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29/07/2014

Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes

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Quand tes yeux conquerans estonné je regarde,

J’y veois dedans à clair tout mon espoir escript ;

J’y veois dedans Amour luy mesme qui me rit,

Et m’y mostre, mignard, le bon heur qu’il me garde.

 

Mais, quand de te parler par fois je me hazarde,

C’ets lors que mon espoir desseiché se tarit ;

Et d’avouer jamais ton œil, qui me nourrit,

D’un seul mot de faveur, cruelle, tu n’as garde.

 

Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que je dis :

Ce sont ceux là, sans plus, à qui je me rendis.

Mon Dieu, quelle querelle en toi mesme se dresse,

 

Si ta bouche & tes yeux se veulent desmentir ?

Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les despartir,

Et que je prenne au mot de tes yeux la promesse.

 

Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes,

 Introduction, bibliographie et notes par Louis Desgraves,

William Blake and C°, 1991, II, p. 154.

 

27/07/2014

Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide augures

fabienne raphoz,oiseaux,merle

Dessin de Ianna Andréadis

 

                    Au merle de mon jardin

 

                                                           (avec l’aide de quelques-uns)

 

Le merle de mon jardin est un oiseau commun

                mais c’est le merle de mon jardin ;

le merle de mon jardin est un oiseau commun

                mais j’ai aussi treize manières de le regarder ;

le merle de mon jardin est un oiseau commun

                 mais il est à lui seul le voyage tout entier ;

le merle de mon jardin n’est ni le ciel ni la terre

                 mais il les réunit ;

il n’y a pas d’ailleurs de son monde pour l’être-là merle

du merle de mon jardin ;

parfois je suis un peu le merle de mon jardin

                  car je le suis des yeux ;

ainsi, pour le dire autrement, l’œil du merle de mon

jardin et mon regard ne font qu’un, mais j’ai moins

d’acuité pour observer le merle de mon jardin

                         qu’il n’en a pour me regarder depuis le

                          pommier ;

les ancêtres du merle de mon jardin volaient

                  avant les ancêtres de la chauve-souris ;

les ancêtres dinosaures du merle de mon jardin ne se

sont pas éteints,

                  ils se sont envolés ;

le merle de mon jardin contrairement à la mouche du pré

                  ne met pas ses pattes sur sa tête ;

dans la syrinx du merle de mon jardin,

                  il y a un peu du Solitaire masqué de Monteverde ;

jaune vif le bec du mâle merle noir : tordus merula de mon jardin

                   comme ceux de tous les mâles merles tordus  sp

du monde sauf le bec du mâle Merle du Maranon Tordus maranonicus

du mâle merle cul-blanc Tordus obsoletus  et du mâle Merle

Haux-Well Tordus  hauxwelli   

 

Une année, le merle de mon jardin a fait son nid quasi

sous mon nez ;

le merle de mon jardin mange souvent des baies de lierre au-dessus

de mon nez sur le gros mur moussu de mon jardin, l’été ;

le merle de mon jardin, comme le piapiateur noir de

Jacques Demarcq,

                  piapiate et tuititrix, son chant résonne refluifluité ;

le merle de mon jardin comme Jacob de Lafon soi-même

                 aime penser les choses par deux : baie et chat,

                 air et froid, œuf et bec, eux et eux, mais à

                  l’inverse de Jacob de Lafon il n’associe rien à

l’arôme du noyau ; 

le merle de mon jardin, comme le merle de Ianna

(Andréadis)

                        peut rester longtemps immobile et regarder  de

                        biais ;

comme Claude Adelen, j’ai tutoyé l’aire du merle de mon jardin

                        en vain ;

le merle de mon jardin se tait à la mi-juillet

                        mais garde son sale caractère — je l’appelle souvent

le pipipissed off merle de mon jardin parce que j’ai un rapport passionnel avec la langue anglaise et le merle de mon jardin ;

le merle de mon jardin se merle de tout c’qui s’passe et passe dans mon jardin ;

le merle de mon jardin aime que je parle de lui et me le fait savoir par un petit

puiitpitEncore, puitpitEncore ;

chaque hiver j’espère que le froid ne tuera pas le merle de mon jardin ;

le merle de mon jardin et moi sommes assez semblables

   à une petite différence près :

                         un jour le merle de mon jardin comme le Merle de Grand Caïman éteint

je le chialerai

 

Ceci étant :

le merle de mon jardin n’est sûrement pas mon merle comme mon jardin n’est finalement pas mon jardin mais le monde du merle de mon jardin et de quelques-uns, pendant l’été pendant l’hiver, par instants, ou bien alors, durant toute l’année, comme le merle de mon jardin : le milan, la buse, le faucon, le martinet, le coucou, le pic, la corneille, le geai, la pie, la pie-grièche, le rougegorge, la grive, l’hirondelle, le verdier, la mésange, le rougequeue, le pinson, le serin, la bergeronnette, le grosbec, la fauvette, le gobemouche coche de mon jardin , le grimpereau, le chardonneret, la sitelle, le tarin, le moineau, le troglodyte, le bruant ; mais aussi le renard, le hérisson, l’écureuil, la taupe, le mulot, l’épeire, le faucheux, le lézard, la couleuvre, l’argus, la piéride, le nacré, la petite tortue, le myrtil, le macaon, le cétoine, le capricorne, le carabe, l’apion, le clairon, le criocère, le hanneton, le bousier, le taupin, le gendarme, la punaise, le criquet, la sauterelle, la guêpe, le frelon, l’abeille, le bourdon, le syrphe, la mouche, la cordulie, mais encore la verge d’or, la gesse, la balsamine, le trèfle, l’œillet, la centaurée, le millepertuis, la carotte sauvage, le coquelicot, la reine des prés, la scabieuse, l’hortie, le cornouiller, le frêne, le noisetier, le noyer ; et tous les autres que je n’sais même pas nommer, que j’n’ai même pas vu ou que j’ai acclimatés à mon jardin à l’inverse du merle de mon jardin qui lui a choisi mon jardin.

 

(Bonnaz, août 2009)

 

 

Fabienne Raphoz, Jeux d’oiseaux dans un ciel vide  augures, Dessins de Ianna Andréadis, Genève, éditions Héros-Limite, 2011, p. 158-161.

26/07/2014

Edmond Jabès, Je bâtis ma demeure

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                      Chanson du dernier enfant juif

 

Mon père est pendu à l’étoile,

ma mère glisse avec le fleuve,

ma mère luit

mon père est sourd,

dans la nuit qui me renie,

dans le jour qui me détruit.

La pierre est légère.

Le pain ressemble à l’oiseau

et je le regarde voler.

Le sang est sur mes joues.

Mes dents cherchent une bouche moins vide

dans la terre ou dans l’eau,

dans le feu.

Le monde est rouge.

Toutes les grilles sont des lances.

Les cavaliers morts galopent toujours

dans mon sommeil et dans mes yeux.

Sur le corps ravagé du jardin perdu

fleurit une rose, fleurit une main

de rose que je ne serrerai plus.

Les cavaliers de la mort m'emportent.

Je suis né pour les aimer.

  

Edmond Jabès, Chanson pour le repas de l’ogre, dans Je bâtis ma demeure, Poèmes 1943-1957, Préface de Gabriel Bounoure, postface de Joseph Guglielmi, Gallimard, 1959, p. 69.

 

Autour d’un mot comme autour d’une lampe. Impuissant à s’en défaire, condamné, insecte, à se laisser brûler. Jamais pour une idée mais pour un mot. L’idée cloue le poème au sol, crucifie le poète par les ailes. Il s’agit, pour vivre, de trouver d’autres sens au mot, de lui en proposer mille, les plus étranges, les plus audacieux, afin qu’éblouis, ses feux cessent d’être mortels. Et ce sont d’incessants envols et de vertigineuses chutes jusqu’à l’épuisement.

 

Parler de soi, c’est toujours embarrasser la poésie.

 

Il y a des êtres qui, leur vie durant, sont demeurés la tache d’encre au bout d’une phrase inachevée.

 

Un jour, la poésie donnera aux hommes son visage.

 

Le lecteur seul est réel.

 

La poésie est fille de la nuit. NOIRE. Pour la voir il faut ou braquer sur elle une lampe de poche — c’est pourquoi, figée dans sa surprise, elle apparaît à nombre de po ètes comme une statue — ou bien, fermer les yeux pour épouser la nuit. Invisible, puisque noire dans le noir, pour se manifester à vous, la poésie fera usage alors, de sa voix. Le poète se laissera fléchir par elle. Il ne s’étonnera plus lorsque, confiante, cette voix, pour lui, prendra la forme d’une main : il lui tendra les siennes.

 

Lorsque les hommes seront d’accord sur le sens de chaque mot, la poésie n’aura plus de raison d’être.

 

À l’approche du poème, aurore et crépuscule redeviennent la nuit, le commencement et le bout de la nuit. Le poète y jette alors son filet, comme le pêcheur à la mer, afin de saisir tout ce qui évolue dans l’invisible, ces myriades d’êtres incolores, sans souffle et sans poids, qui peuplent le silence. Il s’emparera, par surprise, d’un monde défendu dont il ignore les limites e tla puissance et surtout l’ empêchera, une fois pris de périr ; les êtres qui le composent, comme les poissons,  préférant la mort à la perte de leur royaume.

 

Hanté par chaque ombre perpétuée indéfiniment, il déchire un rideau de velours, paupière du secret.

 

La poésie n’a qu’un amour : La poésie.

 

Edmond Jabès, Les mots tracent, dans Je bâtis ma demeure, Poèmes 1943-1957, Préface de Gabriel Bounoure, postface de Joseph Guglielmi, Gallimard, 1959, p. 156, 157, 158, 158, 159, 163, 164, 165, 165.

25/07/2014

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé

                                                                     Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, poèmes d'amour

                          Quatre poèmes d’amour

 

                                           Si quelqu’un sourit

 

Si quelqu’un sourit à te voir,

s’il te regarde avec bonheur,

c’est que ton corps n’a plus la force

de lui cacher, derrière toi, le mur.

 

Enfant qui tète sa mère,

bientôt sa mère le détestera,

avant de lui ôter la tête.

 

Les yeux commencent par un point,

la douleur les allonge vers le bas,

le regard tire d’eux l’horizon,

et il faut compléter le triangle

toute sa vie, avec les mains.

 

Ce qui sort de ta bouche,

c’est d’abord la fumée d’une cigarette ;

et puis c’est tout le reste.

 

 

       Si tu es en première

 

 

 

Si tu es en première

quand je suis en seconde

qu’est-ce donc qui s’est décoiffé ?

Où est la brosse, où est le peigne, où est le vent ?

où est la chevelure ?

 

Soleil, par qui les feuilles sont des lampes transparentes.

Orgueil, par qui les filles montent dans les wagons rouges.

Honte, qui donne à l’homme une allumette vite éteinte.

 

Quand de l’eau entre dans la noix

par la fente de sa coquille,

chaque moitié sur l’eau qui noie

bientôt peut-être flottera.

 

Si je monte au Palais-Royal,

quand tu descends au Châtelet,

les rails restent si parallèles

qu’on voudrait être des roues.

 

 

       Parfois, d’un moment

 

Parfois, d’un moment, tu peux dire

qu’il est huit heures,

ou que c’est le moment de remonter ta montre.

 

Mais tu diras bien autre chose

Pour peu qu’à ce moment un autocar t’écrase.

 

Or, il y a toujours

quelque chose qui nous écrase,

ne serait-ce que notre poids.

 

Et ce qui nous écrase,

comme un autocar, est parfois

plein de militaires joyeux.

À tout moment ,

il faut les mentionner aussi.

  

          Je lui ai crié

 

Je lui ai crié :

Madame ! Madame !

Votre parapluie,

je crois, s’est ouvert.

 

Fallait-il plutôt

ne pas le lui dire ?

le fermer de force ?

ne pas l’avoir vu ?

se mettre en colère ?

 

L’aurais-je quittée

de toute manière

aussi las de vivre ?

 Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé,            Gallimard, 1966, p. 79-82.

24/07/2014

Franck Venaille, Chaos

    

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Amères sont nos pensées sur la vie Amè-

Res sont-elles ! Il suffit — ô amertume ! —

D’un instant, tel celui où ce cerf-volant

Échappant à l’enfant se brises sur les gla-

Ciers du vent pour que disparaisse ce

Bonheur d’aller pieds nus sur le sable

Amers de savoir que ce sont sur des éclats

De verre que nous marchons. Que nous

Nous dirigeons, chair à vif, vers la mort —



 

 

On naît déjà mort

 

Ah ! ce mur d’anxiété

            qui

      peu à peu

      m’enserre

 

         ALORS

 

            que

je demande simplement à quitter la scène

      fut-ce par la sortie bon secours

 

Ce sont toujours les mêmes qui pratiquent l’autopsie

De leur propre corps

Cela tient du cheval vapeur ouvert dégoulinant de viscères

noirs.

 

          Rien !

     On naît rien.

 

     Vite on recoud vite le cadavre vite !

 

   déjà fané avant l’heure légale —

   

           Vite !

 

 

Franck Venaille, Chaos, Mercure de France, 2006, p. 57 et 90.

23/07/2014

Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie

 

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   Je préviens que j’emploierai ce mot [poète] au sens large des anciens ; non pas du faiseur de vers — qui n’en a plus aucun pour nous — mais désignant tout artiste dont l’ambition et le but sont de créer, par une œuvre esthétique faite de ses propres moyens une émotion particulière que les choses de la nature, à leur place, ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme. En effet, si les spectacles de la nature étaient capables de vous procurer cette émotion-là, vous n’iriez pas dans les musées, ni au concert, ni au théâtre, et vous ne liriez pas de livres. Vous resteriez où et comme vous êtes, dans la vie, dans la nature. Ce que vous allez chercher au théâtre, au musée, au concert et dans les livres, c’est une émotion que vous ne pouvez trouver que là — non pas une de ces émotions sans nombre, agréables ou pénibles, que vous dispense la vie, mais une émotion que l’art seul peut vous donner.

 

   Il n’y a plus personne aujourd’hui pour croire que les artistes apprennent leur art et leur métier dans la nature. En admettant qu’elle soit, comme on l’a dit, un dictionnaire, ce n’est pas dans un dictionnaire que l’on apprend à s’exprimer. […] C’est par les toiles des maîtres que sont d’abord émus les jeunes peintres, par les poèmes des aînés que sont remués, blessés à vie, les futurs grands poètes.

 

   […] les vrais poètes ne peuvent prouver la poésie qu’en poétisant, si je puis dire. Pour moi, à qui certains prestigieux moyens n’ont pas été très libéralement départis, je suis bien obligé de m’y prendre autrement. On a souvent dit et répété que la poésie, comme la beauté, était en tout et qu’il suffisait de savoir l’y trouver. Eh bien non, ce n’est pas du tout mon avis. Tout au plus accorderai-je que la poésie n’étant au contraire nulle part, il s’agit précisément de la mettre là où elle aura le plus de chance de pouvoir subsister. — Mais aussi, qu’une fois admise la nécessité où l’homme s’est trouvé de la mettre au monde afin de mieux pouvoir supporter la réalité qui, telle qu’elle est, n’est pas toujours très complaisamment à notre portée, la poésie n’a pas besoin pour aller à son but de tel ou tel véhicule particulier. Il n’y a pas de mots plus poétiques que d’autres. Car la poésie n’est pas plus dans les mots que dans le coucher du soleil ou l’épanouissement splendide de l’aurore — pas plus dans la tristesse que dans la joie. Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l’âme humaine, quand ils ont transformé le coucher du soleil ou l’aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans cette transmutation opérée sur les choses par la vertu des mots et les réactions qu’ils ont les uns sur les autres dans leurs arrangements — se répercutant dans l’esprit et la sensibilité. Ce n’est pas la matière dont la flèche est faite qui la fait voler — qu’importe le bois ou l’acier — mais sa forme, la façon dont elle est taillée et équilibrée qui font qu’elle va au but et pénètre et, bien entendu aussi, la force et l’adresse de l’archer.

 

 

Pierre Reverdy, Sable mouvant, Au soleil du plafond, La Liberté des mers, suivi de Cette émotion appelée poésie, édition d’Étienne-Alain Hubert, Poésie / Gallimard, 2003, p. 94-95, 96, 107-108.

21/07/2014

Jacques Réda, Les Ruines de Paris

 

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   Car finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.

 

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.

20/07/2014

Guennadi Aïgui, Dernier ravin

 

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                                    Dernier ravin

                                       (Paul Celan)

                                                                                                                                                                                  à Martine Broda

 

Je monte ;

ainsi, en marche,

un temple

se construit.

Vent de fraternité, — et nous, en ce nuage :

moi (et un mot inconnu,

comme hors de mon esprit) et l’armoise (cette amertume inquiète

qui près de moi m’enfonce

ce mot)

armoise.

Argile,

sœur.

Et, de tous les sens, le seul étant, inutile-essentiel,

là (dans ces mottes tuées),

comme un nom inutile. Ce

mot-là me tachant, lorsque je monte

dans la très simple (comme un feu) illumination,

pour se marquer — marque dernière au lieu

de la cime ; elle —

vide (tout est déjà donné)

visage : comme un lieu sans-douleur

dans un surplomb — un au-dessus l’armoise

(…

Et

la forme

resta

inaperçue

…)

et le nuage :

plus aveugle qu’acier (une-arme-non-visage)

le fond — inerte ; la lumière

comme jaillie d’une pierre béante.

Toujours plus

haut.

 

Guennadi Aïgui, Hors-commerce Aïgui, textes réunis et traduits par André Markowicz, Le Nouveau Commerce, 1993, p. 99-100.

19/07/2014

Hilde Domin, À quoi bon la poésie aujourd’hui

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        Hilda Domin (1909-2006)

 

  À quoi bon la poésie aujourd’hui

 

 

 

À quoi bon la poésie aujourd’hui ? Pourquoi lire de la poésie, pourquoi écrire des poèmes ? Poser cette question, c’est presque sous-entendre : aujourd’hui encore — comme si hier, ce pourquoi nous avons à nous excuser aujourd’hui avait eu, peut-être, un sens.

Deux réponses extrêmes sautent à l’esprit, négatives toutes les deux. La première récuse la question : il n’y a pas d’ « à quoi bon » qui fasse, la poésie, comme toute forme d’art, est à elle-même son propre but. Aujourd’hui et toujours. Or c’est bien là l’enjeu : tout ce qui importe vraiment est à soi-même sa propre fin, donc à la fois inutile et essentiel. Et peut-être même plus essentiel aujourd’hui que jamais. La poésie aussi. Il s’agira bien d’avancer ici la preuve de cette nécessité, d’explorer ce qu’elle peut signifier.

La seconde réponse récuse l’objet : à l’époque où nous vivons, il convient de s’occuper de choses plus utiles, il convient de « changer le monde ». Or, dit-on, l’art ne change pas le monde. On ferait bien de se plonger dans les pages politiques des journaux au lieu de lire ou d’écrire des poèmes. Proposition qui non seulement ne représente pas une véritable alternative, mais au fond, se borne à reprendre le postulat d’Adorno, répété à satiété et démenti depuis longtemps, selon lequel la poésie aurait été rendue impossible par Auschwitz. Autrement dit, la poésie ne saurait être à la hauteur de la réalité particulière de notre temps.

Je répète ma question tout en la précisant : la poésie a-t-elle encore une fonction dans la réalité de notre vie moderne ? Et si oui, laquelle ?

Formulé de la sorte, notre sujet sera : poésie et réalité. Ou encore : poésie et liberté.

Car pour peu que l’on envisage la poésie comme un exercice de liberté, on rejoint déjà l’autre question, celle de la transformation de la réalité. Au contraire de l’art, en effet, la transformation de la réalité n’est pas une fin en soi, mais elle est au service de la liberté potentielle de l’homme, au service de son humanité. Sinon, elle est sans intérêt. Dans ce sens, les deux questions tournent autour du même axe.

En tout cas, c’est la réalité qui est en cause. Je citerai Joyce, qui annonçait sa décision de se vouer à l’écriture dans les termes suivants : « I go to encounter for the millionth time the reality of experience [Je vais affronter pour la millionième fois la réalité de l’expérience] ».

Jamais encore, semble-t-il, la réalité n’a été aussi perfide que celle qui nous entoure aujourd’hui. Elle menace de détruire la réciprocité entre elle et nous, elle menace, d’une manière ou d’une autre, de nous anéantir. C’est le danger le plus subtil qui semble presque le plus inquiétant : il existe sans exister. Tout le monde en parle. Personne ne le rapporte à soi. Ce danger s’appelle la « chosification », c’est notre métamorphose en une chose, en un objet manipulable : la perte de nous-mêmes.

La poésie peut-elle encore nous aider à affronter une telle réalité ?

[…]

                                                   *

 

Le poète nous offre une pause pendant laquelle le temps s’arrête. C’est-à-dire que tous les arts offrent cette pause. Sans cette « minute pour l’imprévu », selon la formule de Brecht, sans ce suspens pour un « agir » d’une autre sorte, sans la pause pendant laquelle le temps s’arrête, l’art ne peut être ni accueilli, ni compris, ni reçu. Sur ce point, l’art s’apparente à l’amour : l’un et l’autre bouleversent notre sentiment du temps.

C’est à partager une expérience non pas identique mais similaire, que les différents arts nous invitent sur l’île de leur temporalité spécifique — cette île dont on parle régulièrement et qui existe déjà chez Mallarmé et Hofmannsthal, l’île qui surgit au milieu du tourbillon de la vie active pour n’exister que quelques instants, le temps de reprendre haleine. Qu’offre donc la poésie, sur le sol précaire qui affleure ici : ce singulier mariage de rationalité et d’excitation, cet art de la parole et du non-dit ?

La poésie nous invite à la rencontre la plus simple et la plus difficile qui soit : la rencontre avec nous-mêmes. […] La poésie ne donne que l’essence de ce qui arrive aux hommes. Elle nous relie à la part de notre être qui n’est pas touchée par les compromis, à notre enfance, à la fraîcheur de nos réactions. Je dis « de nos réactions » pour ne pas dire de notre émotion, bien que je rejoigne ici un poète aussi froid et cérébral que, par exemple, Jorge Guillén. « Tu niñez / Ya fábula de fuentes » — « ton enfance / déjà légende de sources ». Et du fait que la poésie nous relie à nous-mêmes, à notre propre moi, elle nous relie aussi aux autres, elle nous restitue notre aptitude à communiques. C’est cela, à mon avis, que la poésie peut nous offrir — à une degré plus haut que tout autre art, et que tout autre occupation de l’esprit.

 

Hilde Domin, "À quoi bon la poésie aujourd’hui", traduit de l’allemand par Marion Graf, dans La Revue de belles-lettres, éditons Médecine et Hygiène, Chêne-Bourg (Suisse), 2010, I-2, p. 233-234, 235 et 236.

 

18/07/2014

Fernando Pessoa, Bureau de tabac

 

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                     Tabacaria

          

 Não sou nada.

Nunca serei nada.

Não posso querer ser nada.

A parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.

 

Janelas do meu quarto,

Do meu quarto de um dos milhões do mundo que ninguém sabe quem é

(E se soubessem quem é, o que saberiam ?)

Dais para o mistério de uma rua cruzada constantemente por gente,

Para uma rua inacessível a todos os pensamentos,

Real, impossívelmente real, certa, deconhecidamente certa,

Com o mistério das coisas por baixo das pedras e dos seres,

Com a morte a pôr humidade nas paredes e cabelos brancos nos homens,

Com o Destino a conduzir a carroça de tudo pela estrada de nada.

 

Estou hoje vencido, como se soubesse a verdade.

Estou hoje lúcido, come se estívesse para morrer,

E não tivesse mais irmandade com as coisas

Senão uma despedida, tornando-se esta casa e este lado da rua

A fileira de carruagens de um comboio, e uma partida apitada

De dentro da minha cabeça,

E uma sacudidela dos meus nervos e um ranger de ossos na ida.

 

[…]

 

          Bureau de tabac

 

Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde, dont personne ne sait

     qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?),

Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,

Une rue inaccessible à toutes pensées,

Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,

Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.

 

 Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir

Et n’avais d’autre intimité avec les choses

Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet

À l’intérieur de ma tête,

Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.

 […]

 

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, [édition bilingue] traduit par Rémy Hourcade, préface de A. Casais Monteiro, postface de Pierre Hourcade, illustré par Fernando de Azevedo, Le Muy, éditions Unes, 1993, p. 37-38 et 15-16.

 

 

 

           Bureau de tabac

 

 Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça j’ai en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

De ma chambre abritant un de ces millions au monde dont nul ne sait qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?)

Vous donnez sur le mystère d’une rue constamment remplie de gens qui se croisent,

Sur une rue inaccessible à la moindre pensée,

Réelle, impossiblement réelle, exacte, inconnaissablement exacte,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui met du moisi sur les murs et des cheveux blancs sur les hommes,

Avec le Destin conduisant la charrette de tout sur la route de rien.

 

 

Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide, comme si j’allais mourir,

Et sans avoir d’autre fraternité avec les choses

Qu’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer et un sifflet de départ

Retentissant dans ma tête,

Et une secousse de mes nerfs et un crissement d’os au moment de partir.

 

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, dans Œuvres poétiques, traduction par Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Cãmara Manuel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 362-363.

16/07/2014

Malcolm Lowry, Poèmes, traduction de Jean Follain

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              Nulle poésie

  

Nulle poésie à vivre là.

Vous êtes ces pierres mêmes, ces bruits ceux de vos esprits

Les ferraillants tramways grondeurs et les rues qui mènent

Au bar de vos rêves où le désespoir siège

Ne sont que rues et tramways : la poésie est ailleurs.

Cinémas et boutiques une fois abandonnés

On les regrette. Puis plus. Étrangement hostiles

Semblent les nouveaux points de repère marquant ici et         [maintenant.

 

Mais allez du côté de la Nouvelle-Zélande et vers les Pôles,

Ces pierres s'avivront, ce bruit sera chant,

Le tramway bercera l'enfant qui dort

Et aussi celui qui court toujours, dont vogue la nef

Mais qui jamais ne peut retourner au pays mais doit rapporter

À Illion d'étranges et sauvages trophées.

 

Malcolm Lowry, Poèmes, traduction de Jean Follain, dans "Les

Lettres nouvelles", juillet-aoùt 1960, p. 91.

15/07/2014

Valérie-Catherine Richez, Précipités

 

                         jean ristat,le théâtre du ciel,une lecture de rimbaud,verlaine,mort,ciel,amour

J'étais perchée sur ce miroir zébré de griffures. L'endroit où les blessures remontent à la surface. Sous l'eau miroitantes je voyais tournoyer les poissons carnassiers. Je me souvenais d'eux. Le les appelais par leurs noms. Dents acérées. Rien ne pourrait nous consoler. À certaines heures on aurait voulu tout renier. On se roulait sur le sol jusqu'à peser des pierres. Jusqu'à chuter.

 

Chaque nuit on jette un corps.

 

Bancs de lueurs flottantes passant comme des nuées dans la mer, glissant sans bruit sur nos paupières — Peut-être ne devrions-nous jamais parler que de cette nuit où nous marchons, jusqu'à la vider entièrement de son sens. Jusqu'au silence. Prendre si souvent chaque avenue, chaque rue, chaque ruelle, qu'on sache les parcourir les yeux fermés. Et chaque fois nous-mêmes, courants d'air comme usés, épuisées, incréés.

 

Quelqu'un qu'on ne verra jamais.

 

Valérie-Catherine Richez, Précipités, éditions isabelle sauvage, 2014, p. 5-6.

14/07/2014

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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              À l'Etna

 

Etna — j'ai monté le Vésuve...

Le Vésuve a beaucoup baissé :

J'étais plus chaud que son effluve,

Plus que sa crête hérissé...

 

— Toi que l'on compare à la femme...

— Pourquoi ? — Pour ton âge ? ou ton âme

De caillou cuit ?... — Ça fait rêver...

— Et tu t'en fais rire à crever !

 

— Tu ris jaune et tousses : sans doute,

Crachant un vieil amour malsain ;

La lave coule sous la croûte

De ton vieux cancer au sein.

 

— Couchons ensemble, Camarade !

Là — mon flanc sur ton flanc malade :

Nous sommes frères, par Vénus,

Volcan !...

                Un peu moins... un peu plus...

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, édition établie

par Pierre-Olivier Walzer, dans Charles Cros,

Tristan Corbière, Œuvres complètes, Pléiade,

Gallimard, 1970, p. 784-785.

13/07/2014

Antoine Emaz, Jours

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2. 03. 08

 

la peur

la mémoire noire

on ne la rappelle pas

elle vient

quand elle veut

ou peut-être au signal

d'un ultra-son de vivre

 

elle remonte

on lui fait sa place

sans parler

 

on attend qu'elle reparte

par le premier train de nuit

 

le plus souvent

quand on l'entend venir

on commence par prendre un verre

et s'occuper de tout et rien

histoire

d'espérer qu'elle passera

à quelques pas

sans voir

 

on la sait bête

taupe

 

parfois ça marche

on ne la revoit plus

 

elle ne faisait que passer

elle a jeté son froid

rappelé assez que l'on était

poreux

[...]

 

Antoine Emaz, Jours, éditions En Forêt /

Verlag Im Wald, 2003, p. 109 et 111.

12/07/2014

Guy Goffette, Éloge pour une cuisine de province

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La visite de Rembrandt

 

 

La nuit a volé

son unique lampe à la cuisine

piégé dans la vitre

celui qui se tait

debout dans la tourbe des mots

Il brûle à feu très doux

l'obscure enveloppe du silence

(comme ces collines sous la cendre

réchauffent l'aube de leur mufle)

et pour la première fois peut-être

son visage d'ombre est toute la lumière

et parle pour lui seul

 

Guy Goffette, Éloge pour une cuisine de province,

postface de Jacques Borel, Champ Vallon, 1988, p. 25.