade pour dieux minuscules, qui croient serrer le monde dans un mouchoir comme ils tiennent un dictionnaire dans leur main ; ici, c’est le jardin des nominations sous le ciel, dont les constellations trois à trois sont des miroirs tournants, qui nous montrent tour à tour, mais jamais dans le même ordre, les empreintes de nos rêves : la tête le père le cheval                          le vent les bois le coq ébouriffé          la lune l’oreille le porc          le tonnerre l’œil le faisan          le lac la bouche la concubine          le fou le souffleur le pendu.

 

Gérard Macé, Les balcons de Babel, Le Chemin / Gallimard, 1977, p. 9-10.

 

25/03/2015

Jean-Claude Schneider, La Peinture et son Ombre

 

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L’épaisseur du réel, peintures de Nicolas de Staël

 

[...]

   D’autres peintures se vouent à l’expression de l’espace ou de la lumière ou des vibrations de couleurs, celle de Nicolas de Staël, d’emblée, veut dire l’épaisseur de la matière. Elle, matière, dont ma vue subit la brutalité lorsque l’obstrue ce chaos qui ne me parle pas encore. Masses opaques. Scellées. Ternes et mates. Où le densité croit avec la profondeur. Une infinité de gris. De murs. Pénétrant leur substance, j’habiterai ce mutisme, y décèlerai des assonances avec mes contradictions, mes apories, devinant qu’elles répètent les doutes, mes atermoiements. C’est cela qui affleure dans les toiles alors retenues par le peintre : un accord avec le monde dans lequel il se sent englué, et qu’au visage fermé des apparences répondent les traits illisibles de chorégraphies intérieures. Les titres énoncent l’âpreté de la tâche : la vie est dure, les portes n’ont pas de porte, contre le mur et l’horizon se brise l’élan des lames ; pour approcher le monde clos comme la prison de Piranèse qu’évoque une des toiles les chemins dénoncent leurs entraves. Tout : compact, confus, impénétrable. La lumière même est obstacle, l’air a pris corps. Les vides se comblent, non d’ajours, mais d’opacité. Il faut, pour traduire la nuit des fonds, saturer les tons les plus sombres, et qu’ils diffèrent à peine tant ils ont absorbé la moindre respiration, éteint toute vibration moins sourde. On n’irait pas, s’y enfonçant, traversant, vers le jour, mais vers plus de ténèbres encore. Graduée du plus dense au moins ténu, la pigmentation, de la teneur de l’ombre, énumère dans ces Compositions — ô la chimie des cémentations, la tectonique des intrications — la même abondance de textures, de chairs, que les natures mortes des primitifs hollandais. Les complexes charpentes qui étayent et tendent les peintures des années 47-49 morcellent et multiplient l’espace, y creusent un labyrinthe obscur et profond, citerne aux colonnes brisées ou voûtées, aux anfractuosités dérobées, enchevêtrées. C’est l’intérieur d’un corps.

[...]

 

Jean-Claude Schneider, La Peinture et son Ombre, "L’Atelier contemporain", éditions François-Marie Deyrolle, 2015, 208 p., p. 66-67.

13/12/2014

Jorge Luis Borges, Éloge de l'ombre

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                         Labyrinthe

 

De porte, nulle part, jamais. Tu es dedans

Et l'alcazar embrasse l'univers

Et il n'a point d'avers ni de revers.

Point de mur extérieur ni de centre secret.

N'espère pas que la rigueur de ton chemin

Qui obstinément bifurque sur un autre

Qui obstinément bifurque sur un autre

Puisse jamais finir. De fer est ton destin

Comme ton juge. N'attends point la charge

De cet homme taureau dont l'étrange

forme plurielle épouvante ces rêts

Tissés d'interminable pierre.

Il n'existe pas. N'attends rien. Pas même

Au cœur du crépuscule noir, la bête.

 

Jorge Luis Borges, Éloge de l'ombre, dans Œuvres complètes II,

traduction Jean Pierre Bernès et Nestor Ibarra,

Pléiade, Gallimard, 1999, p. 161.

 

13/09/2013

Giorgio Manganelli, Centurie (cent petits romans fleuves)

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                              Quatre vingt-six  

 

Il se demande souvent si la question du rapport à la sphère n'est pas, de par sa nature même, insoluble. La sphère n'est pas présente en permanence devant ses yeux, cependant, même lorsqu'elle s'éloigne, même lorsqu'elle se retire ou se cache, la sphère agit, et il croit comprendre que si le monde présente cette forme qu'on connaît, c'est précisément parce qu'il doit accueillir la sphère. Parfois, alors qu'il vient de se réveiller, dans la chambre plongée dans une semi-obscurité — le jour a déjà commencé pour tout le monde, et ce n'est pas ce qu'il aime se lever tard, mais en retard — la sphère se tient en équilibre au milieu de la chambre ; il l'examine avec attention car, telle une question, la sphère exige de l'attention. La sphère n'est pas toujours de la même couleur, elle passe par toutes les nuances du gris au noir : parfois, et ce sont les moments les plus intéressants, la sphère bascule, laissant place à une cavité sphérique, à une vide entièrement privé de lumière. Il arrive que la sphère s'absente quelque temps, mais rarement plus d'une dizaine de jours. Elle réapparaît à l'improviste, à n'importe quelle heure, sans raison compréhensible, comme si elle revenait de voyage, comme après une absence légèrement coupable quoique convenue. Il a l'impression que la sphère fait semblant de présenter ses excuses, mais qu'elle est en réalité ironique et, même innocemment, maligne. Il fut un temps où, par la violence, il tenta d'effacer de sa vie cette présence révulsive ; mais la sphère est taciturne, insaisissable, à moins qu'elle ne décide elle-même de frapper ; elle provoque alors dans la partie du corps qu'elle atteint, une douleur opaque, sombre, déchirante. Quoi qu'il en soit, la manifestation typique de l'hostilité de la sphère consiste à s'interposer entre lui et quelque chose qu'il essaie de voir ; dans ce cas, la sphère est susceptible de devenir minuscule, une bille turbulente qui danse et s'esquive devant ses yeux. Il est une fois de plus tenté d'affronter la sphère avec une soudaine brutalité, comme s'il ignorait que, de par sa constitution il est impossible de l'atteindre  ; ou bien il envisage de s'enfuir, de recommencer sa vie en un lieu que la sphère ne connaît pas. Mais il ne croit pas que cela soit possible ; il pense qu'il doit convaincre la sphère de ne pas exister, et il sait que pour la conduire à cette progressive séduction du néant, il lui faut emprunter une voie lente, patiente, labyrinthique, et faire preuve d'ingéniosité et de minutie.

 

 

Giorgio Manganelli, Centurie (cent petits romans fleuves), prologue de Italo Calvino, traduction Jean-Baptiste Para, éditions W, 1985, p. 183-184.

02/04/2013

Cole Swensen, Le Nôtre

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Dédales et labyrinthes

 

Et parfois c'est toi la porte.

 

Au-dedans de la pierre

 

il y a un petit dédale. Fais une liste. Fais pour chaque nuance de vert et

 

une certaine disposition des os qui fait mal

est un vrai labyrinthe,

dit Madame de Sévigné, l'âme de Fouquet

 

par exemple, l'homme a pour corps un jardin

et tous ses organes — le cœur en topiaire, et l'escalier d'eau

de l'épine dorsale.

                                On se demande si Fouquet avait vraiment l'un des deux

dit-elle ou aucun ou l'histoire est dérisoire chantait-il

 

                                                                                        une nuit fourgonnant

dans la cuisine à la recherche d'un en-cas,

il jeta un coup d'œil au carré de légumes

par la fenêtre de l'office. Qui tournait en spirale, longueur sur largeur,

 

largeur sur longueur moins la largeur. Les planètes

sont en relation étymologique avec les plantes qui se divisent

en moments soigneusement proportionnés lorsqu'il

se retourna et vit la cuisinière qui le fixait,

« Monsieur,

                      il fait nuit et tous les vergers

suivent

la figure parfaite du quadrille ».

Fouquet

suivit son regard en disant,

« Mon âme est un labyrinthe. Madame de Sévigné l'a dit, et ça me rend triste. »

 

Cole Swensen, Le Nôtre, traduction de Maïtreyi et Nicolas Pesquès, José Corti, 2013.